Game changers – Zondo, Touré, Merzoug… Les justiciers incorruptibles

Mis à jour le 8 décembre 2021 à 16:16
 

Idrissa Hamidou Touré, Saadeddin Merzoug et Raymond Zondo © Stéphanie Scholz/Colagène

 

« Game changers » (3/7). Ils sont en première ligne sur le front de la lutte contre la corruption et bataillent pour garantir l’indépendance de la justice dans un contexte souvent difficile. Portraits de ces « justiciers » du continent.

Lutte anticorruption : Z comme Zondo

Raymond Zondo.

 

Raymond Zondo. © Stéphanie Scholz/Colagène

L’exercice n’est guère aisé lorsqu’il s’agit d’identifier, en dehors de la sphère des ONG, des personnalités publiques qui font véritablement bouger les lignes en matière de lutte contre la corruption en Afrique. Sur un continent où la plupart des États et des gouvernements occupent le bas des classements, c’est sans doute en Afrique du Sud que le problème semble avoir été réellement pris à bras-le-corps ces dernières années.

Quand Jacob Zuma a nommé, en juin 2017, Raymond Zondo vice-président de la Cour constitutionnelle, la plus haute juridiction du pays, il ne se doutait pas que celui-ci deviendrait un artisan de sa chute moins d’un an plus tard. Le magistrat prendra en effet, en janvier 2018, la tête de la commission d’enquête chargée de faire toute la lumière sur les graves accusations de corruption pesant sur l’ancien chef de l’État et portées par Thuli Madonsela – l’inébranlable ex-médiatrice de la République, elle-même nommée en 2009 par Jacob Zuma –, dans un rapport rendu public à la fin de 2016.

Le document, au titre évocateur (« State of capture » : « L’État de la captation »), dépeint sur plus de 350 pages la corruption systémique orchestrée au plus haut niveau de l’État par un puissant réseau mafieux à la tête duquel se trouve l’influente famille Gupta, d’origine indienne, qui aurait bénéficié de contrats gouvernementaux très avantageux, évalués à plusieurs centaines de millions d’euros.

Selon l’ancien ministre des Finances Pravin Gordhan, près de 100 milliards de rands (6 milliards d’euros) se seraient évaporés des caisses publiques au profit d’intérêts privés sous la présidence Zuma, de 2009 à 2018. Un peu plus du dixième de cette somme aurait été distribué en pots-de-vin ou blanchi avec la complicité de hauts cadres de l’ANC, à commencer par son secrétaire général, Ace Magashule, soupçonné de corruption dans le cadre d’un contrat irrégulier d’audit de désamiantage en 2014.

Le caractère inédit des révélations, ajouté à l’ampleur des prévarications dans un pays où plus de la moitié de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, précipite la chute de Jacob Zuma, contraint de démissionner. Mais ce n’est que le début d’un long bras de fer judiciaire entre le juge Zondo et le clan de l’ancien président sud-­africain, pourtant mis en cause par plusieurs dizaines de témoins, dont les auditions sont retransmises en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux.

Tout d’abord le juge ménage Jacob Zuma, 79 ans, lui préférant « une invitation » à témoigner à une citation à comparaître. L’ex-chef de l’État refuse pourtant de s’y plier, multipliant les recours ou faisant valoir son droit au silence. En février 2021, un dernier faux-bond finit par exaspérer Raymond Zondo, resté jusque-là imperturbable. Pour ne pas avoir répondu à une énième convocation de la commission d’enquête malgré une ordonnance de la Cour constitutionnelle lui refusant son droit au silence, Jacob Zuma est condamné, en juin, à quinze mois de prison pour « outrage à la justice ». Devenant ainsi le premier président postapartheid à se retrouver derrière les barreaux.

Hermann Boko

Idrissa Hamidou Touré, procureur à poigne

Idrissa Hamidou Touré.

I

drissa Hamidou Touré. © Stéphanie Scholz/Colagène

Il est sous les feux de la rampe. Son nom rime presque avec mandat de dépôt. Idrissa Hamidou Touré, procureur du parquet de la commune IV du district de Bamako, le deuxième plus important du pays, a accroché à son tableau de chasse des célébrités du microcosme bamakois. Parmi elles, Diaba Sora, surnommée la Kim Kardashian malienne, écrouée pour « injures sur les réseaux sociaux », ou encore Kaou Djim, quatrième vice-président du Conseil national de transition (CNT), inculpé pour « atteinte au crédit de l’État et trouble à l’ordre public » après des propos tenus dans un média local.

