Guinée : Alpha Condé peut-il vraiment gouverner « autrement » ?

| Par - envoyée spéciale
Le président guinéen Alpha Condé au siège de l’Union africaine, à Addis-Abeba, en février 2020.

 

Depuis sa réélection, en octobre 2020, Alpha Condé a mobilisé l’exécutif autour d’un engagement, celui de changer de mode de gouvernance. Reste à savoir si c’est une « petite révolution », comme le soulignent ses équipes, ou un simple slogan.

Il y a sans doute des jours où, avec un peu de chance, on peut se permettre de ne pas aller au travail sans que personne ne s’en aperçoive. Le 8 mars 2021 n’était pas de ceux-là pour les employés de certains départements ministériels guinéens, dont l’absence a été constatée par leur supérieur : le président Alpha Condé lui-même. Ces « descentes surprises » du chef de l’État dans les administrations et les ministères ont un but bien précis, a-t-il expliqué : lutter contre l’absentéisme. « Toute absence sans justificatif vaut avertissement », menace d’ailleurs le président guinéen dans un entretien accordé fin mars à Jeune Afrique.

Au-delà de la mesure symbolique que représentent ces visites improvisées, l’avertissement, on l’a bien compris, est tout autre. Il vise à informer non pas uniquement les ministres et l’administration, mais l’ensemble du pays : en Guinée, les choses se feront désormais autrement. Cette « volonté de rupture » a été annoncée et détaillée par le chef de l’État lors de son investiture, le 14 décembre dernier. Meilleure redistribution des richesses, éradication de la corruption, redynamisation de l’administration, rationalisation de la dépense publique… Cette nouvelle bonne gouvernance implique beaucoup de promesses. L’exécutif pourra-t-il les tenir ?

On prend les mêmes et on recommence

« Ce processus correspond à trois piliers, détaille le ministre d’État, secrétaire général et porte-parole de la présidence, Kiridi Bangoura. Il s’agit d’abord de consolider nos acquis, et de remettre en question certaines pratiques, pour augmenter l’efficacité du gouvernement. Le deuxième pilier est celui de la bonne gouvernance : nous devons nous assurer que le moindre denier public est utilisé pour la bonne cause et le bon objectif. Le progrès social constitue le troisième pilier. » Avec un objectif pour le gouvernement : doubler les recettes intérieures du pays, qui représentent aujourd’hui 13 % du budget national, pour atteindre 26 % d’ici à 2026.

Pour cela, Alpha Condé entend remettre tout le monde au pas. Certifications des fonctionnaires avec l’appui de la Banque africaine de développement (BAD), « contrats de performance » passés avec ses ministres… Les évaluations – pour ne pas dire la surveillance accrue – des agents de l’État et du gouvernement seront renforcées.

« Au sein des ministères, tous ont des objectifs clairs de mobilisation des recettes, et s’engagent à les atteindre. S’ils ne les atteignent pas, le président tirera les conséquences qui s’imposent », détaille le ministre de l’Information et de la Communication, Amara Somparé. « Rien ne sera plus comme avant, promet Alpha Condé. Le temps du laisser-aller, du laisser-faire et de l’oisiveté dans le service public est révolu. »

En dépit de ces grands changements annoncés, l’équipe qui gravite autour d’Alpha Condé, elle, est restée majoritairement inchangée. Le Premier ministre, Ibrahima Kassory Fofana, avait été rapidement reconduit à la tête du gouvernement le 15 janvier. Et le reste de son équipe a été progressivement nommé par la suite, avec une seule nouvelle membre : Kadiatou Emilie Diaby, chargée des Travaux publics.

Les autres ministres, reconduits à leur poste ou orientés vers un autre cabinet, faisaient déjà partie de l’équipe précédente. Sans surprise, les proches du président conservent les ministères régaliens : Mohamed Diané, gardien du temple du parti présidentiel, garde le contrôle du portefeuille de la Défense, Damantang Albert Camara celui de la Sécurité. Si ces reconductions n’ont pas manqué de provoquer une certaine frustration au sein du Rassemblement du peuple de Guinée (au pouvoir), celle-ci a rapidement été étouffée en interne.

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LE CHEF DE L’ÉTAT AURAIT ÉTÉ TENTÉ PAR UNE « PETITE RÉVOLUTION » AU SEIN DE SES ÉQUIPES

Gouverner autrement, donc… mais avec les mêmes ? Kiridi Bangoura n’y voit rien de paradoxal : « Pour faire les choses autrement, il faut changer les hommes, mais aussi donner à tous la chance de changer en même temps. Pas seulement le gouvernement, mais aussi les Guinéens. C’est la posture générale de la société qui doit changer. » « Ce n’est pas parce que l’on garde la même équipe que l’on ne peut pas changer de système de jeu », renchérit Amara Somparé.

Un proche du chef de l’État raconte toutefois que ce dernier avait été tenté par une « petite révolution » au sein de ses équipes. Il aurait en effet envisagé de demander la démission du gouvernement bien avant le 15 janvier, quitte à laisser les secrétaires généraux gérer les affaires courantes pendant plusieurs semaines.

