Subsahariens, Chinois, Français… « En Algérie, la plupart des étrangers vivent en marge de la société »

Qui sont les travailleurs étrangers présents en Algérie ? D’où viennent-ils et dans quelles conditions vivent-ils ? C’est à ces questions qu’a tenté de répondre la grande enquête menée par le Cread. Entretien avec Mohamed Saïb Musette, l’un des coauteurs de l’étude.

Mis à jour le 5 juillet 2023 à 13:08
 

 

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Des ouvriers du bâtiment subsahariens, à Alger, le 10 mars 2023. © Fateh Guidoum/AP/SIPA

 

Des travailleurs étrangers vivant dans l’ombre, une baisse relative des personnes en situation régulière au profit de migrants sans statut ni couverture sociale. C’est l’un des principaux enseignements de l’enquête réalisée par cinq experts du Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread) et publiée le 13 juin. Sociologues et démographes ont étudié cinq wilayas – Oran, Alger, Bejaïa, Tlemcen et Tamanrasset – réputées pour être les principales régions d’emploi des migrants.

L’enquête retrace l’itinéraire de cette main-d’œuvre étrangère et son évolution sur le marché du travail, tant légal qu’informel. Elle montre aussi, explique Mohamed Saïb Musette, directeur de recherche au Cread, l’un des coauteurs de cette étude, qu’une forte proportion des travailleurs étrangers affirme être victime de certaines formes de discrimination.

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Jeune Afrique : La main-d’œuvre étrangère en Algérie est-elle homogène ?

Mohamed Saïd Musette : Absolument pas. On n’a pas un profil ou une identité globale. Nous avons plutôt une population étrangère hétérogène qui exerce dans les deux segments de l’économie, le moderne et l’informelle.

Dans le secteur moderne, nous avons une main-d’œuvre qui est en adéquation avec les exigences du marché du travail dans la mesure où ces étrangers disposent soit d’un permis de travail (pour les salariés), soit d’un registre de commerce. Dans l’économie informelle, les travailleurs ne sont pas affiliés à la sécurité sociale et travaillent en qualité d’indépendants, d’employeurs ou de salariés sans aucun enregistrement.

Selon les résultats, les travailleurs étrangers se divisent en deux catégories distinctes : les nouveaux migrants arrivés au cours des cinq dernières années en provenance généralement d’Afrique subsaharienne, avec un niveau d’instruction faible, une expérience professionnelle limitée, une situation financière précaire, une intégration très faible et l’espoir de réduire la durée de transit par l’Algérie.

Le deuxième profil regroupe les travailleurs migrants temporaires. Originaires, généralement, des pays arabes et asiatiques, ces anciens travailleurs migrants sont plus instruits et expérimentés, et mieux intégrés dans l’économie algérienne.

Comment cette main-d’oeuvre évolue-t-elle sur le marché du travail ?

On observe, selon les données accessibles, une baisse du volume des travailleurs étrangers. Au début de ce millénaire, ils étaient à peine un millier de salariés détenteurs d’un permis de travail, avant que ce chiffre ne passe en 2016 à 100 000. Fin 2020, le nombre de permis en cours de validité était divisé par cinq, soit moins de 20 000 étrangers bénéficiaires. Il est à souligner que les ressortissants de certains pays (comme la Tunisie ou la France) ne sont pas soumis au régime de permis de travail. Ils doivent néanmoins être enregistrés. Le volume des travailleurs exerçant sans aucun papier reste statistiquement insaisissable.

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Quels sont les secteurs les plus prisés ?

Pour les salariés, les secteurs du BTP et du commerce constituent des niches. Les commerçants (personnes physiques) constituent le gros des troupes. Ils sont sept fois plus nombreux que les sociétés (personnes morales). Ces étrangers sont principalement présents dans les services (34 %) et dans « la production des biens » (33 %), selon les données officielles en 2021.

Les Chinois forment-ils toujours la première communauté en Algérie ?

Cinq communautés ont une forte présence dans le secteur moderne : les Français (avec plus de 2 000 sociétés), les Turcs, les Syriens, les Tunisiens et les Chinois.

La nationalité d’origine est-elle déterminante dans l’intégration à la société algérienne ?

Sur le plan de l’intégration économique, on peut affirmer qu’avec le temps les migrants finissent par être mieux intégrés, même à la marge du secteur moderne, avec une certaine stabilité dans l’emploi, un revenu supérieur au salaire minimum, et habitent dans des conditions plus ou moins décentes.

L’intégration est ainsi liée à la durée de la présence en Algérie. Mais la majorité des étrangers vivent en marge de la société, sans chercher une intégration sociale. Le contrat de travail (écrit ou non) achevé, l’étranger opte pour le retour, qu’il travaille dans le formel ou l’informel, qu’il soit en situation régulière ou irrégulière.

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Avez-vous noté durant votre enquête l’émergence d’un repli identitaire et d’une stigmatisation des étrangers ?

Cette enquête met en exergue des différences de pratiques cultuelles des étrangers par rapport à la société algérienne. Le repli identitaire tout comme la stigmatisation sont un phénomène social commun à toute société humaine face aux étrangers de culture différente. L’Algérie n’en est pas exempte.

Notre étude montre que 16 % des étrangers affirment être victimes de discrimination, laquelle est plus intense à l’égard des Subsahariens (32 %) que des Arabes ou des Asiatiques. L’Algérien oublie parfois qu’il est aussi africain. Plus que la discrimination, le racisme noir-blanc est latent.

Le verrouillage des frontières européennes a-t-il accentué ce qu’on appelle la transition migratoire ?

Certes, les restrictions européennes sont à l’origine de la fabrique des migrations de transition, mais celles-ci se font de moins en moins à travers l’Algérie. La migration de transit, à travers l’Algérie vers l’Europe, semble être en baisse si on compare les données des enquêtes.

Selon nos résultats, 21 % des migrants ont toujours l’intention de gagner un autre pays, plutôt en Europe. Mais une enquête de CISP/SARP menée en 2008 indiquait que la part des migrants subsahariens qui transitaient alors par l’Algérie pour rejoindre l’Europe était de l’ordre de 40 %. Le taux de migrants aspirant à entrer en Europe a donc été réduit de moitié entre ces deux dates.

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Comment évaluez-vous la politique migratoire de l’Algérie ?

La politique migratoire algérienne n’est pas figée dans un schéma, un discours ou un programme. La stratégie adoptée repose sur une distribution des missions entre différents secteurs, la coordination intersectorielle se faisant au niveau de la primature. Cette stratégie évolue en fonction des conjonctures. Au niveau international, l’Algérie s’est abstenue de signer le Pacte mondial des migrations (2018), mais elle a déposé en 2021 auprès des Nations unies un rapport volontariste sur l’implémentation de ce pacte.

Au niveau régional, elle n’a pas non plus signé le Protocole de l’Union africaine sur la libre circulation des personnes (2018). En même temps, l’Agence nationale de la coopération internationale dispose d’un fonds de 1 milliard de dollars pour soutenir le développement des pays africains. Enfin, au plan national, une loi sur la discrimination a été adoptée en 2020, et une nouvelle loi sur la traite des êtres humains vient de l’être en 2023. La loi sur le séjour des étrangers (2008) est entrée en révision. Pour rappel, enfin, des bourses d’études supérieures sont accordées, depuis les années 1960, aux étudiants africains.