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Togo : Faure Essozimna Gnassingbé, la méthode pour durer ?

Le chef de l’État togolais oppose une riposte ferme aux attaques jihadistes et s’est préservé des coups de force. Pourquoi le pays semble-t-il mieux résister que ses voisins aux vents contraires qui soufflent sur l’Afrique de l’Ouest ?

Mis à jour le 5 novembre 2022 à 11:19
 
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Le chef de l’État togolais Faure Essozimna Gnassingbé accueille son homologue et voisin, le Ghanéen Nana Akufo-Ado, venu à Lomé pour une visite de travail, le 28 juillet 2022. © EMMANUEL PITA

 

Aéroport de Lomé, le 3 septembre 2022. Un avion affrété par l’État togolais débarque discrètement un petit groupe au sein duquel on reconnaît Robert Dussey, le ministre togolais des Affaires étrangères, ainsi que trois femmes en uniforme militaire ivoirien. Dussey rejoint aussitôt Abdoulaye Diop, le chef de la diplomatie malienne, et Fidèle Sarassoro, le directeur de cabinet du président ivoirien Alassane Ouattara. Tous se rendent au palais présidentiel de Lomé 2 pour un bref entretien avec le chef de l’État togolais, Faure Essozimna Gnassingbé.

S’ensuivit l’annonce de la libération de trois des quarante-neuf soldats ivoiriens interpellés le 10 juillet 2022 à l’aéroport de Bamako, au motif que leur arrivée sur le sol malien n’avait pas fait l’objet de notification ni d’autorisation préalables. Après les discours, militaires et officiels ivoiriens ont repris l’avion pour Abidjan. Ainsi s’est déroulée la partie « publique » de cette opération. Le détail des négociations, menées exclusivement par la diplomatie togolaise, est resté quant à lui soigneusement tenu secret. Même si l’on sait que le président Gnassingbé travaillait déjà à réduire les points de frictions entre Alassane Ouattara et le chef de la transition malienne, Assimi Goïta, avec, pour effet, d’inciter le président ivoirien à soutenir l’allègement des sanctions de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) à l’encontre du Mali.

Une force diplomatique

C’est un fait, Lomé veut s’imposer en pivot diplomatique de l’Afrique de l’Ouest. Non pas seulement pour son rôle de médiateur dans la libération des militaires ivoiriens mais, aussi, dans son activisme d’intercesseur pour la réintégration du Mali sous transition au sein de la communauté économique régionale. Le 6 septembre dernier, comme en mars 2021, la capitale togolaise a ainsi accueilli la réunion du groupe de soutien à la transition.

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Pour accroître sa visibilité et son attractivité, le Togo a également décidé d’adhérer au Commonwealth. Le 22 avril, le Parlement a en effet autorisé l’exécutif à finaliser le processus d’adhésion au « Club des gentlemen », regroupant majoritairement d’anciennes colonies de l’Empire britannique. Le Togo espère y gagner une amélioration de son image autant que des opportunités commerciales, eu égard aux perspectives que lui garantissent ce vaste marché extérieur pour l’exportation de ses produits nationaux. Cette présence constante sur la scène diplomatique régionale et celle continentale donne de la visibilité à ce pays de taille moyenne – 8,2 millions d’habitants –, tout en valorisant sa stabilité. Une vertu notable à l’heure des coups d’État et des transitions dans la région – au Mali, en Guinée et au Burkina Faso –, et alors que d’autres vacillent sous les attaques du terrorisme islamiste.

Des recrutements en masse face au péril jihadiste

Ces derniers mois, la nébuleuse jihadiste a pourtant tenté de déstabiliser le Togo en planifiant à cinq reprises des attaques dans la région des Savanes, partie septentrionale du pays, frontalière avec le Burkina Faso. La toute première attaque, dans la nuit du 10 au 11 mai dernier, a visé le poste militaire de Kpékpakandi, faisant 8 morts parmi les soldats togolais et 13 blessés. Au mois de juillet, des incursions jihadistes ont frappé des villages de Gnoaga et Gouloungoussi, où l’état-major général des Forces armées togolaises (FAT) a déploré « plusieurs morts ».

