Histoire

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Les générations actuelles doivent-elles réparer les effets injustes de l’esclavage colonial ?|The Conversation

La traite et l’esclavage colonial sont des « crimes contre l’humanité », déclare la loi du 21 mai 2001, dite « loi Taubira ».
Ce sont des injustices historiques que nous nous accordons toutes et tous aujourd’hui à condamner moralement.
Mais la condamnation morale peut-elle s’assortir d’une réponse politique ?

 

   
Mémorial du Cap110 (Anse Caffard), en Martinique en souvenir de la mort des dizaines d’esclaves mort dans un naufrage. Wyder clara/Wikimedia, CC BY-NC-ND

Magali Bessone, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Dans le débat français, la question des réparations ressurgit sous sa forme politique depuis quelques années, notamment à l’occasion de la célébration, le 10 mai, de la mémoire de la traite, l’esclavage et leurs abolitions. Plusieurs associations ont appelé de manière répétée à une conversation nationale sur les réparations. Si la question de la modalité de ces réparations attise l’essentiel de la polémique, une autre question sous-jacente est lourde de malentendus : pourquoi serions-nous aujourd’hui responsables de réparer des injustices qui se sont produites il y a plusieurs dizaines d’années, dont tous les protagonistes sont morts, et qui ont pris fin avec la seconde abolition en 1848 ?

La traite et l’esclavage étaient injustes mais ce ne sont pas nos crimes, nous n’en sommes pas coupables ; personne ne conteste les horreurs qui les ont accompagnées et personne ne souhaite le retour de l’esclavage – c’est du passé.

On peut déplorer que le premier empire colonial français ait reposé sur un système aussi scandaleux, mais le temps est irréversible, on ne peut pas remonter son cours et annuler les mauvaises actions commises par des ancêtres dont nous ne partageons plus les convictions. Si les générations actuelles devaient se considérer comme responsables de réparer la traite et l’esclavage, cela signifierait qu’elles se considèrent au moins d’une certaine manière comme coupables de crimes auxquelles elles n’ont pas pu consentir puisqu’elles n’étaient même pas nées, et auxquelles vraisemblablement (du moins faut-il le croire) elles ne consentiraient plus aujourd’hui. Devant l’absurdité de l’argument, la conclusion semble s’imposer : nous n’avons aucune obligation politique à « réparer l’esclavage ».

Intuitivement, cet argument revêt une certaine puissance et s’accompagne souvent, en renfort, d’un argument dit de la « pente glissante » : si l’on commence à considérer qu’on doit réparer l’esclavage, pourquoi ne pas réparer le servage, les massacres liés aux guerres de religion, les crimes commis durant les multiples conflits qui ont émaillé notre histoire ?

L’apparente évidence intuitive de notre absence de responsabilité de réparer aujourd’hui les injustices du passé repose toutefois sur trois convictions qui ne résistent pas à un examen serré.

Responsabilité et culpabilité

Premièrement, il faut distinguer entre culpabilité et responsabilité de réparation. La notion de culpabilité s’entend selon deux conditions, celle d’une relation causale (l’action de l’agent coupable est cause du préjudice) et celle d’une évaluation morale (l’agent coupable a commis une faute pour laquelle il peut être blâmé).

Or d’une part, la responsabilité de réparation excède l’attribution de responsabilité causale : on peut être responsable de réparer des préjudices causés par des phénomènes naturels (ouragans, inondations) ou par des personnes avec lesquels on entretient une relation particulière (responsabilité parentale, responsabilité de commandement, etc.). La responsabilité de réparation n’est pas intégralement déterminée par la responsabilité causale directe : elle est aussi liée à une exigence de solidarité et repose sur ce que nous estimons nous devoir les uns aux autres dans une communauté politique.

 
Sculpture en basalte de Marco Ah-Kiem, « Mulatresse en cage, esclavage » (La Réunion). Wikimedia, CC BY-NC

D’autre part, une action que l’on peut considérer comme moralement innocente (parce qu’elle était légitime ou inévitable au moment où elle a été accomplie, ou parce que ses conséquences dommageables étaient imprévisibles, ou parce qu’agir autrement aurait conduit à un tort plus grand encore) suscite néanmoins une attente de réparation, au moins symbolique : l’agent qui a commis un tort, même involontaire, se sent souvent tenu de présenter ses excuses ou d’exprimer ses remords.

Ainsi, que les générations actuelles ne soient pas coupables de la traite et de l’esclavage colonial, qu’elles n’en soient pas causalement responsables et qu’elles n’aient pas délibérément commis de faute morale au nom de laquelle on pourrait les blâmer, n’implique pas qu’elles ne puissent pas être tenues pour responsables de la réparation. C’est un choix politique qu’il nous reste à faire.

La traite et l’esclavage colonial sont des injustices structurelles

Deuxièmement, la traite et l’esclavage colonial ne sont pas des faits qui appartiennent à un passé révolu, des événements qui ont eu lieu, qui ne sont plus et qui n’ont aucune conséquence aujourd’hui. On ne peut aisément en désigner le commencement précis, le déroulement et la disparition sans traces.

L’abolition n’a pas mis fin à l’exploitation économique ni n’a redistribué le pouvoir politique de manière égale pour tous : la structure inégalitaire, notamment raciale, du système esclavagiste, a perduré – voire s’est durcie après l’abolition. En outre, il ne s’agit pas d’actions criminelles isolées, où l’on pourrait identifier des coupables individuels d’un côté, sommés de réparer, et des victimes impuissantes d’un autre côté, à réparer : la traite et l’esclavage étaient des systèmes économiques, juridiques, politiques, culturels, aux multiples ramifications.

La traite et l’esclavage sont des injustices structurelles, qui ont imposé une forme durable aux relations d’oppression. Nous ne sommes pas responsables des crimes historiques, mais nous avons obligation de réparer leurs effets structurels, sur nos normes et nos pratiques, durables et continus, qui produisent des injustices actuelles..

Réparer l’histoire ?

Ainsi, s’il ne s’agit pas de « réparer l’histoire », ce qui n’aurait aucun sens, il s’agit de mobiliser l’histoire pour déterminer dans quelle mesure ces injustices du passé pèsent encore sur notre présent. En ce sens, la responsabilité actuelle de réparer engage en tout premier lieu une responsabilité de connaissance, d’enquête et de mise en récit du passé.

