Histoire

[Série] Les aventuriers de la colonisation

Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècles, la prise de contrôle de vastes territoires africains par la France a attiré vers le Sud nombre de colons aux motivations variées. Parmi eux, une poignée d’originaux parfois idéalistes, fuyant l’Europe à la recherche d’une vie nouvelle. Et qui connurent des destins exceptionnels.

Par  - à Tunis
Mis à jour le 7 septembre 2023 à 12:10
 
 

 srieJA

 

De g. à dr., Isabelle Eberhardt, Francois Élie Roudaire, Alexandra David-Néel, Henri Gustave Jossot. © Montage JA; DR; Albert Harlingue/Roger-Viollet; MARY EVANS/SIPA; PVDE/Bridgeman Images

 

En 1869, le royaume de Tunis est placé sous le contrôle d’une commission financière internationale présidée par la France. En 1878, la conférence diplomatique de Berlin met la Tunisie dans l’orbite de la France. En 1881, une offensive de l’armée française depuis l’Algérie accélère la mise du pays sous protectorat français à partir du 12 mai. Dès lors, la Tunisie devient un territoire que le nouvel occupant s’emploie à découvrir avec l’envoi de militaires sur le terrain, mais également par une présence accrue de l’Église, qui se déploie avec l’installation des colons.

L’Afrique du Nord n’est ni tout à fait une province, ni un satellite de Paris. Néanmoins, la France s’installe en cette fin de XIXe siècle fort remuant, foisonnant d’avancées scientifiques, bouillonnant d’idées nouvelles et vecteur d’utopies. La colonisation semble alors un fait naturel et ne rencontre pas de réelles critiques.

Roudaire, David-Néel, Eberhardt et Jossot

Pour certains, l’expansion permet d’imposer un point de vue civilisationnel et de concurrencer les autres empires qui, ironie de l’histoire, s’écrouleront les uns après les autres dès le début du XXe siècle. D’autres, sensibles à la vogue orientaliste – cet « Orient créé par l’Occident », selon Edward Said – s’imaginent que ces nouveaux espaces sont non seulement à découvrir mais constituent un eldorado, une sorte de terre promise pour les désenchantés, les marginaux ou les renégats du Vieux Continent.

L’Afrique du Nord devient la porte des possibles : des voyageurs, des écrivains, des peintres avec leur chevalet puis des photographes la franchissent. Chacun accomplira un voyage singulier. En Tunisie, Chateaubriand et Alexandre Dumas ne sont que des précurseurs. Ils ouvrent la voie à des figures illustres, comme Jules Verne ou de nombreux peintres et des milliers d’anonymes.

Jeune Afrique a brossé les portraits de quatre d’entre eux : François Élie Roudaire, Alexandra David-Néel, Isabelle Eberhardt et Henri Gustave Jossot. Quatre aventuriers, intrigués par ces nouveaux territoires, leurs habitants, leurs coutumes, leur religion, qui sont venus tenter leur chance au sud de la Méditerranée. Avec des fortunes diverses et en se heurtant à bien des problèmes. Avec naïveté aussi et parfois sans se rendre compte de ce qu’impliquait la mise sous tutelle de ces terres africaines. Mais avec empathie et sincérité.

Tous les épisodes de notre série :

À LIREFrançois Élie Roudaire, le creuseur de mers

Alexandra David-Néel, de Tunis au Tibet

Isabelle Eberhardt, appelez-la « Mahmoud Saadi »

Henri Gustave Jossot, un anarchiste à Tunis

Comment Outel Bono, opposant à l’ex-président tchadien Tombalbaye, a été assassiné à Paris en 1973 (1/2)

Il y a 50 ans, le 26 août 1973, l’opposant tchadien Outel Bono était assassiné en plein Paris, de deux balles tirées par un tueur qui prend aussitôt la fuite. En dépit de révélations venues du Tchad, puis de l’identification par les enquêteurs d’un suspect pour le moins troublant, la procédure s’est terminée par un non-lieu en avril 1982. RFI et France 24 ont reconstitué, sur la base d’archives parfois inédites, de témoignages et de travaux de chercheurs, le fil de cette affaire. Dans ce premier volet, nous revenons sur le portrait de cet opposant gênant et les circonstances de sa mort.

Ce 21 août 1973, le docteur Outel Bono écrit à son avocat, maître Kaldor, pour l’informer des préparatifs en cours. « J’ai eu beaucoup de travail ces dernières semaines, explique-t-il, beaucoup de difficultés aussi, pour notre démarrage »L’opposant s’apprête à lancer son parti politique, le Mouvement démocratique de rénovation tchadienne (MDRT). Il veut incarner une troisième voix entre le pouvoir de François Tombalbaye, président tchadien de 1960 à 1975, et la rébellion armée du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat). Le manifeste du parti est sorti d’imprimerie. « Je vous joins un exemplaire du travail fait jusqu’ici, poursuit Bono, dont quelques éléments sont au Tchad. Demain, nous envoyons à la presse pour diffusion, pour nous placer par rapport au congrès que Tombalbaye veut tenir du 27 au 30 courant dans le but de créer un nouveau parti pour remplacer le PPT [Parti progressiste tchadien, premier nom du parti au pouvoir sous Tombalbaye, NDLR] qu’il a déclaré "dépassé historiquement" ». Après le congrès, indique l’opposant, « nous nous proposons de faire une conférence de presse pour lui répondre. »

 

La première page de la dernière lettre adressée par l'opposant tchadien, Outel Bono à à son avocat, Maître Kaldor, le 21 août 1973.
         

La première page de la dernière lettre adressée par l'opposant tchadien, Outel Bono à à son avocat, Maître Kaldor, le 21 août 1973. ©

 

 

À lire aussiLa dernière lettre d'Outel Bono à Pierre Kaldor

Outel Bono le sait, il fâche le pouvoir tchadien. « Là-bas, explique-t-il à son avocat, c’est la déconfiture totale. Il [François Tombalbaye, le président tchadien, NDLR] projette de saisir mes biens, et je pense que ce sera fait dans une quinzaine de jours quand il aura eu le manifeste sous les yeux. » La tension est telle que l’opposant pose ce qu’il qualifie de « question pratique » : « Avec quelques amis, nous nous proposons de demander officiellement asile politique au gouvernement français. Qu’en pensez-vous ? Quelle procédure suivre ? » [1]

 

Cinq jours après ce courrier, Outel Bono est assassiné rue de la Roquette, en plein Paris, tué par deux balles de 9 mm alors qu’il prenait place à bord de sa voiture, une Citroën DS 20. Le tireur s’enfuit aussitôt : il court sur la chaussée et s’engouffre dans une voiture Citroën 2CV garée dans la même rue. Le véhicule emprunte le passage Charles-Dallery en sens interdit. Les témoins qui l’ont vu s’échapper parlent d’une automobile grise ou crème et fournissent un signalement très commun du meurtrier. La police, alertée par les riverains, ne tarde pas à arriver. Outel Bono est transporté à l’hôpital Saint-Antoine où son décès est constaté dès l’arrivée.