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Face au péril jihadiste, les autorités ont apporté une réponse d’abord sécuritaire. Depuis le 13 juin, la région des Savanes est placée sous état d’urgence sécuritaire. Le haut commandement des FAT a obtenu un renforcement de ses moyens humains, avec le recrutement de plus de 2 000 hommes et femmes. Son budget a été augmenté : il est passé à 43,4 milliards de F CFA (plus de 66 millions d’euros), mobilisés pour l’achat d’équipements militaires, auxquels s’ajoutent 21,9 milliards pour la formation et le déploiement des forces. Quant à la loi de programmation militaire 2021-2025 – adoptée fin 2020 –, elle a été dotée d’une enveloppe de 722 milliards de F CFA, avec objectif de renforcer les équipements des FAT.

En plus de la riposte militaire, le plan de lutte contre l’islamisme radical comporte un volet économique et social visant à réduire la pauvreté, terreau sur lequel se développe l’islam politique. L’État a alloué une enveloppe de 16 milliards de F CFA pour le développement de la région des Savanes, la plus déshéritée du pays. Ce plan comporte un volet de construction d’infrastructures, notamment routières et hospitalières, un programme d’accès à l’eau potable, etc.

Une opposition léthargique

Ces préoccupations géopolitiques et sécuritaires semblent avoir relégué au second plan les questions de politique intérieure. Il faut reconnaître que l’exécutif n’a pas beaucoup de souci à se faire en la matière depuis la fin de la dernière séquence électorale, la présidentielle de 2020, qui a vu Faure Essozimna Gnassingbé être réélu sans surprise dès le premier tour, avec 70 % des suffrages exprimés.

En fait, la dernière sérieuse montée en pression de l’opposition contre la stabilité du pouvoir remonte aux appels à l’insurrection de l’opposant radical Tikpi Atchadam, le leader du Parti national panafricain (PNP), en 2017. Menace qui a été circonscrite et a signé l’entrée en léthargie de l’opposition. Celle-ci a perdu sa capacité à mobiliser, alors que, par le passé, ses leaders contrôlaient la rue togolaise. À 86 ans, l’opposant historique Gilchrist Olympio, le président de l’Union des forces de changement (UFC), vit la plupart du temps à Paris. Quant à Jean-Pierre Fabre, le patron de l’Alliance nationale pour le changement (ANC), il n’a pas repris son rôle de leader de l’opposition depuis qu’il a été doublé, lors de la dernière présidentielle, par l’ancien Premier ministre Agbéyomé Kodjo dans la course à la candidature unique de l’opposition.

 

Le président togolais, Faure Gnassingbé, et sa Première ministre, Victoire Tomegah-Dogbé, le 13 septembre 2022, à Kpalimé, dans la région des Plateaux, où était organisé un séminaire gouvernemental sur l’avancée des projets prioritaires. © EMMANUEL PITA

Le président togolais, Faure Gnassingbé, et sa Première ministre, Victoire Tomegah-Dogbé, le 13 septembre 2022, à Kpalimé, dans la région des Plateaux, où était organisé un séminaire gouvernemental sur l’avancée des projets prioritaires. © EMMANUEL PITA

Riposte, résilience, relance

De son côté, l’exécutif tente de faire avancer ses programmes, malgré les conséquences de la pandémie de Covid-19 et, désormais, de celles de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Après son élection en février 2020 à un quatrième mandat, Faure Essozimna Gnassingbé a nommé à la primature, au mois de septembre suivant, une spécialiste du développement : Victoire Tomégah-Dogbé.

Depuis, la cheffe du gouvernement se concentre sur la mise en œuvre du plan national de développement (PND), tout en adaptant les priorités aux urgences imposées par les aléas géopolitiques et conjoncturels : programme de solidarité Novissi (dispositif de transfert d’argent en urgence pour les plus démunis, mis en place moins de trois semaines après le début de la pandémie en 2020) ; plan d’urgence agricole pour soutenir la production et garantir l’autosuffisance alimentaire ; mesures pour lutter contre la vie chère (subventions aux produits pétroliers et denrées de première nécessité, plafonnement des prix, etc.).