L’histoire est indispensable pour comprendre l’injustice, le crime et l’absence de réparation du crime, puisque, est-il besoin de le rappeler, l’abolition ne s’est pas accompagnée d’indemnisation pour les anciens esclaves, mais uniquement pour les anciens propriétaires d’esclaves.

La connaissance historique permet d’établir la continuité ou l’évolution des structures qui rendent l’injustice du passé pertinente encore pour saisir les dysfonctionnements de notre présent. Elle précise pourquoi certaines injustices du passé, parce qu’elles ont produit notre présent, ont une signification pour nous.

Ni effacer, ni restaurer, ni compenser

Réparer ici ne signifie pas effacer (la dette, la faute), ni restaurer (à un état des relations antérieur au crime), ni compenser (financièrement) un préjudice.

Réparer les injustices liées à la traite et l’esclavage colonial consiste à transformer les structures sociales et politiques qui ont permis que leurs effets perdurent, pour reconstruire ou reconstituer les conditions de relations justes entre les membres d’une communauté politique.

Nous sommes responsables de notre monde commun et notre responsabilité s’exerce à l’égard de tous les membres de la communauté politique. Tous les citoyens sont politiquement responsables de réparer non pas un crime du passé, irréparable, mais une structure politique injuste dont les racines sont historiques, dont les effets délétères et inégalitaires se prolongent dans le présent, et dont les effets sont perçus à juste titre comme des effets de domination durable. Ils sont responsables de ne pas choisir l’ignorance à propos du passé et le maintien des structures de privilège dans le présent. Ils sont responsables de la manière dont ils choisissent de faire le récit de leur histoire commune.

La responsabilité de réparer les injustices liées à la traite et l’esclavage nous concerne tous parce que nous sommes tous affectés par le maintien de structures sociales et politiques qui ne correspondent pas aux représentations que nous nous faisons d’une société égale et inclusive.

Magali Bessone, Professeure de philosophie politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

[Tribune] Comment l’abolition de l’esclavage
a légitimé le travail forcé colonial en Afrique de l’Ouest

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Par

Chercheur CNRS, Institut des mondes africains (IMAF), Aix-Marseille Université (AMU)

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L'abolition de l'esclavage en 1848 a-t-elle laissé la place à une pratique plus servile, qui assujettie celui qui met à disposition sa force de travail au profit celui qui possède le capital ? Romain Tiquet chercheur au CNRS et à l'institut des mondes africains revient sur la manière dont les colons ont progressivement imposé le travail forcé dans les colonies africaines.

The Conversation

Cette tribune a initialement été publiée sur le site de The Conversation.

Par  chercheur CNRS, Institut des mondes africains (IMAF), Aix-Marseille Université (AMU)

Fin août cette année, le New York Times a publié un hors série important à l’occasion des 400 ans de l’arrivée des premiers esclaves africains aux États-Unis et a consacré sa couverture à la tragédie de l’esclavage et à ses conséquences. Outre-Atlantique l’actualité concerne principalement les réparations et la mémoire, comme en témoigne la récente création de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage en Guyane. Une histoire moins connue est cependant celle du travail forcé, qui, dans les colonies s’inscrit dans l’histoire post-esclavagiste.

La naissance du travail forcé

On associe souvent esclavage, aboli en 1848 en France, et travail forcé colonial. Même si certaines analogies demeurent entre ces deux termes, il convient de distinguer ces deux catégories pour rappeler comment le travail forcé – c’est-à-dire le recrutement par la force de travailleurs non libre – a été légitimé par les coloniaux au nom de l’abolition de l’esclavage.

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Dans un texte de 1900 intitulé La Main-d’œuvre en Afrique, Antonio d’Almada Negreiros, membre de la Société géographique de Paris écrit ceci :  « Il faut […] compléter la grande œuvre d’abolition de l’esclavage en faisant aimer au nègre le travail qu’il déteste et qui cependant nous est indispensable. »

En faisant référence à  « la grande œuvre d’abolition de l’esclavage », l’auteur suggère un des principes même par lequel la France a légitimé son intrusion en Afrique. C’est en effet au nom du principe de liberté du travail et de l’entreprise de civilisation entamée dans la prolongation des campagnes anti-esclavagistes du tournant du XIXe siècle que le gouvernement général d’Afrique Occidentale Française (AOF) a aboli, en 1905, l’esclavage dans les territoires colonisés africains.

Libérer par le travail

L’abolition de la traite marque une étape importante dans la supposée « œuvre civilisatrice » puisque en abolissant la servilité, les Français – on retrouve la même dynamique dans les autres empires européens – se définissent de facto comme le pouvoir libérateur, a contrario de populations africaines considérées comme tyrannique et esclavagiste.

Cette dialectique moralisatrice s’appuie principalement sur l’idée que l’esclavage s’oppose au régime du travail libre et au salariat, éléments constitutifs de l’avènement de la modernité capitaliste dans les sociétés européennes.

Dans l’esprit du colonisateur, l’abolition de l’esclavage doit permettre de libérer les forces productives nécessaires à la mise en place d’un marché du travail libre. Par là même, la fin de la traite doit produire chez les populations concernées, l’éthos du travail, c’est-à-dire une mise au travail similaire à celle de la métropole.

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Colo © Forêt de palmiers au Dahomey.

Cependant, très vite, le pouvoir colonial se révèle incapable d’assurer cette transition et se retrouve dans l’incapacité à recruter librement les travailleurs nécessaires pour son projet de « mise en valeur » et la construction des infrastructures des territoires coloniaux (routes, chemin de fer, etc.).

Maintenir un ordre politique et social

La contrainte dans le recrutement des travailleurs est alors envisagée pour tenter de répondre à un double impératif : mettre en valeur les territoires grâce à l’utilisation intensive de la main-d’œuvre d’une part, mettre en place et maintenir un ordre politique et social d’autre part.

Légitimé par un discours colonial glorifiant le travail et fustigeant la paresse supposée des populations « indigènes », encadré par un système répressif devenu méthode de gouvernement – pensons par exemple au terrible régime de l’indigénat – un régime administratif de répression à l’encontre des populations colonisées « indigènes » –, le travail forcé colonial est progressivement pensé, légitimé, encadré et institutionnalisé dans les années 1920.

