[Tribune] Face aux grandes puissances, l’Afrique doit penser par et pour elle-même

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Économiste et analyste politique, Gilles Olakounlé Yabi est le fondateur de WATHI, think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest (www.wathi.org).

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La France, la Chine, la Turquie, les États-Unis… Et, désormais, la Russie qui fait un retour remarqué. Le continent est un terrain de luttes d’influence entre les grandes puissances. Si l’Afrique a tout intérêt à jouer de cette diversification de ses partenaires, elle doit prendre garde à ne pas s’y laisser dévorer.

2020 : réinventer l’Afrique (6/6) – Élections cruciales, chantiers économiques, enjeux sociaux et sociétaux… En cette année de célébration des indépendances, quels sont les défis que le continent doit encore relever ? Pendant une semaine, Jeune Afrique vous propose analyses et décryptages.

Jair Bolsonaro est un cas à part. Pas seulement parce qu’il affiche son mépris des usages diplomatiques et ne craint pas d’enchaîner indélicatesses et contrevérités. Mais aussi parce qu’il manifeste, à l’égard de l’Afrique, une indifférence totale. Peu lui importe que le Brésil ait longtemps été un partenaire – économique notamment – de plusieurs des pays du continent.

Peu lui importe encore de prendre le contre-pied de la politique que l’un de ses prédécesseurs, Luiz Inácio Lula da Silva, s’était appliqué à construire, multipliant les voyages sur le continent (13 visites à travers 29 pays entre 2003 et 2010). L’Afrique, le nouveau président brésilien n’en a cure, et ce dédain affiché est d’autant plus remarquable qu’il est à l’exact opposé de l’intérêt globalement exprimé par l’ensemble des pays qui pèsent ou espèrent peser sur la scène mondiale.

Pour s’en convaincre, il suffit de recenser le nombre des sommets qui mettent le continent à l’honneur – la liste est impressionnante. On connaît, bien sûr, les sommets Afrique-France, version politiquement plus correcte des sommets France-Afrique lancés au début des années 1970 sous la présidence de Georges Pompidou.

Forte présence asiatique

On s’est également habitués à la Ticad, la conférence internationale de Tokyo sur le développement en Afrique, inaugurée en 1993. Dans ce cas précis, il est intéressant de souligner que le Japon a coutume d’associer largement à ses Ticad diverses agences onusiennes, privilégiant une approche ouverte et internationalisée quand les autres puissances (émergentes ou bien établies) ont quasiment toutes opté pour une reproduction du tête-à-tête franco-africain.

Continuons notre liste. Depuis l’an 2000, Pékin a institutionnalisé un Forum de coopération sino-africaine, le Focac. La dernière édition, en septembre 2018, s’est achevée sur des annonces d’engagements financiers faramineux. Rivale de la Chine en Asie, l’Inde affiche également de grandes ambitions. En octobre 2015, le Premier ministre, Narendra Modi, a invité tous les pays africains sans exception au troisième sommet Inde-Afrique. Une quarantaine ont répondu présent.

Le primat des souverainetés nationales et la priorité donnée aux relations économiques rassurent

L’Europe, bien sûr, n’est pas en reste. L’Allemagne, longtemps timide malgré son statut de première puissance du Vieux Continent, s’est aussi lancée. Le Ghana a accueilli en février 2019 le troisième sommet économique Afrique-Allemagne, destiné à stimuler l’intérêt des investisseurs privés allemands pour le continent.

Fidèles à leur réputation de pragmatiques, et peut-être par délicatesse à l’égard de l’allié français, les Allemands affichent essentiellement des objectifs économiques et suivent Paris sur les grands dossiers politiques et sécuritaires africains, notamment au Sahel.

Russie-Afrique

Le tout dernier venu, qui fait grand bruit, c’est Moscou, avec son récent sommet Russie-Afrique. Ces dernières années, le Kremlin a repris une place influente sur la scène mondiale en s’appuyant sur sa capacité militaire, projetée avec une redoutable efficacité en Syrie. Une quarantaine de dirigeants africains se sont pressés à Sotchi, les 23 et 24 octobre derniers.

À titre personnel, Vladimir Poutine n’est clairement pas un « amoureux » de l’Afrique. Mais s’il séduit sur le continent, c’est parce qu’il semble être le seul, avec le président chinois, qui tienne tête aux États-Unis. Avec eux, nos chefs d’État n’ont pas à redouter de leçons au sujet de la démocratie, du respect des droits de l’homme et de la bonne gouvernance.

Le primat des souverainetés nationales et la priorité donnée aux relations économiques rassurent. Avec leurs propos lisses et flatteurs, les nouveaux partenaires de l’Afrique profitent de l’occasion que leur offrent ces sommets pour régler leurs comptes avec leurs rivaux sur la scène géopolitique mondiale, dénonçant les dégâts historiques provoqués par les puissances européennes en Afrique.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan au dernier jour du sommet des BRICS à Johannesburg, en Afrique du Sud, le vendredi 27 juillet 2018.