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La crise sanitaire désormais circonscrite, la feuille de route 2020-2025 du gouvernement s’articule autour de la stratégie dite des « trois R » : riposte, résilience, relance. Et force est de constater que le pays s’est remis en marche : sa croissance, qui s’est maintenue à 1,8 % en 2020, devrait rebondir à 5,6 % selon le FMI. « L’objectif est d’opérer une transformation économique de notre agriculture et du secteur industriel, en valorisant davantage les filières, à travers une approche de chaînes de valeur plus productives », explique Victoire Tomegah-Dogbé. La recette permet jusqu’à présent au pays de se donner les moyens de résister aux chocs extérieurs et de préserver sa stabilité, qui est finalement son atout majeur.

Nigeria – Atiku Abubakar : « Les Nigérians aspirent au changement, et je peux l’incarner »

Pour la sixième fois, l’ancien vice-président nigérian est candidat à la présidentielle. Lutte contre le jihadisme, coups d’État en Afrique de l’Ouest, politique à l’égard du Cameroun… Jeune Afrique l’a rencontré, à quatre mois du scrutin.

 
Mis à jour le 2 novembre 2022 à 13:32
 
 

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Atiku Abubakar, à Paris, le 18 octobre 2022. © François Grivelet pour JA

 

 

Le service d’ordre déployé est digne de celui d’un chef d’État. Sous les lambris d’un grand palace parisien, Atiku Abubakar nous reçoit, non sans un certain sens du protocole. Plus de quinze ans après avoir quitté la vice-présidence du Nigeria (1999-2007), le candidat du Parti démocratique populaire (PDP) se verrait bien occuper la plus haute fonction de son pays.

Rien de nouveau pour cet opiniâtre opposant au président sortant Muhammadu Buhari (du All Progressives Congress, APC), qui en est à sa sixième tentative. Dans cette nouvelle course à la présidence, qui s’achèvera en février 2023, Atiku portera les couleurs du PDP, délogé du pouvoir en 2015 par l’APC, et croisera cette fois le fer avec Bola Tinubu, l’ancien gouverneur de Lagos.

Fixer le cap en Afrique de l’Ouest

Ancien directeur des douanes, Atiku, dont le nom reste associé à plusieurs importantes affaires de corruption, est contesté jusqu’au sein de sa formation, déchirée par des querelles intestines. Pas de quoi entraver sa campagne, assure à Jeune Afrique celui qui estime que le bilan « catastrophique » de Buhari jouera en sa faveur.

S’il accède au pouvoir, Atiku Abubakar héritera toutefois de nombreux chantiers, sur un triple front : sécuritaire, économique et social. Il devra également fixer le cap à l’échelle régionale, à l’heure où le Cameroun voisin est aux prises avec une crise séparatiste et où une fièvre putschiste se propage en Afrique de l’Ouest.

Jeune Afrique : Vous vous présentez à la présidence pour la sixième fois. Qu’est-ce qui vous permet de penser que cette tentative sera la bonne ?

Atiku Abubakar : Les Nigérians ont essayé plusieurs formules. L’APC est arrivé au pouvoir en 2015 en promettant de réels changements. Buhari avait notamment promis d’apporter la paix, mais son bilan est un échec total sur tous les plans. Les Nigérians aspirent au changement, et je crois que je peux l’incarner.

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Une règle non-écrite veut qu’il y ait une alternance entre présidents issus du Sud et du Nord. Vous êtes originaire du Nord, comme le président sortant. Ne craignez-vous pas que ce facteur vous soit défavorable ?

Je ne le pense pas. La philosophie du président sortant et la mienne sont presque à l’opposée et c’est là-dessus que se jouera l’élection. Plutôt que de tenir compte de critères ethniques ou religieux, les Nigérians devraient nous juger sur nos convictions personnelles et sur la vision que nous avons de l’avenir du pays.

