Côte d’Ivoire : la machine Hamed Bakayoko

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envoyée spéciale à Abidjan

Tout juste élu maire d'Abobo, le ministre de la Défense est l'un des hommes les plus puissants du gouvernement. Il se défend d'une quelconque ambition, mais apparaît comme un prétendant sérieux pour 2020.

Ce jour-là, Hamed Bakayoko a quelque chose d’un gargantua. Le squelette du poisson craque sous ses dents, il recrache les arêtes pendant que ses doigts dépiautent la viande puis, entre deux bouchées, plonge sa fourchette dans une assiette de riz. Le colosse a de l’appétit. Autour de la table, il n’y a que des très proches, mais l’agitation de l’extérieur se fait entendre. La foule est prête à attendre des heures pour l’apercevoir. Elle espère un billet, une casquette, un tee-shirt. L’écho des voix traverse les murs : « Hamed, Abobo est pour toi ! »

Depuis quelques semaines, Hamed Bakayoko a délaissé sa grande et chic villa de la Riviera (à Abidjan) pour installer son fief ici, dans ces rues sablonneuses. Ce 6 octobre, il est en pleine campagne et doit s’assurer une large victoire une semaine plus tard. Le matin, il disputait un match de football ; l’après-midi, un nouveau meeting l’attend, puis il doit aller soutenir un autre candidat. « À quoi carburez-vous ? » Il ne répond pas.

Électriser la foule

Le ministre de la Défense veut devenir maire d’Abobo. Cette commune pauvre de plus de 1 million d’habitants est l’une des plus peuplées du pays et, surtout, elle représente le plus important bastion du parti au pouvoir à Abidjan. Quelques jours plus tôt, le lancement officiel de sa campagne a été grandiose. La place était pleine à craquer. D’Amadou Gon Coulibaly, le Premier ministre, à Henriette Diabaté, la présidente du Rassemblement des républicains (RDR), et à Masséré Touré, la directrice de la communication et nièce du chef de l’État, tous les pontes du régime étaient là.

Les rois de la musique ivoirienne faisaient l’animation, et le candidat a assuré le show : « Les gens disent : “Il est parachuté !” Oui, mais ça n’est pas n’importe quel parachutage. C’est un commando parachutiste des forces spéciales d’Alassane Ouattara ! » hurle-t-il avant de se mettre au garde-à-vous. Le patron des militaires aux ordres de la population, c’est le gimmick de sa campagne – et ça marche : l’homme sait électriser la foule. « Le rassemblement avait des allures de meeting présidentiel », souffle un journaliste.

ISSOUF SANOGO/AFP

Depuis des jours, des sommes impressionnantes sont déversées dans la commune. Ses opposants estiment qu’au total plus de 5 milliards de F CFA (7,6 millions d’euros) ont été dépensés par le candidat – « des estimations extravagantes », balaie-t-on dans l’équipe de Hamed Bakayoko, sans toutefois vouloir dévoiler le budget de cette campagne hors normes. Une chose est sûre : Hambak, comme il est surnommé, ne compte pas. Il donne 5 millions à cette commerçante, qui s’écroule d’émotion, 30 millions à d’autres, offre des 4X4 aux forces de police… Ses adversaires ne peuvent rivaliser. « Nous espérons au moins 60 % des voix », dit un membre de son équipe de campagne. Finalement, il obtiendra un peu moins, 58,99 %, loin devant son principal adversaire, Tehfour Koné et ses 20,83 %.

Quand il y a péril en la demeure, Hamed est souvent l’ultime recours », estime un autre cadre du RDR

La partie n’était pourtant pas gagnée d’avance. Des rumeurs laissaient entendre depuis plusieurs mois que Guillaume Soro, l’ancien chef de la rébellion des Forces nouvelles (FN), avec lequel les relations sont électriques, envisageait de se présenter. Les proches de Soro ont finalement soutenu Tehfour Koné, un enfant d’Abobo qui, depuis plusieurs années, arpentait le terrain avec détermination.

Dans sa quête, le candidat indépendant pouvait capitaliser sur la désaffection des électeurs traditionnels du RDR. À Abobo comme ailleurs, la déception s’est fait entendre. Alors même que la commune était contrôlée par deux caciques du parti, sa gestion était ouvertement critiquée au sein de la formation. « Adama Toungara [le maire sortant et médiateur de la République] et Kandia Camara [députée de la commune et secrétaire générale du RDR] passaient plus de temps à essayer de se neutraliser qu’à changer les choses », regrette un cadre du parti.