Tour de vis

Cette idée de « gouverner autrement » met toutefois mal à l’aise, même au sein de l’équipe gouvernementale. « Il est possible de reconnaître qu’on n’a pas été à la hauteur des attentes des populations, mais il ne fallait peut-être pas le dire comme ça, glisse un membre de l’exécutif. D’autant plus que cette expression ne veut pas dire grand-chose : après tout, on ne peut gouverner autrement que selon ce qui est prévu par les textes régaliens. » Promettre de faire les choses différemment après dix ans passés à la tête de l’État, et au sortir d’une réélection contestée, n’est pas pour autant un aveu d’échec, veut croire l’équipe gouvernementale.

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AVEC LES RESSOURCES MINIÈRES ET AGRICOLES DONT NOUS DISPOSONS, COMMENT EXPLIQUER QUE NOUS N’AYONS PAS MIEUX FAIT JUSQU’À PRÉSENT ?

« Comme Alpha Condé le disait au moment de son élection, il a hérité d’un pays, pas d’un État. Il a eu beaucoup de réformes structurelles et profondes à à faire pour remettre le pays en ordre de marche », défend Kiridi Bangoura, qui parle d’un « souci de perfectionnement ». « Le président se pose la même question que tout le monde, se risque le porte-parole : avec les ressources minières et agricoles dont nous disposons, comment expliquer que nous n’ayons pas mieux fait jusqu’à présent ? »

On l’a bien compris, le chef de l’État entend ne plus rien laisser passer. Déjà peu réputé pour sa capacité à déléguer, Alpha Condé semble bien loin de lâcher du lest à ses équipes en ce début de troisième mandat. C’est ainsi que la Mission d’appui à la mobilisation des ressources internes (Mamri) a échappé au contrôle de la primature. Cette mission, chargée de la politique fiscale structurelle et de la modernisation des administrations fiscales afin de mobiliser les ressources internes, est désormais rattachée directement à la présidence.

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UNE SUPERPOSITION DES AGENCES POURRAIT ÊTRE PRÉJUDICIABLE À L’ACTION PUBLIQUE

Un poste spécialement conçu pour garder un œil sur les marchés publics depuis la présidence a également été créé. Nommée par décret, Myriame Naila Conté, ancienne fonctionnaire de la BAD, est chargée du suivi des passations de marchés publics. Il existe pourtant déjà, depuis la réforme du code les concernant en 2012, une direction censée en assurer le contrôle, rattachée au ministère des Finances. En coulisses, certains s’en étonnent et évoquent une « superposition des agences » qui pourrait être préjudiciable à l’action publique.

« Nous sommes dans un régime présidentiel, balaie Amara Somparé. Il est normal que le président veuille garder un œil sur les réformes majeures qu’il initie, surtout lorsque l’on touche aux marchés les plus sensibles, avec les montants les plus importants. » Officiellement, la fonction de Myriame Naila Conté permettra donc de mieux suivre la commande publique, qui constitue l’essentiel des dépenses de l’État, via un système de contrôle « à deux niveaux ».

Marketing politique

Pour le politologue Kabinet Fofana, en mettant l’accent sur le contrôle de l’équipe gouvernementale et de l’administration, Alpha Condé tente de battre en brèche les reproches d’une partie de l’opposition, qui considère qu’il n’en a pas assez fait au cours de ses mandats précédents. « Le chef de l’État parvient à jouer sur deux positions : parler de “gouverner autrement” lui permet de se positionner comme quelqu’un qui veut bien faire… mais avec une équipe qui n’en fait pas suffisamment, estime-t-il. Cette politique apparaît presque comme un slogan de campagne, qui toucherait plus au marketing politique. »

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BILAN : UNE BAISSE DRASTIQUE DES REVENUS DES MÉNAGES, UNE AGGRAVATION DU CHÔMAGE ET UNE FLAMBÉE DES PRIX

De son côté, Cellou Dalein Diallo, adversaire d’Alpha Condé à la dernière présidentielle, a opposé au « gouverner autrement » un bilan moins reluisant, celui d’une « crise économique, marquée par une baisse drastique des revenus des ménages, une aggravation du chômage et une flambée des prix des denrées de première nécessité ». Vainqueur autoproclamé du scrutin d’octobre, le leader de l’Union des forces démocratiques de Guinée, désormais forcé de mener ses assemblées générales par visioconférence, a perdu certains de ses cadres au profit du cabinet du nouveau chef de file de l’opposition.

Il en est de même pour l’Union des forces républicaines (UFR) de Sidya Touré, qui avait fait le choix de boycotter la présidentielle, lui. Mamadou Sylla, éphémère candidat au scrutin de 2020 qui avait finalement soutenu la candidature d’Apha Condé, a réussi à compter plus de membres de l’opposition dans son cabinet que de députés à l’Assemblée.

Il a toutefois promis de mener une opposition réfléchie à Alpha Condé : de quoi placer l’exécutif dans une position de force telle qu’il pourra mener à bien ses réformes sans difficultés, même si certaines risquent d’être impopulaires ? « Nous sommes dans une situation de détente politique. Mais à présent que la réélection est passée, il va falloir gérer les six années à venir : cela promet d’être une autre paire de manches », prédit Kabinet Fofana.