SI LES GROUPES ARMÉS, COMME BOKO HARAM, VEULENT DISCUTER AVEC NOUS, NOUS DISCUTERONS AVEC EUX

Vous jugez le bilan de Muhammadu Buhari très sévèrement. Il y a-t-il néanmoins des éléments de sa politique que vous conserveriez ? Le compte unique du Trésor, par exemple, qui permet de centraliser toutes les ressources de l’État…

Ce compte unique du Trésor n’est pas une initiative de Buhari, mais de mon parti, le PDP. Il faudra néanmoins examiner dans quelle mesure il a été un succès ou a pu présenter des lacunes. Quant au reste, c’est assez simple : nous appartenons à des partis distincts, qui défendent une vision et un programme différents.

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Votre candidature est contestée au sein même de votre parti. Certains cadres ont même décidé de soutenir Peter Obi, le candidat du Parti travailliste. Comment gagner une élection dans ces conditions ?

Je ne pense pas que le PDP soit plus divisé qu’un autre parti. Aucune formation n’est exempte de remous internes. Il est normal que les familles politiques soient confrontées à des défis et connaissent des désaccords. Mais nous ne pensons pas que les nôtres sont suffisamment forts pour affecter la popularité du parti auprès des électeurs.

Le prochain président héritera d’une très mauvaise situation sécuritaire. Comment lutter contre l’insurrection jihadiste dans le Nord-Est, contre le banditisme et les enlèvements ?

Il existe plusieurs leviers. J’ai, par exemple, l’intention d’augmenter le nombre de policiers au niveau national et de mieux les équiper. Il faudra aussi améliorer la formation des nouvelles recrues comme des policiers déjà en poste.

Si je suis élu, j’encouragerai les solutions locales. Il est important de mieux impliquer les chefs de village. J’ai ainsi observé que, lorsque l’on engage les autorités à l’échelle des villages et des districts dans la lutte contre l’insécurité, cela fonctionne. Les kidnappings et la délinquance tendent à diminuer.

Vous vous êtes déjà exprimé en faveur de négociations avec les groupes armés, comme Boko Haram. Considérez-vous qu’il s’agisse d’une piste de résolution du conflit ?

Si ces groupes veulent discuter avec nous, nous discuterons avec eux. S’ils ne le souhaitent pas, nous utiliserons d’autres moyens afin de ramener la paix.

CHAQUE COUP D’ÉTAT EST UNE ATTEINTE À LA DÉMOCRATIE. NOUS NE POUVONS L’ACCEPTER

Un dialogue est-il également envisageable avec les militants indépendantistes comme Nnamdi Kanu, au Biafra ?

Honnêtement, je préfère attendre d’étudier ces questions une fois élu avant de me prononcer. Ce qui est certain, c’est que nous avons connu des épisodes sanglants liés à des revendications sécessionnistes et qu’il ne doit pas y en avoir d’autres. De manière générale, j’estime qu’il faut toujours privilégier le dialogue aux effusions de sang pour régler les différends qui divisent ce pays.

Si vous êtes élu, envisagez-vous d’ouvrir des enquêtes sur les allégations de financement de Boko Haram par certains hommes politiques nigérians ?

Ma priorité est de mettre fin à l’insécurité causée par Boko Haram. Il faut pour cela en comprendre les causes. Beaucoup pensent les connaître et les attribuent à l’absence de travail, au taux de chômage, etc. Nous savons que ces éléments y contribuent, mais les racines de l’insécurité sont plus profondes.

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Une fois ce travail effectué, il y aura lieu de se demander si des personnes ont favorisé l’émergence de Boko Haram et s’il y a eu une instrumentalisation à des fins politiques.

On ne peut pas parler de sécurité sans évoquer la crise qui agite le Cameroun voisin. Si vous êtes président, quelle sera votre approche ?

Le fait est que nous sommes entourés par des pays francophones. La coopération entre nos États est indispensable. J’ai rencontré plusieurs présidents de la région, du Sénégal et de la Côte d’Ivoire par exemple, et je les ai assurés que le Nigeria aurait une politique étrangère ouest-africaine ferme et solide.