Plusieurs formes de travail forcé sont utilisées au quotidien dans l’ensemble de l’AOF. La prestation ou « impôt de sueur », était un impôt payé en travail, comparable à la corvée d’Ancien Régime et utilisé pour la construction des routes de l’AOF. Par la suite, dans chaque colonie, le recrutement militaire annuel distinguait la première portion de soldats d’une deuxième portion du contingent, recrutée pour travailler sur les chantiers de travaux publics de la fédération. Les recrues ont été particulièrement mobilisées au moment de la Seconde Guerre mondiale.

Le travail pénal obligatoire constitue une troisième forme de travail forcé utilisée au quotidien. Au Sénégal en particulier, des camps pénaux mobiles se déplacent de chantiers routiers en chantiers routiers pour la construction du réseau. Enfin, la réquisition de la main-d’œuvre constitue la dernière mesure coercitive à laquelle l’administration coloniale a recours pour fournir des travailleurs aux entreprises privées.

Une rupture en demi-teinte : la loi Houphoüet-Boigny

Il faudra attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour que les nouveaux députés africains, fraîchement élus, s’emparent de la question du travail forcé. En 1946, le député de Côte-d’Ivoire Felix Houphoüet-Boigny s’exclame à l’Assemblée nationale en ces termes : « le défenseur que je suis de ceux qui gémissent par milliers sur les routes, devant des gardes porteurs de chicotes, sur les plantations ou dans les coupes de bois, arrachés à leur foyer, à leur propriété, regrette de ne pouvoir trouver les mots justes pour dépeindre comme il convient la souffrance, la grande souffrance de cette multitude qui attend, depuis des années, l’abolition de cet esclavage déguisé qu’est le travail forcé. »

Le député fait une association directe entre l’esclavage et le travail forcé colonial. La notion d’esclavage est ici utilisée comme une métaphore, un usage politique du passé pour donner encore plus de force au discours prononcé à l’Assemblée. Le 11 avril 1946, une loi abolissant le travail forcé dans les colonies est alors adoptée à l’unanimité. Celle-ci marque une rupture à la fois fondamentale et paradoxale dans la politique coloniale car elle abolit des pratiques qui ne sont, théoriquement, plus censées exister depuis la ratification par la France en 1937 de la Convention du Bureau International du Travail (BIT) sur le travail forcé de 1930.

De plus, cette loi ne propose ni définition claire de ce qui est considéré comme travail forcé, ni sanction en cas de non-respect de la loi. Les autorités coloniales vont alors utiliser ce flou juridique pour continuer à utiliser la contrainte dans le recrutement des travailleurs. C’est en particulier le cas avec la deuxième portion du contingent. Des milliers de « tirailleurs-la-pelle » – pour reprendre une expression chère à Léopold Sédar Senghor – vont alors être employé jusqu’au début des années 1950, dans toute l’AOF mais principalement au Sénégal, pour la construction des chantiers publics des colonies.

Quand les élites postcoloniales veulent « éliminer la paresse connue chez l’Africain »

Après les indépendances en Afrique de l’Ouest en 1960, la plupart des régimes postcoloniaux, inspirés par la voie socialiste et la planification du développement, tentent d’impulser de nouvelles relations entre l’État et les populations dans un esprit de rupture nette avec la période coloniale. Cependant on remarque malgré tout une certaine continuité dans les discours véhiculés par les élites postcoloniales pour mobiliser les populations pour le chantier national. Les élites postcoloniales appellent à la mise au travail des forces vives de la nation et stigmatisent dans le même temps l’inactivité et l’oisiveté, considérées comme frein à la construction nationale.

Dans un des bulletins de liaison du mouvement coopératif publié par la République du Sénégal en 1960, le message apparaît clair : il faut « amener doucement mais fermement à la nette conscience qu’on n’attend pas ce que l’on désire dans l’oisiveté » et « éliminer la paresse connue chez l’Africain, celle de ne rien faire et vouloir gagner de l’or ». (Bulletin de liaison publié par le ministère du Développement et du Plan, début des années 1960).

Pour les pouvoirs publics, la survie sans travail est suspecte. Les marginaux et autres « fléaux sociaux » (vagabonds, jeunes inactifs, fous, prostituées, lépreux, malades mentaux, etc ) sont stigmatisés et réprimés. En témoigne par exemple la mise en place d’un camp d’internement de lépreux au Sénégal à Koutal à la fin des années 1960, sur le lieu même d’un ancien camp pénal mobile.

Le discours des autorités produit un effet d’inclusion/exclusion en érigeant le travail comme valeur morale mais aussi comme « baromètre » où se mesurent le degré de participation à la construction nationale et l’adhésion au projet politique. Ce discours inclut toutes les personnes prêtes à s’investir pour le développement du pays mais exclut dans le même temps, en mettant  « hors la loi » ou en dehors de la norme « travail », toutes les populations jugées inactives ou marginales.

« Investissement humain »

Ce discours se traduit en pratique par la mise en place, dans la plupart des états d’Afrique francophone, à des projets d’ « investissements humains ». Ce concept, apparu à la fin des années 1950, mise sur l’apport volontaire et bénévole de main-d’œuvre pour la réalisation de projets d’infrastructures. Cependant, on peut noter de nombreux abus dans son application, que ce soit par le recrutement forcé de travailleurs qui se devaient d’être volontaire, ou le détournement des projets pour des initiatives privées.

Par ailleurs, dans un contexte de lutte contre le chômage et de déruralisation de la jeunesse, plusieurs formules de service civique sont introduits dans les jeunes États afin de mobiliser la jeunesse pour le développement du pays et leur fournir une formation professionnelle et civique. Sous couvert d’intégrer socialement les jeunes, ces services civiques, encadrés militairement pour la plupart, ont souvent été détournés pour fournir un réservoir de main-d’œuvre pour les chantiers publics du territoire.

Ironie de l’histoire, les services civiques font l’objet d’une attention toute particulière du BIT au milieu des années 1960. Le BIT considère en effet que l’enrôlement militaire de la jeunesse à des fins de participation en travail à la construction nationale est une forme de travail forcé. Plusieurs pays africains francophones sont alors mis en cause et accusés d’un crime « colonial » alors même que tout leur appareil discursif et les politiques menées se veulent être en rupture avec les pratiques coloniales passées.