 

Ce 26 août 1973, Outel Bono quitte son domicile de la rue Sedaine pour rejoindre sa voiture, une Citroën DS, rue de la Roquette. Le tueur le tue de deux balles de 9mm vers 9h30, puis s’engouffre dans une 2CV et s’enfuit en empruntant le passage Charles Dallery.

 

Le 26 août 1973, outel Bono quitte son domicile de la rue Sedains pour rejoindre sa voiture, une Citroën DS, rue de la Roquette.

Le tueur le tue de deux balles de 9mm vers 9h30 puis s'engouffre dans une <2cv et s'enfuit en empruntant le passage Charles Dallery. © Studio graphique FMM

 

 

Détails de la scène de crime.

 

Détails de la scène de crime. © Studio graphique FMM

 

Un opposant farouche à Tombalbaye

Qui est cet homme, suffisamment gênant pour qu’un commanditaire décide d’enclencher l’intervention d’un tueur ? Outel Bono est un intellectuel, c’est même l’un des premiers médecins tchadiens. Le parti au pouvoir PPT-RDA espérait l’intégrer dans ses instances, mais Bono n’a pas tardé à critiquer le régime de François Tombalbaye. Il a donc subi plusieurs fois les foudres du régime. Il fait partie des « conjurés du 22 mars » qui sont jugés au Tchad en 1963. « Outel Bono est condamné à mort, raconte Cyprien Boganda, auteur d’une notice biographique de l’opposant [2]. Sa femme Nadine (née Nadine Dauch), militante au sein du Parti communiste français (PCF), se mobilise pour la libération de son mari. La campagne internationale qu’elle met sur pied aboutit finalement à la libération du médecin, en août 1965. Cet épisode contribue à accroître la popularité d’Outel Bono parmi la frange la plus éduquée de la population. »

Nommé directeur de la santé publique, Outel Bono ne s’arrête pas pour autant de militer. En juin 1969, il est à nouveau condamné à la suite des propos qu’il a tenus lors d’une conférence-débat. « La culture du coton fut introduite au Tchad en 1925, s’est-il indigné. Chaque année, on nous dit que le kilo de coton a augmenté, mais on ne nous dit jamais que le niveau de vie du paysan a augmenté. » Il est ensuite de nouveau libéré par Tombalbaye.

Il décide de s’exiler en France en 1972. L’historien tchadien Arnaud Dingammadji dit qu’il est « l'adversaire politique le plus redouté » du régime [3]. La rumeur court même qu'il est sur le point de prendre la tête du mouvement rebelle du Frolinat. Mais Bono a un autre projet : créer avec ses amis un nouveau parti politique, le MDRT. Le manifeste qui est rédigé dresse sous sa couverture rouge un réquisitoire contre le régime de Tombalbaye, tout en affirmant son « désaccord » avec la « pratique politique du Frolinat ». L’attaque est sans ménagement : « Tombalbaye, qui se veut maître incontesté et incontestable, a instauré une dictature oligarchique, et une pseudo-démocratie », peut-on lire entre autres critiques. Ou plus tard : « Les multiples appels à "l’Unité nationale" lancés par Tombalbaye à des moments précis des difficultés de son régime ont tous échoué, parce que Tombalbaye est lui-même l’artisan des divisions du Tchad et de l’intolérance réelle qui se développe entre Tchadiens ces dernières années. » « TCHADIEN, TCHADIENNE, DEBOUT ! », lance finalement le texte en caractère gras… puis cet appel : « Retourne la peur et la terreur que Tombalbaye exerce contre le peuple, en terreur légitime, en justice populaire contre le régime et ses dignitaires. » [4]

 

La page de présentation du « Manifeste du peuple tchadien », du parti MDRT.

La page de présentation du « Manifeste du peuple tchadien », du parti MDRT.
 ©
Avec l'aimable autorisation de François Kaldor

 

À lire aussiLe manifeste du Mouvement démocratique de rénovation tchadienne

Les versions changeantes de Tombalbaye

Bien que Tombalbaye ait, par le passé, menacé Outel Bono de mort, le président tchadien nie toute responsabilité dans les jours qui suivent l’assassinat. Pendant la clôture du congrès fondateur du nouveau parti unique, le MNRCS (Mouvement national pour la rénovation culturelle et sociale), il déclare : « Nous ne sommes pour rien dans cet assassinat affreux et sauvage que nous condamnons. » [5] Au fil des mois, il impute la responsabilité à différents acteurs : le Frolinat, qui aurait pris ombrage de ce projet de nouveau parti politique, puis d’autres Tchadiens, amis politiques de Bono : Georges Diguimbaye et Mahamat Outhman, en lien avec un certain colonel Bayonne…

Les pistes qui sont explorées par l’enquête dans les semaines et les mois qui suivent l’assassinat ne permettent pas, pour leur part, de faire progresser l’affaire : l’emploi du temps de Bono, la veille de son assassinat, ne fournit aucun élément fort. Le chèque au porteur de cent francs retrouvé dans les poches de la victime conduit à une simple supportrice de l'opposition. Les noms agités par Tombalbaye ne conduisent manifestement à rien de tangible. Une lettre anonyme écrite à l’aide de chiffres et de lettres autocollants veut, à un moment, orienter les enquêteurs vers un architecte de la région parisienne propriétaire d’une 2CV. L’indication se révèle sans intérêt. Il faut attendre 1975 et la révélation d’un nouveau nom, en plein maquis rebelle tchadien, pour que l’enquête soit relancée.


[1] Lettre conservée dans les archives de l’avocat de Bono, Me Kaldor, aux archives départementales de la Seine-Saint-Denis sous la cote 503 J

[2] Notice BONO Outel du dictionnaire Maitron https://maitron.fr/spip.php?article184393

[3] DINGAMMADJI Arnaud, Ngarta Tombalbaye. Parcours et rôle dans la vie politique du Tchad (1959-1975), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 199

[4] Un exemplaire de ce manifeste est conservé dans les archives de l’avocat de Bono, Me Kaldor, aux archives départementales de la Seine-Saint-Denis sous la cote 503 J

[5] Agence tchadienne de presse, 31 août 1973

Cet article fait suite à une enquête menée conjointement par Kalidou Sy et Laurent Correau pour France 24 et RFI. Ce travail s’est appuyé sur des interviews, les travaux de chercheurs, et des documents d’archives conservés aux Archives nationales ainsi qu’aux archives de Seine-Saint-Denis. Les auteurs ont eu connaissance de l'existence du dossier d’enquête de la brigade criminelle de la PJ Parisienne, conservé aux archives de la Préfecture de police

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Pourquoi la carte de l’Afrique est « à l’envers » depuis 500 ans

 

L’écrasante majorité des cartes et planisphères ne rendent pas justice à l’Afrique. Présenté comme beaucoup plus petit qu’il ne l’est, distordu, le continent pâtit de représentations graphiques déformées, qui font la part belle au « Nord », surdimensionné. Décryptage, en cartes et infographies, de cette géographie coloniale.