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En d’autres termes, je m’engage envers eux à mettre en place une politique nigériane forte s’agissant des questions de défense ouest-africaines.

C’EST AUX CAMEROUNAIS DE DIRE À PAUL BIYA S’IL EST TEMPS QU’IL Y AIT UN RENOUVEAU DÉMOCRATIQUE

Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise au Cameroun anglophone par Paul Biya, qui a fait le choix de la fermeté ?

Je suis davantage en faveur du dialogue.

Ces dernières années, l’Afrique de l’Ouest a été agitée par de nombreux coups d’État. Est-ce une source d’inquiétude pour vous ?

Au Burkina Faso, au Mali, chaque coup d’État est une menace pour la démocratie, et nous ne pouvons l’accepter. J’ai l’intention d’œuvrer avec fermeté à la restauration de la démocratie dans certains pays d’Afrique de l’Ouest actuellement dirigés par des régimes militaires.

De quelle manière ?

En étroite collaboration avec les administrations démocratiques en place en Afrique de l’Ouest. Et elles sont nombreuses.

La démocratie en Afrique de l’Ouest n’est-elle pas également mise à mal par la longévité de certains régimes, comme celui du Cameroun ?

C’est aux Camerounais de dire à Paul Biya s’il est temps ou non qu’il y ait un renouveau démocratique.

Dans votre pays, les allégations de corruption atteignent des personnalités jusqu’au sommet de l’État. Si vous êtes élu, ouvrirez-vous des enquêtes visant les membres du gouvernement sortant ?

Cela dépendra de ce que nous découvrirons une fois au pouvoir. S’il y a des cas de corruption avérés, nous en poursuivrons les auteurs. Mais le problème avec les enquêtes de ce genre, c’est qu’elles ont tendance à être très longues. Nous ne voulons pas perdre de temps.

Disparition : Jean-Pierre Ndiaye, panafricaniste absolu

Le sociologue sénégalais Jean-Pierre Ndiaye, qui fut un collaborateur emblématique de « Jeune Afrique », s’est éteint ce 31 octobre. Portrait d’une personnalité aussi flamboyante qu’attachante.

Par Jeune Afrique
Mis à jour le 2 novembre 2022 à 17:33
 

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Jean-Pierre Ndiaye, à Paris, le 4 décembre 2013. © Vincent Fournier/JA

 

« Jean-Pierre Ndiaye est un oiseau rare à une époque où les compromissions, les fanfaronnades et la soumission ne cessent de prendre le pas sur les convictions. Le besoin de partager parole et idées est comme un feu intérieur qui le consume, rendant ses gestes vifs, déterminés », écrivait le regretté Tshitenge Lubabu M.K. à propos du sociologue sénégalais, qu’il rencontra en décembre 2013 à Paris.

Personnalité aussi marquante que singulière, silhouette virevoltante et éternelle casquette sur la tête, Jean-Pierre Ndiaye, qui fut un collaborateur emblématique de Jeune Afrique dans les années 1960-1980, s’est éteint ce 31 octobre 2022, à Argentat-sur-Dordogne (Corrèze), où il vivait retiré, auprès de son épouse.

Conscience militante

Né il y a 86 ans au Sénégal, il fait sa scolarité en Guinée, où son père a été muté. Très tôt il se révolte contre l’ordre colonial. En 1951, le jeune homme embarque clandestinement à bord d’un bateau. Direction : Toulouse, puis Paris. Il fait des études de sociologie, flirte avec le maoïsme, fréquente la gauche française et tiers-mondiste, ainsi que des personnalités qui forgeront sa conscience militante : anciens combattants africains, exilés espagnols opposés au franquisme, militants algériens…

En 1962, il signe son premier livre, Enquête sur les étudiants noirs en France, qu’il rédige après avoir recueilli les témoignages de ses camarades africains dans tous les centres universitaires français. Leurs conditions de vie, leurs espoirs, leurs lectures, leurs attentes à l’égard des deux blocs (occidental et soviétique) qui façonnent alors le monde… Tout est passé au crible.