Pas entrés dans l’histoire, les Africains? |Books

 

Pas entrés dans l’histoire, les Africains ? À l’arrivée des Européens, à la fin du XVe siècle, le continent possédait des États puissants et structurés et participait aux grands courants d’échanges commerciaux, culturels et religieux. La traite des esclaves puis la colonisation mettront fin à ce rayonnement.

 
© BNFAtlas catalan (1375), détail. L’empereur du Mali Mansa Moussa aurait été l’homme le plus riche de tous les temps.
 

Un vaste pan de la culture occidentale a longtemps véhiculé l’idée que l’Afrique était restée à l’écart de l’histoire et du progrès. Cela va de nos grands penseurs aux livres et aux films qui ont nourri des générations d’enfants. Dans des dessins animés de Disney, on voit des cannibales africains à peine vêtus faire mijoter gaiement leurs victimes dans d’énormes marmites suspendues au-dessus d’un feu. Parmi les philosophes, il y a pléthore d’exemples consternants. Voltaire ­disait des Africains : « Un temps viendra, sans doute, où ces animaux sauront bien cultiver la terre, l’embellir par des maisons et par des jardins, et connaître la route des astres : il faut du temps pour tout. » Hegel était encore plus radical : « Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle. »

On entend encore aujourd’hui des échos de tels propos chez les dirigeants politiques occidentaux. En 2018, Donald Trump a qualifié un certain nombre de pays d’Afrique [et d’Amérique latine] de « trous à rats » et Emmanuel Macron affirmait en 2017 : « Le défi de l’Afrique, il est totalement différent. Il est beaucoup plus profond, il est civilisationnel aujourd’hui. » 1

On l’ignore trop souvent, mais l’Afrique a été de tout temps le foyer de civilisations et n’a jamais été coupée de l’histoire mondiale, contrairement à ce que l’on entend dire habituellement. C’est ce que confirment plusieurs ­ouvrages savants mais accessibles parus récemment. Le Rhinocéros d’or, de l’historien et archéologue François-Xavier Fauvelle-Aymar, révélera à beaucoup de lecteurs l’existence de ce que les spécialistes nomment de plus en plus le Moyen Âge africain 2. Pour Fauvelle, l’un des meilleurs connaisseurs français de l’histoire du continent, cette période couvre huit siècles : de la fin des civi­lisations africaines de l’Antiquité – l’Égypte des pharaons, la ­Nubie méroï­tique, Aksoum, en Éthiopie, qui ont toutes laissé des témoignages archi­tecturaux de leur passé glorieux – aux années 1500, date à partir de laquelle l’Afrique sera profondément meurtrie par la traite des esclaves puis la colonisation européenne.

Fauvelle montre en une série de brefs chapitres que l’Afrique médiévale a été le foyer de civilisations rayonnantes. On a la preuve, par exemple, de l’existence d’un commerce transsaharien régulier dès le IXe siècle entre des localités du Maghreb et des cités caravanières aussi éloignées qu’Aoudaghost [dans l’actuelle Mauritanie]. Des objets en cuivre fabriqués au nord étaient exportés vers le sud du Sahara en échange de poudre d’or destinée à être coulée en lingots, qui étaient ensuite refondus pour être battus en monnaie dans un monde arabe en pleine expansion. Pour illustrer à quel point ces échanges commerciaux étaient bien établis à la fin du Xe siècle, Fauvelle parle d’un ordre de paiement – un chèque, pourrions-nous dire – d’un montant de 42 000 dinars émis par un marchand du sud du Sahara et encaissé par un commerçant de la ville marocaine de Sijilmassa.

Fauvelle évoque aussi les relations diplomatiques complexes qu’entretenaient au viie siècle l’Égypte nouvellement islamisée et son voisin du sud, le royaume chrétien de Nubie. Les Égyptiens s’étaient plaints que leurs voisins n’honorent pas l’une des clauses de leur accord, exigeant que tout esclave égyptien qui se serait échappé vers la Nubie leur soit livré. Mille deux cents ans plus tard, des griefs similaires entre le sud et le nord des États-Unis devinrent l’une des principales causes de la guerre de Sécession.

Mais l’histoire la plus fascinante du livre de Fauvelle concerne le royaume du Mali au début du XIVe siècle. Plus d’un siècle et demi avant les voyages de Christophe ­Colomb, un souverain du Mali nommé Abou ­Bakari II aurait monté une expédition de 200 embarcations dans le but de parvenir à « l’extrémité » de l’océan Atlantique. Aucun bateau ne revint, sauf un, dont le capitaine raconta : « Nous avons voyagé un long temps jusqu’au moment où s’est présenté en pleine mer un fleuve au courant violent. J’étais dans la dernière des embarcations. Les autres s’avancèrent, et, lorsqu’elles furent en ce lieu, elles ne purent revenir et disparurent. Nous n’avons pas su ce qui leur advint. » Certains historiens contemporains (Michael ­Gomez, Toby Green et John ­Thornton, entre autres) ont déduit de ce récit que la flotte avait été prise dans le violent courant des Canaries, qui passe à une latitude à peu près équivalente à celle du Mali.

Loin de renoncer à ses rêves d’exploration, Abou ­Bakari II aurait armé une nouvelle expédition d’une ampleur bien supérieure, constituée cette fois de 2 000 embarcations, dont il prit lui-même la tête. Ce fut la dernière fois qu’on le vit. Nous n’aurions jamais rien su de son histoire si un secrétaire de la chancellerie du sultanat mamelouk en Égypte n’avait eu l’idée de ­demander au successeur d’Abou Bakari II, Mansa Moussa – lequel, en 1324-1325, avait fait une longue halte au Caire sur la route de son pèlerinage à La Mecque – comment il était arrivé au pouvoir et de consigner ses propos par écrit. Il n’existe pas d’autres traces de l’entreprise d’Abou Bakari II 3.