Mis à jour le 25 août 2023 à 09:20
 
 
 carte afrique

 

La projection de Mercator, cartographe du XVIe siècle, s’est imposée comme la représentation dominante. © MONTAGE JA : Franz Hogenberg/Domaine Public

Suspendu dans l’espace à des centaines de kilomètres au-dessus du sol, à bord de la station spatiale internationale, Thomas Pesquet observe la planète comme peu l’ont fait*. Depuis là-haut, l’astronaute français peut apprécier la surface réelle des territoires et réalise que « les cartes ne rendent pas justice à l’Afrique ». Parce qu’il est impossible de représenter fidèlement un monde en trois dimensions sur des surfaces planes, chaque projection déforme les distances, les angles ou les surfaces du globe. Et, par ricochet, influence notre perception de la réalité.

Représentation dominante

L’astronaute, lui, fait référence à une projection précise : celle de Mercator. À l’origine destinée aux marins comme outil de navigation, elle s’est imposée au fil des siècles comme la représentation dominante. Pourtant, elle réduit la surface des pays proches de l’équateur, et donc de l’Afrique. Selon ses détracteurs, choisir ce fond de carte avec l’Europe en son centre contribue à mettre en scène la puissance du Vieux Continent.

Ces clichés qui collent au continent africain

Dès lors, ne doit-on pas décoloniser les cartes et opter pour une projection qui présente l’Afrique dans ses bonnes proportions ? Et comme une sphère n’a ni haut ni bas, pourquoi ne pas mettre le Nord en bas de la carte ? Pourquoi l’Europe devrait-elle être positionnée au-dessus de l’Afrique ? Changement de perspective en infographies.

*Cette infographie, que nous republions aujourd’hui, a été initialement diffusée le 25 novembre 2022.

Cliquer sur les deux liens ci-dessous pour visualiser les cartes. Ensuite, cliquer sur la carte qui paraît petite pour qu'elle trouve une taille plus lisible

 

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Vie nationale : « C’est grâce à Thomas Sankara qu’on a pu situer le Burkina Faso sur une carte », se remémore Alban Zagré, pionnier de la Révolution

Accueil > Actualités > Politique • Lefaso.net • lundi 7 août 2023 à 22h19min 
 
Vie nationale : « C’est grâce à Thomas Sankara qu’on a pu situer le Burkina Faso sur une carte », se remémore Alban Zagré, pionnier de la Révolution

 

Alban Zagré est une véritable mémoire vivante, que les secondes d’échanges ne tardent pas à révéler. En effet, en cette nuit de jeudi, 3 août 2023, le mémorial Thomas Sankara accueille une veillée-débat et projection sur l’avènement du 4 août 1983, illustre date (début de la Révolution démocratique et populaire) qui fait la fierté de contemporains et dont s’abreuvent les nouvelles générations. Le public de la soirée assiste à une projection sur la révolution, suivie d’un panel sur le thème. Alors, en propos introductifs pour camper le décor, les organisateurs (Comité international du mémorial Thomas Sankara et 2 h pour Kamita) invitent au micro, celui-là même qu’ils qualifient de mémoire vivante, Alban Zagré. Slogans et chants révolutionnaires, quelques grandes articulations…, et M. Zagré termine le bref temps qui lui est accordé, non sans avoir donné raison aux organisateurs par les ovations et autres réactions qui l’ont accompagné. Il se retire immédiatement sur le banc de ce vendeur de café qui jouxte l’aire du panel, l’allure pensive (c’est d’ailleurs de ce banc qu’il est venu pour prendre la parole). Avec une mémoire extraordinaire, qui se traduit par les détails sur les sujets d’intérêt qu’il aborde, la rigueur dans l’analyse et autres précisions… Alban Zagré a bien voulu poursuivre les échanges sur cette page de l’histoire du Burkina, notamment la Révolution, et bien au-delà. Nous vous proposons quelques extraits …, à travers cette interview.

Lefaso.net : Que vous rappelle cette nuit du 3 au 4 août 1983 ?

Alban Zagré : C’est une date historique, qui rappelle beaucoup de souvenirs, en ce sens que le quarteron qui est arrivé dans la nuit du 3 au 4 août 1983 à 21h, personne ne s’y attendait. On se préparait pour célébrer la fête de l’indépendance du pays, le 5 août, et à la surprise générale, voilà que de jeunes capitaines arrivent et renversent le régime du médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo qui était au pouvoir depuis le coup d’Etat de 7 novembre 1982. Le lendemain, le peuple burkinabè a commencé à descendre dans la rue par manifester son soutien à ces jeunes militaires-là.

A l’époque, nous étions très jeunes, mais on sentait déjà en nous, une motivation. A l’école, on nous avait mobilisés et jusqu’à ce qu’en mai 1985, le Mouvement national pionnier soit officiellement créé parce que, lorsque la Révolution est arrivée, on a commencé à mobiliser tout le monde, surtout les jeunes ; tout le monde devait adhérer au mouvement de la Révolution et apporter sa petite contribution pour qu’ensemble, nous puissions bâtir notre pays. Et tout de suite, nous y avons adhéré. Nous sommes restés pionniers jusqu’à la chute de la Révolution, le 15 octobre 1987.

Mais il faut dire qu’entre temps, les révolutionnaires ont installé dans les permanences, ce qu’on appelle le Comité de suivi des pionniers. Et tous les soirs, les pionniers venaient pour faire des mouvements ; comme si nous étions des militaires, on nous apprenait le ‘’garde-à-vous’’, le demi-tour à gauche, à droite, etc. On nous apprenait tout. Les chefs historiques de la Révolution, à savoir Thomas Sankara, Blaise Compaoré, Jean-Baptiste Lingani ou Henri Zongo, nous surprenaient parfois, individuellement, à la permanence. Comme on ne savait pas à quel moment on pouvait recevoir leur visite inopinée, on était tout temps là ; parce que des fois ils venaient même à 2h du matin, pour voir si on ne dormait pas, surtout pendant les vacances, tous les jours on était-là.

Le « Pionnier », qui était-il ?

C’est le plus jeune militant formé par la Révolution. Les pionniers étaient donc des groupes de jeunes (quatorze, quinze, seize ans …) formés pour porter les idéaux de la Révolution. La mission des pionniers était de valoriser donc l’image du pays, tant sur le plan national qu’international. Et sa devise, c’est « oser lutter, savoir vaincre, vivre en révolutionnaire, mourir en révolutionnaire, les armes à la main ! La patrie ou la mort, nous vaincrons ! ».