« Un lutteur, un élève de la vie »

Suivront Élites africaines et culture occidentale (1969) et Négriers modernes (1970), un ouvrage sur la condition des travailleurs africains en France où la rigueur du sociologue se mêle à la passion du militant indigné par le drame qui a coûté la vie à cinq Africains dans un taudis d’Aubervilliers, en banlieue parisienne. Autre livre majeur, Monde noir et destin politique (1976) se veut une analyse approfondie de la situation des Noirs dans l’Histoire, du Soudan à la Nouvelle-Guinée, en passant par les États-Unis, où l’auteur rencontre Malcolm X.

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Celui qui se définissait comme « un chercheur, un élève de la vie qui doit lutter et témoigner » ne cessa d’appeler les dirigeants africains à « avoir conscience qu’ils appartiennent à la fois à [leur] pays et à l’Afrique », continent dont il faut « défendre les ressources humaines et matérielles ». Il entretint avec le président Léopold Sédar Senghor des relations tumultueuses, qui, avec le temps, devinrent respectueuses et apaisées, comme le raconte Béchir Ben Yahmed (BBY), le fondateur de Jeune Afrique, dans ses Mémoires (J’assume, éd. du Rocher, 2021).

Nous reproduisons ci-dessous un texte que BBY avait écrit, en juillet 1977, dans Jeune Afrique, en hommage à son ami et collaborateur. Il introduisait un dossier de 26 pages consacré au « cas Jean-Pierre Ndiaye », où l’on trouve aussi la signature de Léopold Sédar Senghor, de Jean Lacouture, de Sennen Andriamirado et de Siradiou Diallo.

« Un Africain inhabituel », par Béchir Ben Yahmed

« Tout Jean-Pierre Ndiaye est déjà dans sa façon de marcher : le pas toujours rapide, long, à ras de terre et légèrement saccadé. On a l’impression qu’il se retient de courir ; comme s’il était propulsé du dedans par un moteur dont il s’évertuerait à calmer le régime. Le regard est tourné vers l’intérieur de lui-même et, en même temps, derrière les lunettes, l’œil reçoit tout ce qui vient du monde extérieur.

Au propre comme au figuré, l’itinéraire de Jean-Pierre Ndiaye est une ligne droite, un sillon dont on dirait qu’il l’a tracé (ou qu’il s’est imposé à lui) depuis longtemps, une fois pour toutes. Il s’en échappe régulièrement, le temps d’acheter des cigarettes ou de boire un café, de dire deux phrases à un copain ou de regarder l’étalage d’un libraire ; mais il revient toujours à son sillon, comme le fleuve à son lit – et reprend sa route.

CE QUI M’A IMPRESSIONNÉ D’EMBLÉE, CHEZ LUI, C’EST LE SÉRIEUX

J’ai connu Jean-Pierre Ndiaye au début des années 1960, au moment où il terminait sa célèbre enquête sur les étudiants africains de France [publiée dans Jeune Afrique n°87]. Il venait d’avoir 25 ans : il en a aujourd’hui 42. Quel changement et, en même temps, à travers deux décennies, quelle fidélité aux promesses du début !

Ce qui m’a impressionné d’emblée, c’est le sérieux : beaucoup le croient désinvolte, voire léger et porté à oublier ses promesses. Eh bien, de ces défauts, communément partagés en Afrique, lui ne cultive – malicieusement, à moins que ce ne soit que pour se protéger – que les apparences : il est plutôt ponctuel, il est organisé et il met un acharnement insoupçonné à tenir toutes les promesses qu’il s’est… promis de tenir. Là est l’une des clés de Jean-Pierre Ndiaye : si l’on n’a pas compris qu’il est avant tout sérieux, on reste en dehors d’un personnage inhabituel, donc déroutant.

