Christiane Taubira : « La France doit regarder son passé esclavagiste en face »

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Une oratrice charismatique dont deux lois françaises portent le nom.

Une oratrice charismatique dont deux lois françaises portent le nom. © JOEL SAGET/AFP

 

À l’occasion de la parution de son premier roman, « Gran Balan », dont l’action se situe dans sa Guyane natale, l’ex-ministre française de la Justice s’est confiée à Jeune Afrique. Avec la verve et le franc-parler qui la caractérisent.

Elle est aujourd’hui la figure la plus charismatique de la gauche française, au point qu’une pétition en ligne a circulé pour l’inviter à se présenter à la prochaine élection présidentielle française. L’ancienne garde des Sceaux, la première femme à être députée de Guyane, l’oratrice dont deux lois françaises portent le nom, offre une œuvre polyphonique ancrée dans sa terre natale.

Dans la continuité de ses essais et de ses préoccupations politiques, le premier roman de Christiane Taubira, Gran Balan, s’adresse à la jeunesse. Depuis Cayenne, elle a répondu à nos questions.

Jeune Afrique : Gran Balan porte des paroles de jeunes représentant le multiculturalisme guyanais. Comment est né ce roman ?

Christiane Taubira : C’est une expérience singulière pour moi. Mes premiers écrits étaient des nouvelles qui restaient dans mes tiroirs. Sauf lors d’expériences militantes pour un ouvrage collectif, en solidarité avec les réfugiés, avec renoncement aux droits d’auteur. J’écris des essais, des textes de chansons comme celle avec Gaël Faye récemment.

J’étais persuadée que je ne serais pas capable d’écrire un roman. Le confinement a imposé à la semi-nomade que je suis une vie sédentaire et j’ai découvert que j’étais en mesure de commencer un roman, de le tenir et de l’achever. Je n’avais aucune pression. Personne ne savait que je l’écrivais. C’est une écriture totalement libre, sans concession, sans finalité. J’écris des essais pour convaincre. Là, ce n’est pas le cas.

En ouverture du roman, deux phrases : « À cette jeunesse dont on obstrue l’horizon. En indifférence. Impunément. » Et une citation de Frantz Fanon : « Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. » Pourquoi ?

C’est un roman pour la jeunesse. Faire vivre ces jeunes est une façon de les faire monter sur scène, d’éclairer leur existence qui peut être ternie par le manque d’opportunités, la confiscation de destinée. Tous les personnages sont inventés, composés à partir des jeunes que j’ai vus et entendus. J’ai imaginé leurs pensées.

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J’AI ÉCRIT UN ROMAN COMME QUELQU’UN AYANT UNE VIE D’ENGAGEMENTS ET DE COMBATS

Vous racontez vos personnages en choisissant de ne pas les décrire ­physiquement. Pourquoi ?

L’apparence ne dit rien de personne. J’ai écrit un roman comme quelqu’un ayant une vie d’engagements et de combats. Donner une invisibilité totale à l’apparence physique est un choix délibéré et chargé de sens. Je rends aussi hommage à Toni Morrison qui a posé la question de son obligation, en tant qu’africaine-américaine, de décrire les personnages, et notamment leur couleur. Deux fois, dans un roman et une pièce de théâtre, elle a dit avoir écrit sans définir cette couleur. Et l’éditeur l’a contrainte, d’une certaine façon, à le faire.

Ce roman qui traverse toute la Guyane dépeint une jeunesse lucide, connectée, créative mais aussi désillusionnée.

Je décris un pays réel, même si je pose parfois une vision rêvée. Ce n’est pas une traversée mythique ou mystique. C’est une traversée physique de lieux que je connais, y compris certains auxquels la majorité de la population n’a pas accès, comme les zones protégées.

Je ne dirais pas que ces jeunes sont désillusionnés. Parce qu’il n’y a pas un idéal, un rêve auquel ils ont été obligés de renoncer. Je trouve cela terrible. Ce n’est pas qu’ils ont perdu des illusions : il y a comme l’impossibilité d’un idéal. Cette jeunesse a de l’énergie, la même vitalité qu’à mon époque, les mêmes impertinences, le même sens de la dérision et de l’autodérision. Mais il ne lui est pas possible de les investir dans un idéal.