C’est vrai, beaucoup de parents étaient réticents, mais nous avons bravé des obstacles pour nous présenter dans le mouvement national Pionnier et au final, les parents ont estimé que ce n’est pas la peine d’empêcher les enfants ; c’est la fougue d’une jeunesse au pouvoir, qui veut mobiliser les jeunes et leur apprendre les rudiments de la Révolution. Certains parents ont donc encouragé les enfants à continuer et c’est ainsi que nous y sommes restés, jusqu’à la chute de la Révolution.

Dans le mouvement des pionniers, beaucoup ont eu la chance d’aller en Libye et à Cuba pour étudier. Moi, même si j’avais eu cette chance, mon père n’allait pas accepter (ndlr : il explique qu’étant le fils d’un ancien chef d’Etat-major général des forces armées voltaïques, à l’époque, il ne pouvait pas avoir cette autorisation pour aller en Libye ou à Cuba). Mais des camarades sont allés et sont revenus nous faire le point, surtout ceux qui sont allés en Libye (parce que ceux qui partaient à Cuba, c’était pour étudier et se faire former dans certains domaines, contrairement à ceux qui sont partis en Libye, où ils y sont restés en visite presqu’un mois et sont revenus).

De ce mouvement national Pionnier, je retiens donc beaucoup de choses. Face au fait accompli, le 15 octobre 1987, nous avions cru que Blaise Compaoré allait continuer sur la même lancée, la Révolution. Mais hélas ! Hélas ! Hélas ! Blaise Compaoré a fait semblant. Quand on pose la question aux « Sofas » ; les Sofas sont les encadreurs des pionniers, eux aussi nous disaient qu’ils ne savent pourquoi, mais que s’il y a des instructions, ils vont nous faire appel.

C’est comme cela que petit-à-petit, le mouvement national Pionnier est mort. Que voulez-vous ? C’est un nouveau régime qui est là ; la Révolution n’existe plus, Blaise Compaoré a fait semblant, uniquement pour plaire à l’Occident. C’est comme cela, ce sont des péripéties qui arrivent dans la vie, il faut les accepter. Nous (pionniers, colombes, petits chanteurs au poing levé) avons pleuré, quand on a appris que le président Sankara a été assassiné.


Pensez-vous que le mouvement national Pionnier aurait pu se poursuivre ?

Si le mouvement avait existé jusqu’à aujourd’hui, c’est sûr que le Burkina allait être un véritable havre. Ça, il ne faut pas se le cacher. A l’époque de la Révolution, nous étions présents à toutes les manifestations. Quelle que soit la manifestation, Thomas (Sankara) a exigé que les pionniers soient toujours présents pour l’exécution de l’hymne national. Et j’ai eu la chance, très jeune, de serrer la main de Thomas Sankara, quand il était Premier ministre (parce qu’il logeait dans notre secteur, villa 188, à quelques encablures du stade municipal Joseph Conombo) et encore quand il était président.

Tout cela, grâce au mouvement national Pionnier. Thomas Sankara exigeait que les pionniers viennent assurer sa sécurité, et moi, sur ce même Conseil (l’interview a eu lieu au mémorial Thomas Sankara, ndlr), en 1986, j’ai été sélectionné dans mon secteur, pour venir ici assurer sa sécurité une nuit. C’est pour vous dire à quel point, Thomas (Sankara) incarnait les slogans qu’il véhiculait. Il a toujours dit dans ses discours : « Le pouvoir appartient au peuple, c’est le peuple burkinabè qui décide. Pas un pas sans le peuple. De l’eau potable pour tous et non du champagne pour quelques-uns ».

Voilà pourquoi, il a toujours dit également que la révolution est victoire, l’échec appartient à la réaction et à la contre-révolution. Il dit que si nous ne nous battons pas, si nous ne posons pas les jalons, si nous n’inculquons pas ça dans les mentalités de nos enfants à l’école, demain, ça va être difficile. Donc, si le mouvement existait toujours, tout ce qui avait été posé comme jalons allait se poursuivre. A l’époque, il fallait nous voir : culotte et kaki fourrés, souliers, chaussures basses, béret incliné à 90°, avec un foulard accroché autour du cou. Et Thomas nous avait donné l’autorisation de nous habiller en pionniers dans les classes.

Donc, si le président Sankara était toujours vivant et que le mouvement pionnier était en activité jusqu’à ce jour, ça n’aurait pas été un gâchis ; au contraire, ça aurait été un plus qui allait permettre à la génération actuelle de comprendre véritablement, le pourquoi de la Révolution d’août 1983. Quand tu regardes cette jeunesse, qu’est-ce qu’elle sait ? Cette jeunesse-là ne sait absolument rien. C’est dommage et triste. La Révolution fait partie de l’histoire de notre pays, mais ce n’est pas enseigné dans nos écoles.

Ça vous fait de la peine de voir les jeunes dans des états d’esprit opposés aux valeurs que la Révolution voulait imprimer à la société burkinabè ?

Ah oui, ça fait très mal. Une petite anecdote. J’ai échangé avec des élèves du Lycée Marien Ngouabi, Lycée Dimdolobsom, du Lycée John Kennedy. A chacune des instances, j’ai toujours posé une seule et même question : connaissez-vous l’histoire de l’homme dont votre établissement porte le nom ? On m’a toujours répond « non ». C’est vraiment dommage. Cet état d’esprit est symptomatique de la jeunesse d’aujourd’hui. Je suis obligé de leur faire comprendre que Marien Ngouabi, c’était ce révolutionnaire, née en décembre 1939 et arrivé au pouvoir à peine 30 ans (en 1969). Et là-bas aussi (dans son pays, Congo-Brazzaville), c’était la Révolution : la patrie ou la mort, nous vaincrons ! ; les CDR, le CNR (Conseil national de la Révolution), etc.

Nous avons calqué le modèle béninois et le modèle congolais. A l’époque, Marien Ngouabi était le seul chef d’Etat au monde qui circulait en 504 (voiture modeste, ndlr) et aussi le seul chef d’Etat qui s’est s’inscrit à l’université (publique) pour préparer un diplôme en physique. Il se rendait à l’université, comme tout bon étudiant, il rentre dans l’amphi et suit les cours. Jusqu’à ce que l’impérialisme l’assassine un vendredi de 18 mars 1977, en début d’après-midi au palais présidentiel, alors qu’il était à table en train de dîner avec son épouse et deux de ses enfants. Il a été abattu par un ancien membre de sa garde présidentielle, un adjudant.

Le Lycée Dimdolobsom, pareil, ils ne connaissent pas. Alors qu’en un mot, Dimdolobsom, à l’état civil, André Augustin Dimdolobsom Ouédraogo, originaire de Sao, sur la route de Ouahigouya (route nationale N°2, ndlr), est né en 1897 et décédé en juillet 1940 tandis que John Kennedy, 35è président des Etats-Unis, née le 29 mai 1917 à Brookline, près de Boston, était un lieutenant de l’armée américaine au cours de la seconde guerre mondiale, qui deviendra président, assassiné le vendredi 22 novembre 1963 à Dallas dans l’Etat de Texas par un ancien marine. Mais, dites-moi, lorsque des élèves ne cherchent même pas à comprendre l’identité des hommes dont leur établissement porte le nom, comment peut-on qualifier un tel état d’esprit ?