 

Léopold Sédar Senghor, président du Sénégal, Béchir Ben Yahmed (veste à carreaux), directeur de "Jeune Afrique", et Jean-Pierre Ndiaye (veste sombre, à dr.), dans le jardin de l'avenue des Ternes, alors siège du journal, à Paris, en janvier 1979. © Archives Jeune Afrique

Léopold Sédar Senghor, président du Sénégal, Béchir Ben Yahmed (veste à carreaux), directeur de "Jeune Afrique", et Jean-Pierre Ndiaye (veste sombre, à dr.), dans le jardin de l'avenue des Ternes, alors siège du journal, à Paris, en janvier 1979. © Archives Jeune Afrique

 

Dans l’Afrique des indépendances son exemple est singulier. Les Africains de sa génération qui ont eu la chance de faire des études ont tous, ou presque, succombé aux poisons ou aux délices du pouvoir, de l’argent et du confort. Jean-Pierre Ndiaye, lui, continue de vivre comme un étudiant, de pratiquer une ascèse d’une autre époque : les villas, les voitures, les postes en vue, l’argent, il ne les méprise pas et il ne fait pas un effort particulier pour les éviter. Tout simplement, il a choisi pour lui autre chose, qui les exclut.

Manger, s’habiller sont pour lui formalités nécessaires et sans importance ; quant à l’argent, au-delà de quelques milliers de francs – et des billets d’avion – indispensables « pour bouger », il ne voit pas à quoi cela peut (lui) servir. Et c’est ainsi que les chèques qui lui sont destinés traînent chez les éditeurs sans qu’il songe jamais à aller les chercher. Et quand on lui en remet un, il le fourre au fond de son sac comme un mouchoir sale et l’y laisse…

SON APPARTENANCE AU MONDE NOIR EST VISCÉRALE, ET, EN MÊME TEMPS, IL REGARDE L’AFRIQUE AVEC L’ŒIL EXTÉRIEUR DU SOCIOLOGUE

Lorsque je regarde Jean-Pierre Ndiaye venir vers moi ou s’éloigner de son même pas pressé, après un entretien qui m’a chaque fois enrichi, j’ai toujours l’impression que cette frêle silhouette porte sur ses maigres épaules une immense contradiction vaillamment assumée : son enracinement africain va au-delà de ce qu’on imagine, son appartenance au monde noir est viscérale, et, en même temps, il regarde l’Afrique et sa diaspora de l’extérieur avec l’œil critique du sociologue… tout en vivant le monde dans sa globalité. Sa recherche a pour but de relier l’africanité à la modernité. Il n’est ni classique ni moderne, mais il ramasse classicisme et modernisme. Il ne veut pas être un politique, mais, ne se contentant pas d’être un intellectuel, son propos est de militer par une pensée en gestation.

FACE À SENGHOR, JE L’AI VU FERMÉ SUR LUI-MÊME TEL UN HÉRISSON QUI SE PROTÈGE

Nourri au sérail de la gauche européenne, pétri des idées qui y ont cours, il ne s’est pas laissé pénétrer ni même entamer. Ce qui enrage certains… Attiré (tardivement, mais jusqu’à la fascination) par la personnalité (politique) de Léopold Sédar Senghor, je l’ai vu, face à lui, fermé sur lui-même tel un hérisson qui se protège, étant évident par ailleurs que ces deux intellectuels sénégalais et africains ne dialoguent pas : ils se comprennent.

Jean-Pierre Ndiaye a le culte de l’amitié et il pratique la pudeur. Il s’est organisé pour ne jamais se sentir perdu dans son désordre. Il semble être ailleurs, mais observe et écoute. Il est prompt, et donne l’impression d’agir sous l’impulsion du moment, mais, en réalité, ses réponses sont l’expression d’une pensée très minutieuse dans son articulation. Une dialectique en mouvement. Tel est en somme Jean-Pierre Ndiaye. Un Africain inhabituel car il n’est le produit d’aucune école. »

« La souffrance spirituelle est de celles que l’on traverse »

Entretien 

Sociologue, spécialiste de la fin de vie, Tanguy Châtel étudie la question de la souffrance spirituelle qui peut être mieux accompagnée qu’on ne le croit.