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LA GUYANE ÉTAIT UNE COLONIE ESCLAVAGISTE, PUIS UNE COLONIE. IL Y A DES TRACES DE CES RAPPORTS DE COLONISATION

Ma génération a eu des idéaux. Nous avons mené des luttes au collège, au lycée, avec de belles conquêtes. Nous avons imposé l’enseignement du portugais, la langue du Brésil voisin, et celui de la littérature africaine et africaine-américaine. À mon retour en Guyane, après mes études, je me souviens d’une déception : une grève pour des aménagements logistiques, des équipements de laboratoire, la réparation d’un abri de bus… J’en étais désespérée. Que la jeunesse doive se mobiliser pour exiger de telles choses, c’est abominable ! Je continue à rêver d’un monde plus fraternel malgré les désillusions.

Dans votre vingtaine, vous étiez engagée dans les luttes indépendantistes de la Guyane. La jeunesse de votre récit semble éloignée de ces combats.

Je n’ai pas envie de céder à la facilité des rapports coloniaux. Ils étaient d’une telle brutalité, y compris en termes de possibilité de parole, que par respect pour les personnes qui ont supporté cela, je ne peux pas dire que la vie que je mène aujourd’hui est la même qu’au temps où la Guyane était une colonie esclavagiste, puis une colonie.

Mais il y a des traces de ces rapports de colonisation. Les institutions n’échappent pas à leur histoire. Vous avez évoqué la question foncière : il y a eu une prédation officielle d’État, non légitime mais légale. Charles X a octroyé toutes les terres à la monarchie. Puis, quelques années après, le pouvoir a conservé le patrimoine foncier et l’a placé dans le domaine privé.

Aujourd’hui encore, l’accession foncière est très compliquée. Il existe encore des traces de grandes concessions qui ont été offertes à des descendants de maîtres, puis à des colons. Certaines personnes possèdent des centaines ou milliers d’hectares depuis des générations, elles les morcellent, les vendent, etc. Le désordre foncier actuel est lié à l’histoire coloniale. Les codes mis en place de l’extérieur, depuis la France, s’imposent et se reproduisent. Or la population n’a pas forcément les clés. Ce n’est pas une relation purement coloniale, mais ce sont des empreintes qui rendent les relations difficiles.

Dès le premier chapitre, Kerma, jugé pour complicité de meurtre, s’interroge : « Comment leur expliquer à ceux-là qui viennent d’ailleurs ? » Vous êtes-vous posé cette question ?

C’est une question fondamentale. Kerma vit dans un lieu, sa vie est très locale et localisée sauf qu’elle est exposée au monde. C’est la réalité tangible et quotidienne de la mondialisation : on est en son lieu et le monde entier peut atteindre ce lieu. En Guyane, les positions d’autorité sont instaurées par des fonctionnaires venus de métropole, qui ne sont pas sociologiquement de plain-pied dans la société.

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J’AI GRANDI DANS UN ENVIRONNEMENT OÙ PARLER CRÉOLE ÉTAIT INTERDIT, OÙ TOUT CE QUI N’ÉTAIT PAS BIEN ÉTAIT DES TRUCS DE NÈGRES

Cela ne les rend pas illégitimes, mais cela éclaire l’incompréhension entre la société qui bouillonne, qui vit au quotidien et à laquelle appartient Kerma, et les sanctions qui peuvent tomber sur cette société, les règles élaborées pour la faire fonctionner, les codes à partir desquels on y navigue. La Justice n’est pas une administration. C’est une institution et c’est sans doute celle qui plus que toute autre doit savoir qui elle juge. Or les circonstances et les relations dans la société guyanaise font que la justice ne sait pas qui elle juge.

L’empreinte de l’histoire africaine figure dans le roman à travers les Nègres marrons, mais aussi les langues, la musique, les références aux figures de la reine Nzinga, des Amazones du Dahomey… Quels liens tisser aujourd’hui entre la Guyane et l’Afrique ?

Le rapport à l’Afrique et aux traces africaines est ambigu. Les jeunes du roman rencontrent les Bushinengue à la frontière du Maroni, où ils sont majoritaires. J’ai voulu rappeler ces présences même si elles ne sont pas toujours assumées. C’est la trace de l’Afrique : un grenier de savoirs, de pratiques, de rituels. Ce n’est pas l’Afrique originelle, fantasmée, c’est l’Afrique telle qu’elle s’est prolongée, telle qu’elle a traversé les océans et le temps, et telle qu’elle s’est métamorphosée en restant elle-même.