J’ai demandé à ces élèves, si ailleurs, il y a des Lycées Thomas Sankara, et qu’ils apprennent que les élèves qui y fréquentent ne connaissent pas l’histoire de Thomas Sankara, est-ce que ça va leur plaire ?

Même si on ne vous enseigne pas, cherchez à connaître, c’est quand même un b.a.-ba ! Aujourd’hui, les élèves, les étudiants, la jeunesse ont tout à leur portée. Tout ! On ne peut pas tout apprendre à l’école, il faut compléter par des recherches. Moi qui vous parle, j’ai eu à discuter avec une volontaire américaine qui était-là, sur l’histoire des Etats-Unis, mais elle était complètement abasourdie. Je lui dis qu’elle ne peut pas m’enseigner l’histoire des Etats-Unis, mais que ce n’est pas sûr qu’elle connaisse l’histoire de mon pays. Je l’ai entretenue pendant plus d’une heure, elle était assise et ne pouvait plus rien dire. On ne m’a pas appris cela à l’école, c’est dans la lecture, dans mes recherches. C’est ce que la Révolution, avec à sa tête Thomas, nous a appris aussi, la culture générale, l’effort personnel. Avez-vous vu le niveau de culture et de langue de Thomas (Sankara) ? C’est cela…, pour mieux avancer dans ce monde, il faut avoir un certain niveau de culture, connaître sa propre culture et connaître celles des autres.

C’est dommage donc qu’aujourd’hui, les élèves, les étudiants, la jeunesse, ne lisent plus. Et dès lors, comment cette jeunesse peut-elle connaître l’histoire de la Révolution du Burkina ? Pourtant, que les gens veuillent ou pas, même dans 100 ans, on va toujours continuer à parler de la Révolution. Il faut que les générations qui vont venir puissent retrouver les traces du 4 août 1983, parce que ce sont des gens qui ont risqué leur vie (les quatre leaders) ; ça pouvait échouer et, le cas échéant, c’est plutôt leur communiqué nécrologique on allait diffuser.

 

 

L’issue violente du 15 octobre 1987 n’est-elle pas pour quelque chose dans la posture de la jeunesse vis-à-vis de cette page importante de l’histoire du pays, la Révolution ?

Effectivement, vous avez raison, ça a contribué ; parce qu’après le coup d’Etat, beaucoup de manuels ont été saisis dans les établissements et à l’université et brûlés par le nouveau régime : les documents de Karl Marx, Engels, Lénine, etc. Pourquoi ? Parce qu’il ne voudrait pas que cette génération s’imprègne de la Révolution. Ça a été une très grosse erreur de ceux-là même qui ont assassiné Thomas Sankara. Il fallait laisser continuer parce que les auteurs que j’ai cités étaient de grands révolutionnaires.

Votre génération a en commun des valeurs de la Révolution, ce qui ne semble pas le cas aujourd’hui, où la jeunesse manque de repères ... !

Je constate effectivement, avec un véritable pincement au cœur. Cette société que vous voyez-là, je vous repose la question, vous, journaliste : elle va où ? La société actuelle n’a pas un repère. Sous la Révolution, si tu n’es pas à l’école, tu es au terrain, dans un atelier, au champ en train de cultiver, etc. Il n’y avait pas un ministère qui n’avait pas un champ. On n’avait pas le temps pour s’asseoir dans les kiosques pour boire des frelatés, déambuler dans les maquis et débits de boisson, etc. Pire, les jeunes d’aujourd’hui sont des individus qui ne veulent même pas qu’on les conseille. Si tu tentes de donner un conseil, tu deviens un ennemi. Où va la société ? On a affaire à une société moribonde, sans repère, qui ne sait même pas où elle va, à plus forte raison où elle atterrira.

Regardez le niveau de nos élèves et étudiants aujourd’hui, c’est décevant ! Et moi j’ai toujours dit aux jeunes, ce n’est pas la peine de nous parler de vos diplômes : BAC plus tant, université pour tel nombre d’années, etc. Mais en réalité, ça ne vole pas haut. Moi, quand je dis aux gens que je n’ai pas le BEPC, certains se fâchent, ils croient que je me fous d’eux. J’ai le niveau d’un élève de la classe de 3e, mais je n’ai pas le diplôme équivalent, pour avoir refusé en 1989 de passer le BEPC. Je n’ai que le CEPE, que j’ai obtenu en juillet 1985 à l’école centre A à Koudougou (province du Boulkiemdé).

C’est tout ce que j’ai comme diplôme. C’est pour dire qu’il faut se former dans la vie. Je suis un mordu de la lecture. Quand vous arrivez chez moi, vous verrez la hauteur impressionnante de mes journaux, jusqu’au plafond. De par mon regretté père, qui fut depuis 1956 à Dakar, abonné de ‘’Afrique Action’’, devenue plus tard ‘’Jeune Afrique’’ (en octobre 1960), j’ai gardé beaucoup de parutions. Même quand il est rentré au pays, il a continué à recevoir le journal ; c’est moi qui partais à côté, à l’hôtel indépendance tous les mercredis pour récupérer le journal. Et dès qu’il finissait de lire, il me le passait.

J’ai donc des journaux de …, 1978, 1980, 1990, etc. J’ai par exemple des journaux comme « Le Regard » de Patrick G. Ilboudo ; « L’Intrus », « Lolo wilé », des journaux qui ont paru sous la Révolution. Il m’arrive de descendre quelques journaux pour relire pour me rafraîchir la mémoire. J’évoque tout cela pour dire qu’on ne peut pas se limiter seulement à son niveau à l’école, il faut aller au-delà en s’auto-formant. Il faut apprendre à connaître son pays.

Date de création, de suppression et reconstitution de notre pays, les acteurs, etc. Quelle honte de ne pas connaître cela ! Les peuples et les pays que nous envions aujourd’hui se sont pris au sérieux. Le petit Américain connaît l’histoire du 4 juillet. Le petit Français connaît l’histoire du 14 juillet. Mais ici, c’est l’éternel tâtonnement. Les gens ne connaissent même pas le symbole de la République. Quelle catastrophe ! Qui sont les acteurs qui ont lutté pour que notre pays soit reconstitué à la date du 4 septembre 1947 ? Si on ne connaît pas notre histoire, on se défend comment ?

Nous pouvons commencer par remercier des devanciers comme le Mogho Naaba Kom II, qui est décédé en 1942 ; celui-là même qui s’est déplacé à Bingerville, en Côte d’Ivoire, pour rencontrer le gouverneur. Son fils, Saaga II, a pris le relais, il a continué la lutte, et le 4 septembre 1947, la loi reconstitue la Haute-Volta dans ses limites de 1932. Ce fut l’euphorie générale ! Saaga II meurt en novembre 1956, remplacé par son fils, Moag Zoug Soaba Kougri.