Fauvelle s’évertue à démolir des thèses déjà largement discréditées ­reliant les expéditions d’Abou Bakari II à une hypothétique présence africaine dans le Nouveau Monde anté­rieure aux voyages de Christophe ­Colomb. Il s’interroge aussi sur les raisons qui auraient poussé Mansa Moussa à raconter – ou inventer – cette histoire extraordinaire. Une succession contestée entre des branches rivales de la dynas­tie régnante ? Une façon de prouver l’authenticité de la foi musul­mane du Mali en affirmant qu’un précédent souverain était mort en martyr en tentant de porter la religion jusqu’aux confins inconnus de l’Atlantique ? Aujourd’hui, la question de ce qu’il advint du mystérieux Abou Bakari semble excéder les capacités de la recherche historique moderne.

En revanche, Mansa Moussa, qui accéda au pouvoir en 1312, a laissé une telle empreinte sur son époque qu’il est étonnant qu’il reste si peu connu aujourd’hui. D’aucuns ont récemment affirmé qu’il aurait été l’homme le plus riche de tous les temps. Les spéculations sur sa fortune (mansa signifie « roi des rois ») découlent presque entièrement du séjour de trois à douze mois qu’il effectua au Caire, sur la route de La Mecque. Les sources de langue arabe varient pour ce qui est du détail mais donnent de façon univoque l’impression d’une opulence rarement vue ailleurs. Un auteur égyptien relate que Moussa se montra au Caire « au milieu de ses soldats, magnifiquement vêtu et à cheval ; sa suite était composée de plus de 10 000 de ses sujets ». Une autre source affirme qu’il « était accompagné de 14 000 jeunes filles esclaves attachées à son service ». Une troisième évoque son pèlerinage « en grande pompe », racontant que Moussa avait voyagé « avec une armée de 60 000 hommes qui marchaient devant lui tandis qu’il chevauchait. Il y avait [également] 500 esclaves, tenant chacun une houlette en or pesant 500 mithqals » [soit plus de 2 kilos].

Dans son histoire des empires de l’Afrique de l’Ouest de l’Antiquité et du Moyen Âge 4, Michael Gomez, professeur d’études islamiques à l’Université de New York (NYU), fait une remarque intéressante. C’est la prodigalité de Mansa Moussa qui a frappé les observateurs, mais l’immense cohorte d’esclaves qui accompagnaient le souverain du Mali a bien pu asseoir l’idée tenace que l’Afrique soudanienne était un réservoir inépuisable de main-d’œuvre 5. Cette partie du continent alimentait depuis longtemps déjà les marchés aux esclaves du Proche-Orient et, un peu plus d’un siècle après le pèlerinage de Moussa, elle commencera à pourvoir en esclaves les Portugais et d’autres nations européennes.

Des sources de l’époque calculent que l’empereur du Mali avait accompli le voyage de 4 300 kilomètres jusqu’au Caire avec 13 à 18 tonnes d’or pur dans ses bagages. Il le distribua dans les mosquées et aux dignitaires de tout rang rencontrés sur la route et en prodigua aux pauvres. Moussa fit personnellement don de près de 180 kilos d’or au sultan mamelouk du Caire, An-Nâsir Muhammad. Du fait de ses généreux dons et de ses dépenses extravagantes sur les marchés de la ville, la valeur de l’or se déprécia au Caire et, selon certains témoignages, le cours resta bas pendant des années. Moussa s’était montré si prodigue qu’il dut emprunter pour financer son voyage de retour.

Gomez ne se borne pas à relater l’histoire de Mansa Moussa, il en cherche la signification profonde. Le Mali jouait une partition géopolitique complexe, soutient-il. Le royaume cherchait à être reconnu des mamelouks comme un égal dans le monde musulman et était peut-être en quête d’un allié pour le protéger des incursions régulières des Berbères islamisés d’Afrique du Nord, dont l’Empire mérinide s’étendait jusque dans le sud de la péninsule Ibérique. Gomez émet l’hypothèse que les grandes manœuvres géopolitiques de Moussa et de son prédécesseur avaient des motifs similaires : tous deux cherchaient à éviter au Mali l’ingérence politique et le contrôle économique des intermédiaires du Maghreb, région par laquelle l’or malien transitait vers ­l’Europe et ailleurs.

Mais c’est tout autre chose qui se produisit. Dans les dix ans qui suivirent le pèlerinage de Moussa, le Mali et son empereur commencèrent à figurer sur les cartes européennes, la plus célèbre étant l’Atlas catalan de 1375, ce qui contribua à attirer les aventuriers de la péninsule Ibérique le long de la côte atlantique de l’Afrique dans l’espoir d’y trouver la source de l’or.

L’un des panneaux les plus célèbres de l’Atlas catalan représente Moussa assis sur un trône d’or et coiffé d’une lourde couronne dorée, un peu à la manière des souverains européens de l’époque. Tenant un sceptre dans une main et une sphère en or dans l’autre, il semble saluer un Berbère vêtu d’une tunique verte et d’un turban blanc monté sur un dromadaire 6. La plupart des ouvrages récents sur le Moyen Âge africain soulignent que le Sahara a longtemps été considéré à tort comme une barrière séparant une Afrique théoriquement noire d’une Afrique théoriquement blanche ou arabe. En fait, le désert a toujours été un espace perméable où se déroulaient d’intenses échanges commerciaux, si bien que les influences culturelles et religieuses voyageaient dans les deux sens.

Dans « Rois africains et esclaves noirs » 7, l’historien Herman L. ­Bennett, spécialiste de la diaspora africaine à l’Université de la ville de New York, s’intéresse à un tout autre genre de diplomatie de l’Afrique précoloniale : les liens établis par les Portugais avec les royaumes africains qu’ils découvraient. Bennett relate un incident qui marque, selon lui, le début de la traite atlantique. En 1441, une expédition portugaise menée par Antão ­Gonçalves accoste près du cap Blanc, dans l’actuelle Mauritanie. Les Portugais sautent sur un homme qui suivait un chameau et le capturent. Ils en parlent comme d’un « Maure » (en l’occurrence, un musulman). À la tombée de la nuit, les Portugais font un second captif, une femme, qu’ils qualifient de « Mauresque noire », créant ainsi une distinction entre deux races supposées qui aura des effets profonds et durables sur la conception européenne de l’esclavage et de l’Afrique en général. Comme le remarque Bennett, dès les premiers contacts entre Européens et Africains, il y eut un grand flou dans les termes employés par les nouveaux arrivants pour désigner les populations locales et les contrées explorées qu’ils imaginaient être la Guinée, l’Éthiopie et même l’Inde. Les Noirs, toutefois, en furent réduits à leur couleur de peau dès le départ.