Face au risque de désaffection encouru par le RDR, Alassane Ouattara a décidé de lancer son poids lourd dans la bataille. « Quand il y a péril en la demeure, Hamed est souvent l’ultime recours », estime un autre cadre du RDR. « Le président l’a appelé pour lui dire : “J’ai réfléchi, il faut que ce soit toi.” Mais Hamed ne se sentait pas vraiment convaincu », raconte l’un de ses proches.


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« Petit Pasqua »

Le ministre a hésité. Cela ne lui ressemble pas, il a une réputation de fonceur. « Ce n’est pas un intellectuel, il y va tête baissée. Il n’a peur de rien, c’est sa force », estime un homme qui le connaît bien. Au lendemain de la crise, en 2011, alors que le pays est loin d’être stable, le golden boy, plus réputé pour ses déhanchés et son art de la communication que pour sa maîtrise du milieu sécuritaire, est nommé ministre de l’Intérieur. Six ans plus tard, après deux séries de mutineries qui ont sérieusement ébranlé le régime, le président confie le portefeuille de la Défense à son « petit Pasqua ». Seul ministre d’État, il est aujourd’hui l’un des hommes les plus puissants du pays.

Ce fidèle est chargé de reprendre en main l’armée. Du haut de son mètre quatre-vingt-neuf, fort d’années de pratique des arts martiaux, le voilà face aux turbulents militaires, un jour en treillis, l’autre en survêtement pour jogger avec eux. Il écoute les revendications et le malaise. « Certaines casernes sont tellement dégradées… On a démarré des travaux. Des cantines étaient si mauvaises que les soldats devaient sortir pour manger. J’ai décidé de changer tout ça », explique-t-il.

Comme lorsque, ministre de l’Intérieur, il a piloté le Centre de coordination des opérations décisionnelles (CCDO), il s’assure la loyauté de certains hommes en leur octroyant des privilèges, remodèle les forces spéciales… Il s’appuie aussi sur ses vieilles amitiés, notamment avec Issiaka Ouattara – dit Wattao –, l’ancien comzone devenu patron de la Garde républicaine, avec lequel Hambak partage notamment le goût de la fête.


ISSOUF SANOGO/AFP

Pour l’instant, la méthode Bakayoko paye. Cela dit, il s’agit pour beaucoup de communication. Les problèmes de fond perdurent,  estime l’universitaire Arthur Banga

Depuis son arrivée à la Défense, il y a bien eu ce pic de tension à Bouaké, en janvier, mais globalement la situation s’est apaisée. « Pour l’instant, la méthode Bakayoko paye, estime l’universitaire Arthur Banga. Cela dit, il s’agit pour beaucoup de communication. Les problèmes de fond perdurent. » Un autre spécialiste de l’armée se fait plus sévère : « Il faut des réformes structurelles et un vrai connaisseur. Hamed Bakayoko à la Défense, c’est le symbole de la faiblesse d’Alassane Ouattara dans ce domaine. »

Mais, d’après l’entourage du président, Hamed Bakayoko était le seul à même de faire face à Guillaume Soro, cet allié soupçonné d’être derrière les déstabilisations du pays. À 53 ans, il sait parler aux jeunes et aux habitants des quartiers populaires. « Comme vous, j’ai dormi sur une natte, et c’est moi qu’on envoyait au marché. Nous avons la même histoire et nous pouvons avoir le même destin », scande le natif d’Adjamé, un autre quartier populaire d’Abidjan, devant les Abobolais. L’ancien patron de la radio Nostalgie n’hésite pas à débarquer au milieu de la nuit à l’Internat, le temple populaire du zouglou.

« Il est proche du peuple, il partage ses goûts, fréquente parfois les mêmes lieux. Ce n’est pas un politique en costume et cravate », résume Salif Traoré, alias A’Salfo, le leader du groupe Magic System. Un jour avec Karim Keïta, le fils du président malien venu le soutenir, le lendemain avec la star congolaise Koffi Olomidé ; un matin casquette sur la tête en meeting, l’après-midi en costume à Conakry… Hamed Bakayoko est un caméléon.