Je veux que ce soit perçu ainsi. Pendant plusieurs générations, les traces africaines ont été rejetées, l’oppression coloniale étant d’abord une oppression culturelle, de représentations. Frantz Fanon, Albert Memmi et d’autres l’ont très bien décrit. Des oppressions qui « défigurent la culture, le passé des peuples colonisés ». Le passé est rejeté, dévalorisé de sorte que vous ne vous projetez pas dans ceux qui vous ressemblent, mais dans l’image de l’autre.

Christiane Taubira, ancienne ministre de la justice, prononce un discours lors d’une convention d’investiture du Parti socialiste français pour l’élection présidentielle à Paris, dimanche 5 février 2017.
Christiane Taubira, ancienne ministre de la justice, prononce un discours lors d'une convention d'investiture du Parti socialiste français
pour l'élection présidentielle à Paris, dimanche 5 février 2017. © Kamil Zihnioglu/AP/SIPA

Pendant des générations, en Guyane, cette aliénation était entretenue. J’ai grandi dans un environnement où parler créole était interdit, où tout ce qui n’était pas bien était des « trucs de nègres ». L’ambiguïté, aujourd’hui, c’est le retour, minoritaire, du fantasme. Des personnes qui prennent des noms africains, qui réfutent le reste de leur identité pour ne retenir, comme au temps de la négritude, que la part africaine.

Au sujet de l’histoire coloniale et de l’esclavage, Emmanuel Macron parle d’une volonté d’instaurer un rapport « décomplexé » à l’Histoire. Qu’en dites-vous ?

La notion de rapport « décomplexé » à l’Histoire est hors sujet. Ce n’est pas une question de se complexer ou de se décomplexer. C’est une question d’accepter que le passé a eu lieu et qu’il a des conséquences lourdes, comme ces préjugés, ces représentations qui ont un effet au quotidien sur la vie de millions de gens.

« Il y a souvent une chanson pour faire béquille à la mémoire nationale », écrivez-vous. Dans quelle mesure ce « bagage populaire » peut pallier l’absence de transmission dans les manuels scolaires, l’espace public, le récit national ?

Dans toutes les situations, qu’elles soient de joie incommensurable ou de tristesse infinie, il y a toujours des chansons. La société guyanaise est une société de tradition orale. Nous transmettons par les chants, les contes, les histoires, les dolos – ces proverbes de philosophie populaire péremptoire. J’ai aimé jouer, dans le roman, avec cette transmission.

Vous êtes présidente du comité de soutien de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Quel est votre rôle dans cette fondation ?

Je veux que cette fondation vive sa vie. Je lui apporte mon soutien à chaque fois qu’elle me sollicite, j’accepte que mon nom et mon image y soient associés. Je garde aussi ma liberté d’interroger certaines initiatives et prises de positions. Il est important qu’au cœur de Paris, il y ait des initiatives comme la promotion actuelle des imaginaires créoles dans le métro.

Dans nos pays, nos territoires, nos départements – quel que soit le nom donné – nous avons installé cette Histoire. Au retour de mes études, j’ai organisé des expositions, des événements culturels dans l’espace public de Guyane. Nous avons obtenu, au début des années 1980, un jour férié de commémoration de la traite négrière et de l’esclavage. Pas des abolitions, mais du souvenir. En 1998, ce n’était pas le même combat.

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LA FRANCE QUI A ÉTÉ ABOLITIONNISTE A D’ABORD ÉTÉ ESCLAVAGISTE

Je ne refais jamais les mêmes choses dans ma vie. À l’époque, je me battais pour dire aux institutions françaises : c’est joli de parler d’abolition sans cesse mais l’abolition de quoi ? Il faut parler du « quoi ». J’ai beaucoup bataillé pour cet article de loi qui impose une commémoration nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et leur abolition. J’ai été insultée. Je me souviens d’un duplex avec France Culture où un auditeur m’a invectivée : « La France a aboli l’esclavage. Vous mentez sur la France ! » Je lui ai répondu tranquillement : « Elle a aboli l’esclavage qu’elle a pratiqué. »

La France qui a été abolitionniste a d’abord été esclavagiste. Et c’est pour ça qu’il ne s’agit pas de dire « c’est le passé, il ne faut pas s’enfermer dans le passé ». Quelque temps après, il y a quand même eu une espèce de revanche législative de ceux qui n’ont pas digéré la loi de 2001. La loi de 2005 évoquant les bienfaits de la colonisation. Les clés sont dans le passé et dans les représentations que les gens en ont. Il faut regarder ce passé en face. Il ne s’agit ni de se flageller ni de flageller qui que ce soit, mais fini la dissimulation et le déni.