Avant que la traite atlantique ne soit pratiquée à grande échelle à la fin du XVIe et au XVIIe siècle, estime Bennett, les Portugais se débattaient avec des questions de doctrine catholique pour savoir qui, des Maures et des Africains « païens », ils étaient en droit de capturer et de réduire en esclavage. Dans la péninsule Ibérique, musulmans et chrétiens se capturaient et se réduisaient mutuellement en esclavage, mais certains insistèrent sur le fait que, dans les nouvelles contrées d’Afrique subsaharienne, seuls les païens – c’est-à-dire ceux qui n’étaient adeptes d’aucune des trois religions du Livre – étaient dénués de raison et pouvaient donc être vendus comme esclaves. Un élément pesait lourd dans le débat : lorsque les navigateurs portugais franchirent l’embouchure du fleuve Sénégal en direction du sud, ils réalisèrent qu’ils n’étaient pas en mesure de l’emporter militairement sur les puissants royaumes africains qu’ils découvraient. Les Portugais délaissèrent ainsi les razzias au profit du commerce et de la diplomatie.

Lors d’une autre expédition quelques années plus tard, un commandant en second portugais charge un autochtone, par l’intermédiaire d’un interprète, de transmettre le message suivant à son souverain : « Dis à ton roi […] que nous sommes les sujets d’un très haut et très excellent prince Henri […] qui se trouve aux confins de l’Occident, et que nous sommes venus ici sur ses ordres pour nous entretenir en son nom avec le grand et bon roi de cette contrée. » C’est ainsi que les Portugais commencèrent à se pourvoir en esclaves non pas dans des territoires n’appartenant à personne et peuplés par des sociétés sans État, mais auprès de monarques africains souverains qui leur vendaient, par exemple, des prisonniers capturés lors de guerres avec leurs voisins.

Dans le récit qu’il fait de son voyage de 1455 en Afrique, Alvise Ca’ da Mosto, un navigateur vénitien au service de la couronne portugaise, parle d’un seigneur de la région du fleuve Sénégal, Budomel, en ces termes : « [Ses] sujets sont respectueux et plein de révérence. Ils n’en feraient pas plus pour des dieux sur terre. » 8 À propos des relations entre les explorateurs portugais et les souverains locaux, Bennett écrit : « Les deux parties cherchaient constamment à imposer leurs usages commerciaux, mais ce sont les souverains africains qui dictaient le plus souvent les termes de l’échange. Les sujets portugais qui enfreignaient les règles africaines s’exposaient à des sanctions sévères et mettaient leur vie en danger. » De toute évidence, les Africains n’étaient pas des sauvages vivant dans un état proche de celui de nature, contrairement à l’idée qui s’est répandue en Occident avec l’essor de la traite atlantique et la colonisation du Nouveau Monde.

Bennett accorde une grande importance à ces premières rencontres. Avec son livre, explique-t-il, il vise à mettre à mal le récit en usage sur la montée en puissance de l’Europe, un récit selon lequel l’Afrique du début de l’époque moderne passe directement « de sauvage à esclave ». Bennett remet en question « les causes qui ont longtemps servi à englober la rencontre entre Européens et les Africains […] dans l’histoire de l’esclavage du Nouveau Monde, négligeant ainsi le rôle que l’Afrique et les Africains ont joué dans l’évolution des royaumes de la péninsule Ibérique et l’expansion impériale avant 1492 ».

 

À l’époque des voyages de Ca’ da Mosto, la couronne de Castille et celle du Portugal, les deux principaux royaumes chrétiens de la péninsule Ibérique, n’étaient pas encore parvenues à un accord à propos de leurs empires naissants et du sort à réserver à l’Afrique atlantique et à ses relations avec le reste du monde. En 1454, raconte Bennett, le roi Jean II de Castille intime à son neveu, le roi Alphonse V de Portugal, de se tenir à l’écart de l’Afrique, qui est sa « conquête ». Dans le cas contraire, il jure de lui « faire la guerre, dans le feu et le sang, comme à un ennemi ».

À cette époque, la couronne portugaise clame déjà haut et fort ses victoires dans la « guerre juste » menée contre les païens africains au nom de l’Église catholique. Bennett y voit, avec raison, une « fiction destinée à empêcher les autres princes chrétiens de revendiquer les territoires nouvellement “découverts” ». Alphonse V, que l’on surnomme déjà « l’Africain » de son vivant, exagère ses succès en Afrique. Il essaie surtout de gagner du temps, espérant obtenir de l’aide de la part du pape Nicolas V dans le conflit qui l’oppose à la Castille – secours qui arrive en 1455, sous la forme d’une bulle pontificale, Romanus Pontifex. Cet édit reconnaissant au roi du Portugal le droit de dominer la plus grande partie de l’Afrique sera l’une des premières d’une série de bulles papales qui partageront les nouvelles terres entre le Portugal et l’Espagne.

La thèse principale de l’ouvrage de Herman Bennett est que la concurrence acharnée à laquelle se livraient le Portugal et l’Espagne pour l’Afrique atlantique fut déterminante pour la formation de l’État-nation moderne et du nationalisme européen. Les premières identités nationales en Europe se sont forgées, dans une large mesure, sur la base de la concurrence en Afrique. Et cela, explique Bennett, n’apparaît absolument pas dans les histoires des pays occidentaux, qui passent directement de la conquête des îles Canaries au débarquement de Christophe Colomb en Amérique. « Nous avons perdu de vue à quel point les histoires de l’Europe et de l’Afrique du XVe siècle sont imbriquées », écrit-il.

 

De tous les ouvrages mentionnés ici, celui de Toby Green, historien de l’Afrique lusophone au King’s College de Londres, est de loin celui qui couvre la période la plus vaste. A Fistful of Shells s’ouvre sur la fondation de l’empire du Mali par Soundiata Keïta aux alentours de 1235 et court jusqu’au XIXe siècle. Il se fonde sur un matériau d’une telle diversité (recherches sur le terrain, documents d’archives, études des traditions orales africaines) qu’on a du mal à le classer.