On a créé la colonie de Haute-Volta, le 4 mars 1919, avec comme premier gouverneur Frédéric Charles François Edouard Heisling (de 1919 à 1927, il est décédé en 1932 en France), supprimée treize ans plus tard, pour des raisons économiques, puis reconstituer le 4 septembre 1947. Lorsque le Blanc a fait venir le train à Bobo-Dioulasso, il a dit clairement que le train-là ne va jamais entrer à Ouagadougou parce qu’à Ouagadougou, il n’y a rien.

C’est le même Saaga II, qui a œuvré et le train a sifflé ici à Ouagadougou, en novembre 1957, une année après qu’il soit décédé. Ça fait partie de l’histoire de notre pays. Puis l’étape de l’indépendance de notre pays. N’eût été son décès le 7 septembre 1958 à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, c’est celui-là même qu’on a qualifié à l’époque de « lion du RDA », Daniel Ouezzin Coulibaly, qui allait proclamer l’indépendance de la Haute-Volta, aujourd’hui Burkina Faso. Maurice Yaméogo était ministre dans le gouvernement colonial. Lorsque Daniel Ouezzin Coulibaly est décédé, il a été propulsé. C’est ainsi qu’il a eu la chance de conduire notre pays à son indépendance, le 5 août 1960, en ces termes que vous connaissez : « Aujourd’hui, 5 août 1960, à zéro heure, au nom de droit naturel de l’homme à la liberté, à l’égalité et à la fraternité, je proclame solennellement l’indépendance de la République de la Haute Volta ».

C’est la phrase que tout le monde connaît, alors qu’il y a une suite : « Neuf siècles d’histoire ont révélé au monde, la valeur morale de l’homme voltaïque. C’est à partir de cette valeur que nous voulons bâtir notre nation. J’exprime ma plus profonde reconnaissance à tous les artisans de notre indépendance nationale. Vive la République de la Haute-Volta indépendante à jamais ! ». Et le 20 septembre 1960, la Haute-Volta est admise comme membre à part entière de l’Organisation des nations unies. Il faut que la jeunesse arrête les bêtises et apprenne ce qui est utile, à commencer par sa propre histoire. Aujourd’hui, quand tu veux parler de choses sérieuses avec un jeune, tu deviens son ennemi ou il pense que tu es dépassé.
L’hôpital Yalgado Ouédraogo ?

A l’état civil, Ibrahim Yalgado Ouédraogo, né en juillet 1925. Il soignait beaucoup de maladies. Tout comme Daniel Ouezzin Coulibaly, née en 1909, il fut instituteur, directeur d’école à Banfora avant d’occuper les fonctions de surveillant général à l’Ecole William-Ponty de Dakar (1934-1936), premier chef de gouvernement de la Haute-Volta, sous le régime de la loi-cadre de 1956. Il est mort en septembre 1958 à Paris à 52 ans. Il faut que la jeunesse arrête de dire qu’on ne lui apprend rien. C’est tout cela qui fait notre pays, sa cohésion sociale, et qui a permis de recouvrer l’intégralité de son territoire.

Aboubacar Sangoulé Lamizana et Baba Sy furent les deux plus gradés qui ont quitté l’armée française avec le grade de capitaine. Au départ, ils étaient treize officiers (deux capitaines, trois lieutenants et le reste était des sous-lieutenants). Donc, après Aboubacar Sangoulé Lamizana, c’est Baba Sy, et après lui, c’est le lieutenant Bila Zagré, puis le lieutenant Tiémoko Marc Garango, Belmoko Dah (le reste était des sous-lieutenants). Ce sont ces mêmes qui, après l’indépendance de notre pays, sont allés s’entretenir avec le président Maurice Yaméogo pour lui dire clairement de ne pas accepter que la France installe une base militaire sur le sol voltaïque.

Que par contre, ce qu’il pouvait accepter, c’est de signer des accords de coopération et d’assistance militaire avec la France. Mais jamais de base militaire. De Gaulle (Charles De Gaulle) avait usé de tout son poids pour dire à Félix Houphouët-Boigny de mettre la pression sur Maurice Yaméogo pour qu’il accepte que la France installe une base militaire sur le sol voltaïque. Mais à la surprise générale, et devant De Gaulle, Maurice Yaméogo a dit non. Il y a eu à cet effet trois rencontres : en juin, juillet et octobre.

A la troisième rencontre, Maurice Yaméogo a tapé le poing sur la table pour dire que 31 décembre 1960, départ de l’armée française du sol voltaïque. C’est ainsi que Houphouët-Boigny a dit à De Gaulle que pas de base militaire française sur le sol voltaïque. J’ai aussi beaucoup appris auprès de mon regretté père, parce que j’ai été son chauffeur pendant 23 ans. J’en sais donc beaucoup, sur la création de l’armée voltaïque, le 1er novembre 1960.

Donc, il faut que la jeunesse apprenne, parce qu’on ne peut pas mener une lutte utile tant qu’on ne connaît pas son histoire, tant qu’on n’a pas la culture de soi et des autres. On dit la jeunesse est le fer de lance, mais c’est de quel type de jeunesse on parle ? Actuellement, on assiste à un réveil par la lutte contre l’impérialisme, c’est bien. Mais, comment gérer la suite ? C’est là toute la difficulté. Et dans la gestion, il faut inclure sa propre formation (formation des jeunes eux-mêmes, ndlr). Si vous ne vous formez pas, vous terrassez l’impérialisme, mais vous allez toujours piétiner. Et pour combattre un phénomène, il faut d’abord apprendre à le connaître. La génération de Thomas Sankara a beaucoup lu, elle l’a prouvé.

 

Que retenez-vous le plus de la Révolution ?

C’est l’auto-suffisance alimentaire. La Révolution a tout fait pour que dans chaque famille, on prépare ne serait-ce qu’un repas par jour. Thomas a multiplié le rendement à l’hectare : de 1 600 kg à 3 900 kg de céréales (mil). C’est tout cela qui a permis aux Burkinabè d’avoir ne serait-ce qu’un repas par jour. Les trois luttes (contre la coupe abusive du bois, la divagation des animaux et les feux de brousse) ont payé. Plus de 20 millions de plants mis en terre, durant la Révolution. C’était une vision, l’intérêt général, le sens du sacrifice pour le pays, pour le peuple. Aujourd’hui, vous avez plutôt une corruption qui est galopante. C’est la gabegie totale. Triste ! (Il marque un silence d’émotion, secoue et baisse la tête, ndlr).

Je me surprends en train d’échanger avec vous, vous êtes vraiment chanceux, car en réalité, je n’aime pas m’exprimer ; j’ai été plusieurs fois contacté pour des interviews à la télé et pour des émissions-radio, mais j’ai toujours décliné.