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Imposant et bagarreur

Depuis trente ans, il marche au culot. Ally Coulibaly, aujourd’hui ministre et alors directeur de la Radiodiffusion-télévision ivoirienne (RTI), se souvient de ce jeune qui faisait le pied de grue devant ses locaux. « C’était en 1990, on tournait le film de campagne pour la réélection de Félix Houphouët-Boigny. Plusieurs jours, je l’ai vu devant notre siège. Il soutenait le président et voulait témoigner. J’ai fini par lui dire d’entrer. Devant les caméras, il a été percutant. »

Alassane Ouattara se rappelle cette interview lorsque, l’année suivante, Hamed Bakayoko se présente, sans invitation, à son mariage avec Dominique Nouvian. L’effronté vient alors de créer un journal, Le Patriote, et souhaite couvrir l’événement. « C’est leur premier vrai contact », se remémore Ally Coulibaly. Aujourd’hui, Hamed Bakayoko est l’une des personnes les plus proches du couple présidentiel. Lui qui a perdu sa mère lorsqu’il était enfant dit de la première dame qu’elle est sa « deuxième maman ».

À l’époque, s’il n’évolue pas encore dans les plus hautes sphères politiques, l’imposant et bagarreur Hamed est déjà une figure des campus. Après s’être éveillé à la politique dans le Burkina Faso de Thomas Sankara, où, en 1984, il est parti suivre des études de médecine, il rentre à Abidjan et devient le patron de la Jeunesse estudiantine et scolaire du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (JESPDCI). Alors que, pendant ces années-là, l’ambiance est chaude dans les universités, très politisées, il est chargé d’infiltrer la puissante Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci). « C’était lui qui payait et entretenait les loubards chargés d’aller casser les membres de la Fesci, affirme l’un des dirigeants du syndicat. C’était un bon petit. Il mouillait le maillot, donnait de sa personne. »

Partisan de la négociation

Déjà, Hamed est un homme de mission. Intuitif, il a le contact facile et des connaissances dans tous les milieux. Durant la rébellion, alors que les relations sont tendues entre Amadou Gon Coulibaly et Guillaume Soro, il est l’un des messagers du RDR auprès des FN. Ces dernières années, c’est lui qui devait « gérer » Pascal Affi N’Guessan.

En se rapprochant du leader du Front populaire ivoirien (FPI), il est parvenu à diviser l’opposition. Ces derniers mois, il discutait ardemment avec la frange la plus dure des pro-Gbagbo, notamment avant l’annonce de l’amnistie accordée à 800 prisonniers politiques. Il est désormais en première ligne dans les négociations avec le PDCI depuis qu’Henri Konan Bédié a décidé de mettre fin à son alliance avec le RDR. « Ce n’est que passager, ça va s’arranger », assure Hamed Bakayoko, partisan de la négociation avec les anciens alliés.

« Il est peu à peu devenu indispensable », estime un cadre du RDR. Même Amadou Gon Coulibaly, l’une des rares personnes pouvant prétendre être plus proche que lui du président, n’a pas eu gain de cause quand il a souhaité le sortir du gouvernement, en janvier 2017. Le Premier ministre voyait-il en lui un rival pour la présidentielle de 2020 ? Hamback refuse d’évoquer ses ambitions.

« Je ferai ce qu’Alassane Ouattara me dira de faire », répond-il. « Il vit le moment présent, l’avenir ne le préoccupe pas, assure sa femme, Yolande. Parfois, lorsqu’il y a un problème et que je ne parviens pas à m’endormir, je me tourne et me retourne dans le lit. Lui, il dort comme un bébé. » À quoi rêve-t-il ? Un ministre s’avance : « Mettons-nous à sa place, quand la vie vous sourit ainsi, vous pensez que tout devient possible ! »


Des amitiés par-delà les frontières

Régulièrement envoyé spécial d’Alassane Ouattara, Hamed Bakayoko a été à la manœuvre en 2017 lors de la médiation au Togo, où il entretient de très bons rapports avec Faure Gnassingbé. Proche du Burkinabè Roch Marc Christian Kaboré, il l’avait fortement soutenu lors de sa campagne présidentielle, en 2015.

On le voit aussi régulièrement avec Karim Keïta, le fils du dirigeant malien Ibrahim Boubacar Keïta, ou en compagnie du souverain marocain Mohammed VI. Enfin, il est proche d’Ali Bongo Ondimba – à l’époque, c’est Maixent Accrombessi, qui était le directeur de cabinet du président gabonais, qui avait fait le lien.