Les Pierres vivantes

  • Christiane Rancé, 

 

Les Pierres vivantes
 

Samedi, j’étais invitée par une association littéraire et culturelle, Rencontres buissonnières, à venir à Cîteaux évoquer deux figures féminines à qui j’ai consacré une biographie, Simone Weil et Thérèse d’Avila. Cîteaux ! Depuis longtemps, cette abbaye faisait partie de mes projets d’échappées belles, toujours rêvées, sans cesse remises. Et là, enfin, l’occasion m’était offerte de passer une grande journée dans ces lieux, avec quelques-unes de ces personnalités qui œuvrent sans bruit au maintien d’une parole, d’un art de vivre, d’une conversation sur le monde comme il va et comme il s’écrit. Ainsi, la créatrice de cette association, Francine Ohet, professeure de français dévouée à présenter, avec la complicité des moines cisterciens, ceux qui aiment lire les livres à ceux qui aiment les écrire. Des musiciens, les Tapatou. Une conteuse, Jacqueline Lescure, pour dire des histoires de la Bible. Et tout cela dans ce lieu marqué par saint Bernard de Clairvaux.

Lorsque je suis arrivée, j’étais déjà conquise – comment résister à la complicité singulière, à la dévotion secrète que suscite ce saint exceptionnel qui embrasa tout le XIIe siècle d’un feu d’amour ? Tant et tant que dans la Divine comédie, c’est à lui que Virgile confie Dante pour qu’il ait, après celle de Béatrice, l’entrevision de la Vierge et du Paradis. J’ai ressenti, dès le seuil de cette abbaye, ce que j’avais déjà éprouvé en découvrant, au détour d’une route des Corbières, l’abbaye cistercienne de Fontfroide, la petite sœur de Cîteaux. De la joie, un élan de l’âme si spontané qu’il devient une profession de foi, un regard si ébloui qu’il devient gratitude. Cîteaux a pour elle d’être le laboratoire de la vision du monde de saint Bernard, un art qu’il ira déployer à Clairvaux, où le silence et la lumière, travaillés comme des matériaux, refléteront les images intactes de la perfection divine.

Je ne pouvais pas être mieux installée pour parler de Simone Weil qui avait fait les vendanges en récitant le Notre Père en grec. Elle s’était appliquée, à sa façon, la Règle de saint Benoît : Ora et labora, prie et travaille – voire, fais du travail une prière. Ou encore pour évoquer Thérèse d’Avila, si sensible à l’harmonie dans ses monastères et attachée à déployer la beauté autour d’elle, pour rendre grâce. Et il était émouvant de se dire qu’il y avait quelque neuf siècles, ici même, Bernard de Clairvaux avait élaboré une doctrine des rapports de l’art avec le salut, où sont exaltés le dépouillement et l’ascèse, et toute une théologie baignée de dévotion à la douceur de Marie, et ce pour contrecarrer le dévoiement des moines de Cluny, leur goinfrerie, leur passion pour le pouvoir et les richesses. Simone Weil, sainte Thérèse, et bien sûr, à l’ombre de saint Bernard, tous les autres saints et leur rôle, chacun à son époque, dans le rétablissement de la paix quand la guerre, la violence, l’injustice régnaient en maîtres.

Quel saint nous faudrait-il aujourd’hui ? me suis-je demandé en rentrant chez moi, où les nouvelles du monde déversaient par la radio, la télévision, les journaux des images désespérantes : la reprise de l’épidémie, les déceptions du sommet sur le climat, les vagues migratoires aux frontières et les tensions géopolitiques qu’elles occasionnent, l’espace peuplé désormais d’armes de destruction massive… Ce ne sera certes pas la sainteté anonyme que l’époque reconnaît aux simples individus appliqués à œuvrer pour le bien général – et sans vouloir déprécier ces dons simples qui maintiennent encore l’édifice des liens d’amour et d’affection, de charité. Il faudra, il faut un saint capable, de son vivant même, d’opérer ces miracles que réclame le Vatican pour canoniser un bienheureux. J’ai alors saisi, d’un seul coup, pourquoi le miracle était nécessaire et indispensable à la canonisation – un miracle : entendons deux, voire trois guérisons spectaculaires et radicales. C’est que le miracle atteste de la force du charisme du saint. L’éclat de sa parole, de sa foi, de son exemple irradie d’amour, si puissamment qu’il guérit corps et âme. C’est par cette irradiation que les saints que nous connaissons – Catherine de Sienne, Vincent de Paul, Ignace de Loyola, et tous les autres… – ont converti leurs contemporains et rendu le monde à la lumière.

Simone Weil, qui n’a connu ni la bombe atomique, ni le changement climatique, ni la surexploitation mortifère des ressources de la planète, autant dire rien de notre pouvoir actuel de nous anéantir collectivement, disait déjà, au cœur de la deuxième déflagration mondiale, que l’époque exigeait « une sainteté qui ait du génie ». Le génie d’opérer sur l’humanité une conversion telle qu’elle lui redonne le pouvoir de s’opposer au suicide collectif dont les hommes se sont désormais donné les moyens.

Sur Cîteaux, le beau livre, Des Hommes et des Cieux. Textes de Dom Olivier Quenardel, photographies de Pierre Aymar de Broissia.