Pour moi, la Révolution était plus que nécessaire ; il fallait qu’elle vienne. Nous étions quoi avant la Révolution ? Nous n’étions ‘’rien’’ ! Je le répète, c’est grâce à Thomas Sankara qu’on a pu situer le Burkina sur une carte. Il s’est exprimé à la tribune de l’ONU, le 4 octobre 1984. Avant cela, le 3 octobre, il est parti à Harlem, le quartier des Noirs, à New-York, où il a tenu un discours, et où tout le monde se posait la question de savoir c’est qui ce jeune capitaine ?

Aux USA, on avait d’abord refusé de lui donner un visa, pour finalement le lui accorder et dire de ne pas aller à Harlem. Thomas Sankara dit qu’il n’est pas question, il ira. Et il y est allé. Voyez-vous, il faut que cette jeunesse s’inspire de son histoire et cherche ses propres repères, arrête de courir derrière les solutions de facilité et le gain facile. Ça ne mène nulle part, c’est flatteur. Les jeunes d’aujourd’hui s’amusent trop : alcool, vie de luxe, sexes, … C’est triste !

En plus, on ne travaille pas. Un pays comme le Burkina, prenez le calendrier, nous avons combien de jours chômés payés dans l’année ? Avec ça, on veut compétir avec les autres nations ? Quand même, soyons sérieux ! Il faut d’abord se mettre au travail ! Si on ne veut pas se mettre au travail et encore pour un rien, chômé payé, pendant ce temps, les autres avancent, il ne faut pas crier sur tous les toits que le problème, c’est l’autre. C’est trop facile et même lâche. Et j’aime poser cette question, surtout aux jeunes : « Etes-vous fiers d’être Burkinabè ? ». Quand on est fier d’être Burkinabè, on travaille dur, et partout où on passe, on est intègre, on défend les valeurs d’intégrité.

Combien savent que la fête du 1er mai est née aux USA ? Il y a eu d’abord le 8 mars, en 1857, et 29 ans plus tard, la naissance de la fête du travail (1er mai 1886), lorsque des ouvriers sont descendus sur l’avenue Michigan, à Washington, pour réclamer l’instauration de la journée de huit heures de travail et qui ont été massacrés. Et combien savent que le 1er mai est chômé dans plusieurs pays dans le monde, y compris au Burkina Faso, sauf les USA ? Sommes-nous plus légitimes pour fêter le 1er mai que les USA ?

Il est donc temps que chacun ait son repère, et nous au Burkina Faso, notre repère, c’est la Révolution. Nous avons engagé et remporté des batailles avec les chefs historiques de la Révolution, et nous sommes fiers de l’œuvre qui a été accompli, même si malheureusement, elle s’est terminée dans le sang et qu’il n’y a pas eu de suite. La Révolution a duré le temps d’un feu de paille : 4 ans, 2 mois et 11 jours. Mais son bilan est plus que positif. Il fallait qu’elle arrive. Chacun est libre de faire son bilan, et le mien, c’est que la Révolution a été plus que positive.

Interview réalisée par Oumar L. Ouédraogo
Lefaso.net

4 août 1983 : le jour où Thomas Sankara a fait sa révolution

Après une première tentative manquée, l’ancien Premier ministre de la Haute-Volta (futur Burkina) s’empare du pouvoir, le 4 août 1983, avec l’aide d’un ami d’enfance, Blaise Compaoré. Voici le récit qu’en fit à l’époque François Soudan, dans « Jeune Afrique ».

Mis à jour le 4 août 2023 à 09:57
 
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Le capitaine Thomas Sankara devient président du Conseil national de la révolution, en Haute-Volta, le 4 août 1983. © Information Haute Volta / Archives JA

 

De Conakry à Cotonou (version française), de Luanda à Maputo (traduction portugaise), de meetings enfiévrés en ondes courtes grésillantes, les soirs martiaux des coups d’État, un petit slogan en quatre mots a fait le tour de l’Afrique « progressiste ». Usé à force de servir ? Peut-être, mais la magie des mots, il faut le croire, supplée toujours à l’imagination défaillante des chefs. « Prêt pour la révolution !­ – puisque c’est de ce couperet verbal qu’il s’agit – vient en effet de retrouver dans la Haute-Volta du capitaine Sankara une seconde jeunesse. Jolie carrière pour un simple slogan, dont l’inventeur il est vrai, fut, il y a vingt-cinq ans, un expert en marketing politique du nom de Sékou Touré.

« Prêt pour la révolution », donc. Depuis cette autre nuit du 4 août qui a vu l’ancien Premier ministre et ci-devant président du « Conseil national de la révolution », Thomas Sankara, prendre le pouvoir à Ouagadougou, les Voltaïques commencent à se rendre compte que leur pays a changé de case sur l’échiquier de la politique africaine.

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Certes, ici comme ailleurs, chaque fois qu’un régime « fort » entend vieillir en sécurité, on quadrille le plus étroitement possible le pays : technique d’encadrement éprouvée, même si l’on préfère souvent la présenter comme une autodéfense nécessaire contre les agressions extérieures. Mais le nom donné par Thomas Sankara et les civils radicaux qui l’entourent à ces « cellules de base » ressemble comme un frère à ses équivalents cubains, ghanéens, béninois ou éthiopiens : Comités de défense de la révolution.

Intellectuels marxistes

Placés sous l’autorité d’un jeune commandant, Salam Kaboré, qu’assistent nombre d’intellectuels et de syndicalistes marxistes issus de la Lipad (Ligue patriotique pour le développement) ou du PCRV (Parti communiste révolutionnaire voltaïque), ces CDR qui essaiment depuis le 5 août dans les quartiers de Ouaga, de Bobo ou de Fada ne sont pas des sigles creux. Sous la houlette d’un homme de 33 ans et de capitaines en colère, la Haute-Volta a viré de bord.

Et si certains en doutaient encore, Thomas Sankara lui-même s’est chargé, le 16 août, de dissiper les hésitations. Scène étrange dont le Palais du Conseil de l’Entente a été, ce jour-là, le théâtre. Dehors, dans la rue bruissante, les CDR recrutent à même le trottoir dans une ambiance de fête : une table, une chaise, un militant et des dizaines de jeunes en file indienne pressés de voir leur nom couché sur un cahier de papier quadrillé. Dedans, sagement assise en face du jeune maître, toute une page de l’histoire voltaïque, celle qui s’est achevée le 7 novembre 1982 avec la chute du colonel Saye Zerbo.

La leçon du capitaine

L’un après l’autre ou par petits groupes, ils sont tous venus, sur convocation, écouter la leçon du capitaine : il y a là Zerbo lui-même, les anciens présidents Lamizana et Yaméogo (« Monsieur Maurice »), le général Garango aussi, et puis l’ex-président de l’Assemblée nationale Gérard Kango Ouédraogo et l’ex-Premier ministre Issoufou Conombo, Joseph Ouédraogo (« Jo-la-Balafre »), maire déchu de Ouaga, quelques autres encore, images fidèles de cette Haute-Volta des képis et des chapeaux mous, des militaires et des civils républicains un peu ventrus dont Sankara ne veut plus.