L’un de ses points forts est qu’il montre, contre toute attente, que les Africains ont souvent réussi à tirer leur épingle du jeu durant les quatre siècles qui ont suivi leurs ­premiers contacts avec les Européens. Green évoque d’abord les conséquences politiques qu’eut en Afrique le début du commerce avec les Européens au XVe siècle. Si de grands États très structurés tels que l’Empire songhaï, qui avait succédé à celui du Mali, furent affaiblis et finirent par s’effondrer, des royaumes plus petits, dont beaucoup de vassaux, prirent leur autonomie et se consolidèrent grâce aux échanges commerciaux avec les nouveaux venus.

Au départ, c’est essentiellement l’or qui intéressait les Européens en Afrique, mais, avec l’essor de l’agriculture de plantation dans le Nouveau Monde à la fin du XVIe siècle, la demande d’esclaves africains augmenta de façon spectaculaire. Et ce sont ces petits royaumes, perpétuellement en guerre les uns contre les autres, ainsi que contre les peuples sans État et les grands empires, qui devinrent les principaux fournisseurs d’esclaves de l’Europe. Le fait que les Africains eux-mêmes aient pris part à la traite atlantique est désormais bien établi, et Green ne se montre pas avare de détails. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que plusieurs grands royaumes africains usèrent de tous les moyens pour se soustraire à la traite d’esclaves et résister à la domination croissante de l’Europe.

Le roi du Bénin (dans l’actuel Nigeria) et celui du Kongo (à cheval sur ­l’actuel Angola, la république du Congo et la République démocratique du Congo) refusaient catégoriquement de vendre des captifs aux Européens (mais leur en achetaient parfois) et réussirent ­pendant longtemps à empêcher les ­nouveaux arrivants de faire main basse sur d’autres ressources convoitées comme les métaux. L’histoire du royaume du Kongo est particulièrement éclairante. Ce pays, dont le roi était élu par une assemblée d’anciens, était un État très structuré à l’arrivée des Portugais, dans les années 1480. Le royaume se convertit rapidement au christianisme, qui avait encore peu pénétré dans l’ouest de l’Afrique à cette époque. En 1516, un voyageur portugais écrivait à propos du deuxième roi chrétien du Kongo, ­Alphonse Ier : « Sa vie chrétienne est telle qu’il m’apparaît à moi, non comme un homme, mais comme un ange envoyé par le Seigneur à ce royaume pour le convertir. »

Le Kongo eut des ambassadeurs auprès du Saint-Siège des années 1530 aux années 1620, mais ses relations avec le Portugal se détériorèrent en raison de l’esclavage. En 1526, ­Alphonse Ier écrit ainsi à Jean III de Portugal :« Beaucoup de nos sujets désirent acquérir les objets et marchandises que les gens de chez vous amènent ici. Afin d’assouvir cet appétit démesuré, ils capturent bon nombre de nos hommes libres et protégés. Il n’est pas rare qu’ils enlèvent des nobles et des fils de nobles, même des gens de notre parenté, pour les vendre ensuite aux hommes blancs résidant dans notre royaume ; ils les gardent cachés puis les emmènent secrètement la nuit. Dès que les captifs sont entre les mains des hommes blancs, ils sont marqués au fer rouge. »

Face au refus du Kongo de développer la traite, le Portugal fonde en 1575 une colonie attenante au royaume, à Luanda (l’actuelle capitale de l’Angola), qui lui sert de base arrière pour déstabiliser son ancien partenaire. Le royaume du Kongo oppose une résistance acharnée aux Portugais et finit par se tourner vers les Pays-Bas, qui ne pratiquent pas encore la traite et sont ennemis des royaumes d’Espagne et du Portugal alors unifiés. Le roi Pierre II du Kongo propose une alliance aux Pays-Bas et leur demande, dans une lettre de 1623, « quatre ou cinq navires de guerre ainsi que cinq cents à six cents soldats », qu’il s’engage à payer « en or, en argent et en ivoire ».

Les Pays-Bas acceptent l’alliance. Leur calcul est le suivant : en stoppant la traite dans cette région qui fournit à elle seule plus de la moitié des esclaves envoyés dans les colonies portugaises et espagnoles d’Amérique, ils espèrent mettre à mal le Brésil, société de plantation et à l’époque principale source de richesse du Portugal.

À la suite de cette alliance, l’Afrique devient un acteur majeur de la lutte pour le contrôle de l’Atlantique Sud durant la guerre de Trente Ans (1618-1648). Les Hollandais dépêchent des navires de guerre en 1624, puis à nouveau en 1641 – permettant cette fois au Kongo de chasser les Portugais. En 1648, une expédition portugaise partie du Brésil reconquiert l’Angola. Hegel ignorait tout cela, mais ici, sans aucun doute, l’histoire africaine rejoint l’histoire mondiale.

Ce qui causa la perte du Kongo, c’est la terrible hémorragie démographique provoquée par la traite après sa défaite contre le Portugal en 1665. Comme d’autres États qui avaient fait obstacle à la mainmise européenne, des royaumes puissants et très structurés tels que la Confédération ashantie et le royaume du Bénin, sa fragilité venait du fait qu’il n’avait plus la maîtrise de sa masse monétaire. Au Kongo, c’est une étoffe de fabrication locale et de qualité supérieure qui était le principal étalon de valeur et la principale monnaie d’échange, ainsi qu’un type de coquillage, le nzimbu, ramassé le long de la côte toute proche. Constatant le goût de la population locale pour l’étoffe, les Hollandais inondèrent la région de leurs premiers textiles manufacturés, anéantissant le marché du pagne fabriqué au Kongo. Après avoir reconquis Luanda, les Portugais inondèrent de la même manière la région de coquillages, aussi bien locaux qu’importés de l’océan Indien. Des catastrophes monétaires semblables s’abattirent sur les derniers grands royaumes ouest-africains, du fait, essentiellement, de la chute du cours de l’or qui suivit les découvertes de gisements dans le Nouveau Monde.