Quel est votre regard sur l’usage du terme « pays de la créolisation » utilisé par Emmanuel Macron ?

La créolisation est une conception littéraire et philosophique. Ce n’est pas de l’exotisme. C’est un processus identifiable, des dynamiques collectives à l’œuvre. La créolisation en Guyane n’est pas le même processus que dans les Caraïbes. C’est l’un des rares territoires dans les Amériques où il y a encore des populations amérindiennes.

Christiane Taubira, le 27 janvier 2016.
Christiane Taubira, le 27 janvier 2016. © Jacques Brinon/AP/SIPA
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JE SAIS QUE LES LUTTES POUR LES LIBERTÉS ONT ÉTÉ RUDES ET QUE DES PERSONNES EN SONT MORTES

La question de la créolité, de la créolisation ou des sociétés créoles, est complexe. Elle est majeure et ne doit pas faire diversion. Elle conduit à étudier ces sociétés qui se sont organisées à travers différents stratagèmes pour survivre, se structurer, se reproduire. Si le président de la République en parle, il ouvre quelque chose de passionnant. Dès lors, qu’est-ce qu’on en fait ?

En ce moment est débattue la loi dite de sécurité globale dans un contexte de violences policières. Quel est votre regard sur cette loi ?

Je trouve cela très inquiétant. J’ai signé l’appel des journalistes et j’ai envoyé un texte de soutien. Je pense effectivement qu’il n’y a pas de nécessité à cette loi, qu’il y a derrière des projets honteux, inavouables, dangereux pour la démocratie et pas seulement. Quand on autorise les abus, ce sont des gens qui meurent. Je crois qu’il y a quelques petites victoires du côté de celles et ceux qui protestent et j’espère que l’on va aboutir à un retrait total.

Si vous remontez à plus d’un siècle, les restrictions de liberté sont toujours restées dans la loi. Il y a toujours des freins terribles au rétablissement des libertés. Une fois qu’on l’a compris, il faut être très prudent. J’aime l’histoire des conquêtes de droits et je sais que les luttes pour les libertés ont été rudes et que des personnes en sont mortes. Pour cette raison, j’estime qu’on ne doit pas prendre les libertés à la légère. Quand j’étais garde des Sceaux, j’y étais très attentive. Mon rôle, je le disais, était d’être la vigie des libertés individuelles et publiques. J’étais prête à subir toutes les injures sauf celle qui dirait que lâchement, en tant que ministre de la Justice, j’aurais laissé faire.

Grande lectrice et oratrice, que lisez-vous actuellement ?

Je lis les livres de jeunes femmes très prometteuses comme Yaa Gyasi ou Brit Bennett. J’ai aussi beaucoup aimé La Discrétion de Faïza Guène. Il y a certains auteurs que je lis sans cesse puisque je rôde dans ma bibliothèque toutes les nuits : Toni Morrison, Gabriel García Márquez, Alejo Carpentier, Yaşar Kemal, Cheick Anta Diop, Zora Neale Hurston… Je lis aussi des essais.

Mon rapport aux livres et à la lecture est très désordonné (rires). Hier soir, j’ai parcouru une demi-douzaine de livres : quelques pages de Erri De Luca, de Richard Powers, un livre sur la musique… Et puis il m’arrive à certaines périodes de ne pas réussir à lire certains livres que je reprendrai cinq ans plus tard et finirai en une nuit. Il faut parler de ces expériences-là aux jeunes, leur dire que le rapport à la lecture peut être cette liberté-là aussi.

Couverture de livre de Christiane Taubira « Gran Balan »© DR
Couverture de livre de Christiane Taubira « Gran Balan »© DR © DR