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Un seul manque à l’appel : Jean-Baptiste Ouédraogo, le chef de l’État renversé, en résidence surveillée à Pô. « Par rapport à la politique que vous avez animée, nous avons choisi nous autres de proclamer la révolution », leur lance Sankara, « convaincus que nous répondons de cette façon à l’attente du peuple voltaïque, qui, depuis plus de vingt ans, cherche sa voie… La révolution tend la main à chacun, mais nous serons fermes vis-à-vis de tous ceux qui seront définis comme ses ennemis ».

Eux l’écoutent, le front lourd, méditant l’âme vaguement mortifiée sur les aléas de la vie politique africaine. Sankara, ils le savent, ne se laissera pas surprendre une seconde fois.

Poing dressé face à la foule

La première, c’était il y a trois mois, le 17 avril. Thomas, le petit peuple de Ouaga dont il est le héros, l’appelait alors « P.M ». Comme pistolet mitrailleur ? Non, comme Premier ministre – en treillis moucheté – du médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, qu’il avait littéralement porté au pouvoir, le 7 novembre 1982. Inquiétant Sankara… Avec ses airs de prétorien sec et pur, son langage populiste injecté de marxisme, ce poing qu’il dressait face à la foule, cette petite maison qu’il continuait d’habiter, en plein quartier populaire, et puis ce voyage, en février, à Tripoli…

Inquiétant pour qui, au fait ? Il avait fallu bien vite mettre au rencart la fable de « ces bons petits Voltaïques, qui, vous savez, sont très conservateurs », tant la popularité du capitaine – bien plus forte que celle du président, cela se voyait à chaque meeting – était évidente. La brousse ne « suivait » pas ? Sans doute, mais depuis quand les paysans, en Afrique, font-ils et défont-ils les pouvoirs ? Non, décidément, l’inquiétude était ailleurs.

Un aigle à abattre

Au Togo et au Niger, où les présidents Eyadéma et Kountché sont des généraux installés ; en Côte d’Ivoire, où  le président Houphouët-Boigny remâche les aubes proches de son absence, qu’il redoute peuplées de Rawlings, de Doe et de Sankara ; à Lagos aussi, en plein « test » démocratique, et jusqu’à Freetown, où le vieux Stevens achève son règne. Cette angoisse, quelques-uns d’entre eux la font très vite connaître à Paris. Dès lors, Sankara devient une cible. Un aigle à abattre.

Pressions, campagnes d’information pas toujours de bon aloi, argent aussi : rien n’est négligé. Cela bouillonne en Côte d’Ivoire, où l’importante communauté voltaïque (1 million de personnes) a toujours fourni un terrain de recrutement privilégié aux politiciens conservateurs de Ouaga. Surtout, il s’agit de profiter des profondes divisions qui déchirent la junte et ce drôle de « coucous saleté » qu’est le Conseil de salut du peuple (CSP, sorte de Derg à la voltaïque). Bref, s’appuyer sur les colonels pour mater les capitaines, et forcer la main au président Ouédraogo considéré comme « récupérable ».

Le 17 mai, à 4 heures du matin, Sankara et ses amis Zongo et Lingani sont arrêtés par les colonels Somé Yorian et Tarnagda ; sommé de choisir son camp, Ouédraogo choisit celui des vainqueurs du jour. Un peu par lassitude, un peu par conviction, beaucoup par faiblesse. Bien sûr, chacun remarque la présence discrète de Guy Penne, l’africaniste de l’Élysée. Il est arrivé en catimini, loge chez l’ambassadeur de France et repart tout aussi subrepticement le lendemain, direction … Yamoussoukro.

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Mais un homme a réussi à échapper aux mailles du filet, un ami d’enfance de Sankara, un capitaine du nom de Blaise Compaoré. Dans des circonstances rocambolesques, sautant d’un véhicule à l’autre en évitant les pistes trop connues, il regagne son unité, les célèbres para-commandos de Pô et entre aussitôt en dissidence.

Une mauvaise demi-mesure

Pendant deux mois et demi, toute une région du pays, celle qui est adossée à la frontière ghanéenne, échappera complètement à l’autorité centrale. Une mini république populaire, en quelque sorte, encadrée par des hommes armés de kalachnikovs (fournies par Kadhafi à Sankara quand ce dernier était encore Premier ministre), un maquis bien organisé qui reçoit les journalistes dans sa « capitale », met en place des barrages routiers, communique avec l’extérieur.

Ce que veut Compaoré ? Que Sankara revienne au pouvoir, tout simplement. Conseillé par les Français, Ouédraogo opte pour une mauvaise demi-mesure : il libère Thomas et ses deux amis le 30 mai, mais ne les rappelle pas au gouvernement. Au contraire, sa nouvelle équipe, dont l’homme fort est le colonel Somé, ne comporte aucun élément « progressiste » et le CSP est dissout. Compaoré campe donc toujours dans sa rébellion.

Compaoré passe à l’action

Suivent plusieurs semaines d’extrême tension où chacun s’observe, calcule, le doigt sur la gâchette. Gâchette d’armes françaises côté colonels, gâchettes soviétiques chez les capitaines. Fin juillet, Somé pense que l’heure est venue de dégainer. Il a son propre fief à Dédougou, dans le centre-ouest, et un plan très simple : une colonne sur Ouaga pour mettre définitivement Sankara sous clef avec l’appui de la gendarmerie et une autre sur le Pô pour liquider la dissidence. Date retenue : le 6 août. Mais Compaoré, justement, ira plus vite.

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Le 4 août à l’aube, ce sont ses paras qui, partis quelques heures plus tôt de Pô, encerclent la présidence et la gendarmerie de la capitale. Ouédraogo est placé en résidence surveillée, Somé Yorian et le commandant Fidèle Guebré (chef des commandos de Dédougou) tentent d’organiser une résistance. Ces deux-là seront abattus cinq jours plus tard au cours d’une « tentative d’évasion » alors que s’épuisent, à Dédougou et Ouahigouya, les dernières résistances.

Sankara est seul, désormais. Il est populaire, et la Libye lui a fourni des blindés. Il a en main presque toutes les cartes sauf une : il fait peur autour de lui. Pas tant à cause de son langage que parce qu’il cristallise, à l’instar de beaucoup de ces jeunes officiers africains en ces années 1980, les frustrations des décolonisations ratées. À tort ou à raison, il représente aux yeux du peuple un espoir, une réhabilitation.

Sankara, pour beaucoup de Voltaïques, est un héros. Mais il devrait se méfier, Thomas. Il faut de larges épaules pour supporter cet habit-là. Et rien n’est plus imprévisible qu’un peuple dont le héros ne ressemble plus à l’image qu’il s’est fait de lui.