« Les inégalités entre l’Europe et l’Afrique atlan­tique résultent essentiellement de l’asymétrie économique de leurs échanges, écrit Toby Green. Pendant plusieurs siècles, les sociétés africaines exportaient ce que nous pourrions appeler des “devises fortes”, notamment de l’or, qui ne se déprécient pas avec le temps. » En échange, les Africains recevaient des cauris 9, du cuivre, du tissu et du fer, dont la valeur décroît avec le temps. Et, parallèlement, l’Afrique a été vidée de sa population, et sa main-d’œuvre asservie a été utilisée à des fins productives au profit des Amériques.

Green conclut sa vaste étude du pillage progressif du continent en regrettant le manque d’intérêt des historiens pour l’Afrique de l’époque précoloniale : « Dans la plupart des universités où l’histoire de l’Afrique est enseignée, on se focalise sur le présent et sur les problèmes du présent. C’est le cas au Royaume-Uni, aux États-Unis, au ­Brésil… Lorsqu’on remonte plus loin dans le passé, c’est toujours sous l’angle de l’esclavage, en répétant les vieux clichés sur des peuples primitifs et opprimés. Mais l’histoire de l’Afrique est bien plus complexe que cela ; et la cause ­première de bien des problèmes du présent réside précisément dans ce passé plus lointain. »

— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 27 juin 2019. Il a été traduit par Pauline Toulet.

Notes

1. Emmanuel Macron a regretté par la suite l’emploi du mot « civilisationnel ». Quant à Nicolas Sarkozy, il déclarait en 2007, dans son discours de Dakar : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. […] Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. »

2. Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Âge africain (Folio, 2014).

3. Selon Fauvelle, Abou Bakari II était le père de Mansa Moussa et non son prédécesseur sur le trône du Mali.

4. African Dominion: A New History of Empire in Early and Medieval West Africa (Princeton University Press, 2018).

5. On appelle « zone soudanienne » la bande du continent africain située entre le Sahel, au sud du Sahara, et le nord de la zone équatoriale.

6. L’Atlas catalan est composé de six parchemins pliés en deux et collés sur des panneaux de bois articulés.

7. African Kings and Black Slaves (University of Pennsylvania Press, 2018).

8. Voyages en Afrique noire d’Alvise Ca’ da Mosto (1455 et 1456), relation traduite et présentée par Frédérique Verrier (Chandeigne, 1994).

9. Le cauri est un petit coquillage de l’océan Indien traditionnellement employé comme monnaie.

 

La Famille Charles de Foucauld lance un appel pour Tamanrasset

Les Petits Frères de Jésus et les Petites Sœurs du Sacré-Cœur cherchent des volontaires, religieux ou laïcs,
pour renforcer leurs fraternités sur le plateau de l’Assekrem et à Tamanrasset, dans le Grand Sud algérien.

  • Anne-Bénédicte Hoffner,
                                               La Famille Charles de Foucauld lance un appel pour Tamanrasset
                                  Dans le massif du Hoggar, à 60 km au nord de Tamanrasset, en Algérie. P.RAZZO/CIRIC

L’appel est original mais il pourrait séduire des disciples du « frère universel ». « Les Petites Sœurs du Sacré-Cœur de Tamanrasset, et les Petits Frères de Jésus de Tamanrasset et de l’Assekrem lancent un appel à tous les laïcs, religieuses, religieux ou prêtres, qui pourraient se rendre disponibles pour venir vivre avec eux dans ces deux lieux du Sahara algérien, où a vécu Charles de Foucauld », écrivent-ils dans un texte commun.

Dès les années 1950, les frères et les sœurs de la Famille du religieux Charles de Foucauld ont voulu revenir et s’installer là où ce dernier a passé les onze dernières années de sa vie, et où il a été assassiné le 1er décembre 1916.

Évidemment, les lieux ont bien changé. L’ancien village de Tamanrasset, composé d’une vingtaine de
huttes en 1905,
est devenu une capitale administrative et militaire de plus de 150 000 habitants – Haratins et Touaregs
mais aussi désormais Arabes, Kabyles et Mozabites – auxquels s’ajoutent les migrants subsahariens.

Contemplation

Quant au plateau de l’Assekrem, toujours perché à 2800 mètres d’altitude au-dessus des somptueux paysages du Hoggar, il attire désormais les touristes européens et algériens. Les frères y ont restauré l’ermitage que Charles de Foucauld s’était fait construire pour faciliter ses contacts avec les Touaregs et ont construit plusieurs autres petits ermitages, offrant « un lieu propice au silence, à la contemplation et à une retraite spirituelle », ainsi qu’un plus grand pour les Petites Sœurs du Sacré Cœur.

Mais voilà, pour animer ces lieux fondateurs pour elle, la Famille Charles de Foucauld manque de bras : seuls deux frères assurent une présence à l’Assekrem, tandis que trois autres, ainsi qu’une Petite Sœur du Sacré Cœur, vivent à Tamanrasset.

 

Parce que « leur désir est de vouloir maintenir dans ce lieu-source leur présence d’amitié et de prière au milieu d’une population essentiellement musulmane », ils ont choisi de lancer ensemble, et avec le soutien de l’évêque de Ghardaïa, Mgr John MacWilliam, un « triple appel ». Celui-ci s’adresse à « des hommes religieux ou laïcs volontaires, attirés par une vie contemplative » et qui participeraient à l’accueil des retraitants comme des visiteurs de passage.

Présence discrète et solidaire

Les Petits Frères et Petites Sœurs toujours présents sur place souhaiteraient également accueillir un prêtre qui « ait le désir d’un temps au désert, de repos et d’études », à la manière du frère Charles, « dans la prière et l’accueil de tous ». Cette présence favoriserait la vie de leur petite communauté chrétienne.

Enfin, l’appel s’adresse également à des femmes, religieuses ou laïques, pour vivre « une présence discrète, contemplative et solidaire » au milieu des habitants de Tamanrasset.

Ces lieux dans lesquels a vécu le « frère universel » sont des « lieux de vie forts de sens pour une présence chrétienne », soulignent ensemble ceux qui continuent à les animer. « Nous cherchons à témoigner concrètement des valeurs de solidarité dans notre quotidien, avec la population musulmane qui nous accueille et les migrants des pays subsahariens, dont un certain nombre sont chrétiens. »

(1) Pour plus d’informations contacter : pour un prêtre, l’évêque de Laghouat : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. ; pour les hommes, petit frère Paul François Garrigou-Lagrange : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. ; et pour les femmes, petite sœur Isabel Lara : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.