Cette dernière affaire a provoqué un tollé dans certaines rédactions, qui y ont vu une atteinte à la liberté d’expression. Réponse de Touré : « La liberté d’expression ne couvre pas les injures, les invectives, les dénigrements et autres attaques personnelles sur fond de petites rancœurs mal éteintes, de règlements de compte politiques. »

Sur un continent où faire respecter la loi, le droit et les libertés individuelles relève bien souvent d’une gageure, au Mali, Idrissa Hamidou Touré détonne. Être « un empêcheur de tourner en rond pour les fauteurs de troubles », c’est la mission qu’il a donnée à son parquet. Touré n’hésite pas à aller chercher ces derniers jusque dans des textes de rap. Wizy Wozo, 19 ans, très suivi sur les réseaux sociaux l’a appris à ses dépens : « Si la “go” [petite amie] te manque de respect, fais-lui subir un viol collectif », chante-t-il dans son titre Anhan. Touré s’est autosaisi et l’a fait arrêter pour « apologie du viol ».

« C’est le meilleur juge que le Mali ait connu », affirme un Bamakois. Nommé en octobre 2020, ce magistrat de 37 ans, formé à Bamako, à Limoges (France) puis à Saint-Louis (Sénégal), est fier quand il égrène ses états de service : Bougouni, Yelimané, et même Bafoulabé, dont il garde encore, comme un trophée, « les lettres de félicitations des chefs de village et des élus locaux ». Pourtant, dans l’univers judiciaire malien, certains de ses confrères croient que « le pouvoir lui est monté à la tête ». « Il a transformé son parquet en agence de communication et en un parquet à compétence illimitée. Il s’autosaisit de n’importe quelle infraction pouvant avoir des retentissements médiatiques », dégaine un juge sous le couvert de l’anonymat. « Pour le commun des mortels, c’est un héros, mais pour les juridictions il ne vaut rien. Il veut juste plaire aux autorités. C’est un chercheur de place », assène un autre.

À ces attaques, Touré répond : « Un magistrat qui n’agit que sur instruction doit son poste à la culture de la médiocrité et à la soumission récompensée. » Et ajoute : « Les régimes viennent et passent, les magistrats restent. Nous appartenons à un pouvoir permanent et n’avons pas à vendre notre âme aux passants. » Le procureur est attendu sur un dossier brûlant, qui a focalisé l’attention sur la juridiction dont il a la responsabilité : la disparition du journaliste Birama Touré. Dans le cadre de cette affaire, il a déjà placé en détention un haut gradé de l’armée, le général Moussa Diawara, ancien patron des services de renseignement maliens. Karim Keïta, le fils de l’ex-président IBK, est également cité.

Bokar Sangaré, à Bamako

Libre comme Saadeddin Merzoug

Saadeddine Marzouk.

 

Saadeddine Marzouk. © Stéphanie Scholz/Colagène

 

Seul contre tous. Saadeddin Merzoug est le premier magistrat dans l’histoire de l’Algérie à briser le mur du silence et de la peur en réclamant publiquement l’indépendance de la justice et en manifestant son soutien au mouvement populaire du Hirak. Ses critiques à l’encontre du pouvoir lui ont valu, en juin dernier, sa radiation du corps de la magistrature.

La session disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) lui a reproché de violer l’obligation de réserve en postant des commentaires sur l’actualité politique sur sa page Facebook, d’avoir pris position en faveur du boycott des scrutins présidentiels du 18 avril et du 4 juillet 2019, d’avoir incité des magistrats à la grève et d’avoir appelé les membres du CSM à rejoindre la contestation populaire.

La détermination chevillée au corps, Saadeddin Merzoug avait, quelques semaines plus tôt, opposé un refus ferme au deal que lui proposait le ministère de la Justice : des excuses publiques et le retrait de ses publications critiques sur les réseaux sociaux en contrepartie de l’abandon de la procédure disciplinaire engagée contre lui. « L’obligation de réserve ne consiste pas à se taire mais seulement à ne pas divulguer un secret professionnel », rétorque le magistrat, qui a fait voler en éclats la chape de plomb qui, jusque-là, recouvrait le fonctionnement de l’appareil judiciaire depuis l’indépendance, en 1962.

Cinq mois après son éviction, ce trentenaire aux cheveux noir corbeau confie à Jeune Afrique ne rien regretter de son parcours contestataire. Ses soutiens actifs se comptent par milliers et ne cessent de dénoncer un acharnement sans précédent contre ce magistrat, très respecté par sa corporation, qui fait l’objet de cinq affaires disciplinaires depuis le début du Hirak.

L’activité du Club des magistrats libres – une organisation syndicale indépendante, créée trois ans avant le Hirak du 22 février 2019 et dont il est le porte-parole –, est également gelée. « Je préfère payer le prix seul et ne pas exposer d’autres [personnes] à la radiation », affirme-t-il. Le désormais ex-magistrat veut s’accorder le temps de réfléchir à sa reconversion : devenir avocat agréé à la Cour suprême, intégrer un cabinet de conseil national ou international, ou accepter la proposition de présider la Ligue algérienne des droits de l’homme. Ce dernier choix le mettrait à nouveau dans une position de confrontation avec le pouvoir.

Rania Hamdi