Dans ce registre, Recep Tayyip Erdogan est sans doute le plus décomplexé. Lors du troisième sommet des leaders religieux musulmans d’Afrique organisé à Istanbul en octobre, le président turc a déclaré que « ceux qui [voulaient] nous donner des leçons aujourd’hui ont, pratiquement tous, un passé entaché de massacres, d’invasions et de colonisation ».

Point de doute sur ceux qui sont visés… La Turquie a organisé en 2008 son premier sommet de coopération Turquie-Afrique et a confirmé depuis sa poussée spectaculaire sur le continent, multipliant les ouvertures d’ambassades et projetant dans le ciel africain sa compagnie Turkish Airlines.

Reconnaissance internationale

De Paris à Pékin, en passant par New Delhi, ce que les uns ou les autres ont à y gagner, en termes d’échanges commerciaux ou de géopolitique mondiale, est plutôt évident. Mais que retire l’Afrique de ces grands raouts ? Commençons par les chefs d’État africains. Sans doute y gagnent-ils une certaine reconnaissance internationale et, parfois, le sentiment de compter aux yeux des pays les plus influents de ce monde.

Cette légitimation n’est pas anecdotique pour les présidents les plus contestés en interne, que ce soit pour leurs pratiques autoritaires, pour leurs résultats économiques et sociaux peu convaincants ou pour leur longévité au pouvoir. À Sotchi ou ailleurs, on a vu des chefs d’État se presser pour obtenir des apartés et, le cas échéant, savourer « l’honneur » qui leur était ainsi fait.

Les présidents sahéliens apprécient de sortir du tête-à-tête avec le partenaire historique français

Bien sûr, ils y trouvent aussi un intérêt très concret. La Russie et ses capacités respectables dans le domaine des équipements et de l’expertise militaires intéressent nombre de pays du continent. On imagine aussi que les présidents sahéliens apprécient de pouvoir sortir de temps en temps du tête-à-tête avec le partenaire historique français, aussi familier qu’encombrant.

Ressources naturelles

On a aussi beaucoup répété que, pour les pays africains et pour leurs peuples, le principal intérêt de ces sommets résidait dans la diversification des partenaires, au motif que celle-ci irait de pair avec une diversification des options d’investissement, des échanges commerciaux et des sources de financement. Cela est sans doute vrai et ne se refuse pas.

Mais, pour en tirer des bénéfices durables, il faudrait que les États africains disposent d’une identification claire des besoins d’apports extérieurs dans les domaines clés pour le développement à moyen et à long termes. La multiplication des offres de partenariat avec des États aux modèles économiques et politiques très variés peut distraire encore davantage les pays africains de leurs priorités, qui ne peuvent pas se résumer à un exercice de rattrapage du retard en matière d’infrastructures. L’investissement dans le capital humain et social ainsi que celui dans la préservation de l’environnement sont cruciaux pour l’avenir du continent.

On ne peut pas non plus continuer à occulter la face sombre des relations entre les pays africains et leurs généreux partenaires, anciens ou récents : la ponction des ressources naturelles enfouies dans les terres et les fonds marins. Il est un point qui est très clair en matière d’exploitation des ressources : sans un changement majeur dans la gouvernance de nos pays, sans un effort immense dans la formation des ressources humaines, nous n’avons aucune chance de parvenir à établir un rapport de force bénéfique aux Africains.

Alors oui, nos pays doivent profiter des ­opportunités offertes par la diversification de leurs partenaires. Mais tant que les dirigeants africains ne feront pas leur « homework », leurs devoirs à la maison, en construisant des capacités de réflexion et d’action au sein de leurs États, en les mettant en réseau à l’échelle des communautés économiques régionales et continentale, la diversification de la dépendance aura des conséquences assez similaires à celle de la monodépendance.

Indépendance africaine

Il est lassant de devoir le répéter : l’Afrique doit penser par et pour elle-même, et être aussi unie que possible sur les questions globales. Sans quoi, elle continuera à être conviée au grand banquet du monde pour y être plus ou moins délicatement mangée. Il n’est pas certain que cela fasse une grande différence, pour une gazelle, d’être dévorée par un lion ou par plusieurs.

Certes, elle peut espérer que la querelle qui ne manquera pas d’opposer ses poursuivants lui offrira un sursis, voire une possibilité de fuite, mais l’espoir est mince. Et s’il est excessif d’assimiler nos partenaires, anciens et nouveaux, à de simples prédateurs, nous serions avisés de ne pas oublier la longue histoire de domination politique et économique qui est la nôtre.