Frances Haugen : « Obligeons les plateformes comme Facebook à assumer leurs responsabilités »

Témoignage

Ancienne employée de Facebook, Frances Haugen alerte contre les dangers du plus grand réseau social mondial « pour les enfants, la sécurité publique et la démocratie ». Le 10 novembre, elle a répondu aux questions des députés et des sénateurs français.  « La Croix L’Hebdo » retranscrit des extraits de son audition.

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  • Propos retranscrits et adaptés par Aziliz Claquin, 

Lecture en 3 min.

Frances Haugen : « Obligeons les plateformes comme Facebook à assumer leurs responsabilités »
 
Frances Haugen estime que « les choix opérés par les dirigeants de Facebook constituent un problème énorme pour les enfants, pour la sécurité publique, pour la démocratie ».LOÏC SÉCHERESSE

Pourquoi avez-vous décidé de divulguer des documents internes de Facebook ?

Frances Haugen : J’ai rejoint Facebook en 2019 parce qu’un de mes proches s’était radicalisé. J’avais envie de jouer un rôle dans la création d’un autre Facebook, moins toxique. Mais il y a un sous-investissement sur la sécurité dans cette société. J’ai été cheffe de produit dans d’autres grandes entreprises technologiques comme Google ou Pinterest. J’ai pu comparer, et constater que les choix opérés par les dirigeants de Facebook constituent un problème énorme pour les enfants, pour la sécurité publique, pour la démocratie. C’est pourquoi j’ai lancé l’alerte.

Quels dangers avez-vous identifiés ?

F. H. : Les risques sont systémiques, liés au fonctionnement de l’algorithme. En 2018, Facebook a choisi d’encourager les interactions entre utilisateurs du réseau. Le modèle commercial repose là-dessus : plus on génère de contenu, plus on reste sur Facebook et plus on consomme de publicité. Au départ, Facebook n’avait pas l’intention de déclencher un incendie, seulement de générer du « clic ». Mais le groupe s’est rendu compte que beaucoup de clics équivalait à beaucoup de colère, car le système amplifie les pires contenus, avec de graves conséquences : divulgation de contenus illégaux, manipulation des élections, diffusion virale de la désinformation, effets néfastes sur la santé mentale des adolescents…

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Les solutions à ces problèmes existent, Facebook les connaît. Mais elles ne sont pas mises en place car personne ne l’y oblige. Cette entreprise, qui vaut mille milliards de dollars, accroît donc ses bénéfices aux dépens de notre sécurité à tous, y compris celle de nos enfants. C’est inacceptable. On ne lui demande pas de ne pas être rentable. On lui demande d’être responsable.

Comment avez-vous constaté la surexposition des publics vulnérables ?

F. H. : Facebook a observé que trois critères augmentent les risques d’exposition à la désinformation : être récemment veuf ou veuve, divorcé(e) ou avoir dernièrement déménagé. Parce que quand vous avez perdu votre réseau social réel, Facebook est là pour vous connecter et éventuellement vous happer. Le préjudice est surconcentré sur une minorité d’utilisateurs. Ainsi, Facebook a constaté que 4 % des « communautés » recevaient 80 % des messages de désinformation sur le Covid-19. Mais si 3 % de la population descend dans les rues, cela suffit à provoquer une révolution, donc c’est dangereux pour les démocraties ! Par ailleurs, Facebook investit davantage dans le contrôle des contenus en langue anglaise. Sans aucun doute, dans les autres langues, dont le français, les utilisateurs sont exposés à plus de toxicité.

Quelles solutions préconisez-vous ?

F. H. : Les démocraties doivent faire ce qu’elles ont toujours fait lorsque des intérêts commerciaux entrent en conflit avec l’intérêt général : intervenir et élaborer de nouvelles lois. Je suis reconnaissante au gouvernement français de prendre cette question très au sérieux. Le Digital Services Act, législation sur les services numériques actuellement examinée par le Parlement européen, a le potentiel pour devenir une référence mondiale qui pourra inspirer d’autres pays, y compris le mien, à adopter de nouvelles règles pour protéger nos démocraties. Mais la loi doit être forte et son application ferme. Sinon, nous perdrons cette occasion unique d’aligner l’avenir de la technologie et celui de la démocratie. Je sais que les dirigeants français ont joué un rôle central dans les progrès accomplis et je les encourage à maintenir la pression.

Comment procéder, alors que l’entreprise rechigne à communiquer des informations stratégiques, voire les dissimule ?

F. H. : J’ai lancé l’alerte parce que j’ai compris une vérité effrayante : presque personne, en dehors de Facebook, ne sait ce qui se passe à l’intérieur de Facebook. Les documents que j’ai révélés prouvent que cette entreprise nous a trompés à plusieurs reprises sur ce que ses propres recherches révèlent de la sécurité des enfants ou de la diffusion de messages haineux. Il faut davantage d’experts indépendants pour travailler sur ces sujets et il faut obtenir un accès complet aux données pour évaluer les risques et les préjudices.

→ PORTRAIT. Frances Haugen, lanceuse d’alerte issue de Facebook en tournée européenne

Facebook joue avec les données mieux que quiconque et tente d’apaiser les scandales en déclarant simplement : « Nous y travaillons ». Obligeons les plateformes à assumer leurs responsabilités. Si la nouvelle législation est bien conçue, elle peut changer la donne dans le monde. Vous pouvez contraindre les plateformes à intégrer le risque sociétal dans leurs activités commerciales, de sorte que les décisions concernant les produits à développer ne soient plus fondées uniquement sur la maximisation des bénéfices. La législation de l’Union européenne a un énorme potentiel.

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L’experte

Au printemps dernier, l’Américaine Frances Haugen travaillait encore chez Facebook, chargée de proposer des solutions contre la désinformation. Désormais, cette spécialiste des algorithmes alerte sur les pratiques de son ancien employeur, dont elle a publié des centaines de documents internes soulignant les effets délétères du plus grand réseau social mondial.

L’enjeu

Récemment rebaptisé Meta, le groupe Facebook (qui possède Instagram et WhatsApp) est régulièrement mis en cause dans la diffusion de fausses nouvelles, l’utilisation abusive de données personnelles, la violence en ligne… Les révélations de Frances Haugen plaident pour une meilleure régulation des plateformes numériques, à laquelle travaille l’Europe avec le Digital Services Act, projet de législation sur les services numériques. Le 10 novembre,
l’Américaine témoignait devant les sénateurs français de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Voici des extraits de son audition, disponible en intégralité sur videos.senat.fr.

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