  • Recueilli par Florence Chatel, 
« La souffrance spirituelle est de celles que l’on traverse »
 
 La souffrance spirituelle est beaucoup plus simple à accompagner qu’on ne le croit. Elle suscite une qualité de présence qui va permettre de savourer encore quelque chose de très profond dans l’existence.DOROTHÉE QUENNESSON DE PIXABAY

Tanguy Châtel, sociologue, est l’auteur de Vivants jusqu’à la mort. Accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie, Albin Michel, 248 p., 19 €.

La Croix : « À quoi bon », « Autant en finir »… Ces mots expriment, selon vous, une souffrance spirituelle. Qu’entendez-vous par là ?

Tanguy Châtel : La souffrance spirituelle est une notion admise dans le cadre général des soins palliatifs. Si l’on repart de l’étymologie, « spirituel » vient de « souffle ». Par ailleurs, le mot « religion » vient de relegere qui veut dire « relire », mais aussi de religare, « relier ». La souffrance spirituelle s’articule autour de ces deux notions de continuer à ressentir du souffle et du lien. À l’heure du dernier souffle, qu’est-ce qui donne du souffle à la vie ? Comment est-ce que je me sens en lien avec moi-même, avec les autres, avec Dieu éventuellement ?

Comment répondre à cette souffrance ?

T. C. : La souffrance spirituelle n’est pas de celles que l’on fait cesser, mais de celles que l’on traverse, accompagné. La première condition est de soulager les douleurs physiques de la personne parce que, quand elle a mal, la douleur prend toute la place. Ensuite, la souffrance spirituelle est beaucoup plus simple à accompagner qu’on ne le croit. Elle suscite une qualité de présence qui va permettre de savourer encore quelque chose de très profond dans l’existence. La fin de vie n’est pas un temps mort. La personne a peut-être encore envie in extremis de donner du sens à sa vie, pas simplement au niveau philosophique, mais en faisant une expérience avec ses sens et ses affects, le toucher, l’odorat, la tendresse… Parfois des personnes témoignent que ces derniers moments ont, pour elles, le plus de valeur parce qu’elles y ont vécu une réconciliation ou fait des découvertes incroyables.

Comment faire reculer davantage cette souffrance aujourd’hui ?

T. C. : Le point primordial est de développer correctement les soins palliatifs. Aujourd’hui, la moitié des personnes qui devraient recevoir des soins palliatifs n’en bénéficient pas. De ce fait, les personnes sont mal accompagnées et l’image de fin de vie abominable que cela entretient amène à réclamer la légalisation de l’euthanasie.

Une telle légalisation viendrait bloquer la surprise du lendemain. L’expérience des soins palliatifs montre que beaucoup de personnes, ayant demandé l’euthanasie, dès lors que l’on soulage leur souffrance, retrouvent des belles raisons de vivre le lendemain, et le surlendemain, avec des choses très simples comme se réjouir d’un ciel bleu ou de la visite d’un petit-enfant.

Certains pensent qu’une fois l’euthanasie planifiée, les étapes qui la précèdent pourraient donner un surcroît de dimension spirituelle à la fin de vie. Je suis plutôt en désaccord avec cette vision parce que je la trouve très programmée. Quand on programme sa mort, on a dans l’idée que sa vie ne sera plus intéressante, qu’elle ne pourra plus être source de surprise. Or, si l’on revient à l’expérience du souffle, la dimension spirituelle est, par nature, celle qui va nous surprendre. Le souffle ne se maîtrise pas, il s’accueille.

Sous-catégories

Les informations sur nos maisons de formation datent de quelques années, et nous avons demandé aux responsables de ces maisons de nous donner des nouvelles plus récentes.
La première réponse reçue vient de Samagan, le noviciat près de Bobo-Dioulasso (lire la suite)

 

La deuxième réponse nous a été donnée par la "Maison Lavigerie", notre maison de formation à la périphérie de Ouagadougou, où les candidats ont leurs trois premières années de formation (lire la suite)