Burkina Faso : après l’attaque d’Inata, une armée en plein doute 

Par  - envoyé spécial à Ouagadougou
Mis à jour le 18 novembre 2021 à 15:00

 

Cérémonie militaire à Ouagadougou, en mars 2019 © ISSOUF SANOGO/AFP

Face à la multiplication des assauts jihadistes, les militaires burkinabè se sentent vulnérables et ne cachent plus leur mécontentement. À tel point que certains s’inquiètent de rumeurs de coup d’État.

Jamais l’armée burkinabè n’avait subi un tel revers, une telle humiliation. Bien pire que les traumatismes infligés à Nassoumbou, en 2016, ou à Koutougou, en 2019. Dimanche 14 novembre, à l’aube, le détachement militaire d’Inata, dans la province du Soum, a été pris d’assaut par un groupe jihadiste. L’attaque s’est déroulée comme de nombreuses autres auparavant : des dizaines d’hommes armés ont surgi à moto et à pick-up, ont encerclé leurs cibles, les ont frappées sans pitié, puis se sont évanouis dans le désert. Bilan : au moins 49 gendarmes et 4 civils tués.

Une saignée de plus pour une armée qui n’en finit plus de compter ses morts. En six ans, près de 500 membres des forces de défense et de sécurité ont été tués dans des attaques similaires. Après une période de relative accalmie lors des dernières élections, en novembre 2020, qui ont abouti à la reconduction du régime de Roch Marc Christian Kaboré pour un quinquennat, l’infernale spirale sécuritaire a repris son cycle au Burkina Faso.

Dans la Tapoa, l’Oudalan, le Soum… Depuis fin octobre, pas une semaine ou presque ne passe sans qu’une attaque ne soit rapportée. Après le Nord et l’Est, où de larges pans du territoire échappent au contrôle de l’État, c’est désormais au tour du Sud-Ouest d’être rongé par l’insécurité. Un sujet de préoccupation majeur pour les autorités, tant cette région frontalière de la Côte d’Ivoire, par laquelle passe la grande majorité des importations, est vitale pour le pays.

LES MILITAIRES MANQUENT D’OUTILS POUR PRÉVENIR LES EMBUSCADES OU LES ATTAQUES SURPRISES

« Besoin urgent de ravitaillement »

Dans ce contexte morose, où seuls Ouagadougou et le Plateau central sont encore relativement préservés, le moral des troupes est en berne. Sous couvert de l’anonymat, les militaires déplorent l’âpreté de leurs conditions de vie et de travail quand ils sont envoyés en mission au Nord ou à l’Est. Il y a d’abord les problèmes d’équipement, à commencer par l’absence de moyens de communication fiables. Avec de simples téléphones dans des zones non couvertes par le réseau, difficile de ne pas se sentir isolé ou d’obtenir rapidement des renforts en cas de besoin. Les militaires manquent aussi d’outils pour prévenir les embuscades ou les attaques surprises, comme des moyens de vision nocturne ou des capacités de lutte contre les IED (engins explosifs improvisés).

Tous pointent également les problèmes de ravitaillement, en carburant mais surtout en vivres et en eau. Une des questions essentielles, quand un soldat part en mission, est ainsi de savoir s’il y aura un forage sur place ou non.

Après l’attaque d’Inata, la fuite d’un télex a fait polémique sur les réseaux sociaux. Authentifié par l’une de nos sources, il émane du chef du détachement qui, deux jours avant l’attaque, y signalait un « besoin urgent de ravitaillement en vivres » car ses troupes étaient en « rupture totale de provisions » et s’alimentaient depuis deux semaines « grâce à l’abattage d’animaux autour de la caserne ».

Une situation aberrante, mais qui ne surprend pas tant que ça. « Il y a des centaines de millions de francs CFA qui sont donnés pour nourrir la troupe. Mais des gradés font des retenues et, en bout de chaîne, il ne reste parfois plus rien dans les gamelles. Évidemment, cela alimente la grogne », déplore un proche du président Kaboré. Le 17 octobre, à la sortie du conseil des ministres, le chef de l’État a personnellement reconnu des « dysfonctionnements » à Inata et dénoncé une situation « inacceptable », promettant une enquête et des sanctions – le commandant du groupement des forces du secteur Nord et celui de la première région de gendarmerie ayant déjà été relevés de leurs fonctions.

Rumeurs de coups d’État

Selon un officier, de nombreux soldats se sentent aujourd’hui totalement abandonnés, voire méprisés, par leur hiérarchie. « Le sentiment général parmi la troupe est que les chefs, tant militaires que politiques, n’en ont rien à faire de leurs vies », assure-t-il. Chez beaucoup, le manque de motivation au combat est criant. Pas envie de servir de chair à canon. Entre des soldats qui refusent de risquer leur peau et des chefs qui ne se rendent que rarement sur le terrain, l’incompréhension est grandissante. « Pourquoi irait-on se faire tuer alors qu’ils restent planqués à Ouagadougou ? », s’indigne-t-on dans les régiments envoyés au front.

« Ils se sont engagés pour être soldats, pas pour être maçon ou boulanger. Ils connaissaient les risques du métier. Le vrai problème, c’est le manque de courage et de combativité de certains face à un ennemi qui n’est pas mieux armé qu’eux. Au premier coup de feu, ils détalent sans demander leur reste ! », critique un haut responsable du régime.

NOUS SOMMES CONSCIENTS DES VOCATIONS QUE POURRAIENT SUSCITER LES COLONELS GOÏTA ET DOUMBOUYA

Pour plusieurs militaires, c’est plutôt l’indécision de leur hiérarchie, ainsi que celle des autorités politiques, qui est à blâmer. « À force de tergiverser ou d’être trop prudent, les groupes terroristes en ont profité pour s’implanter », critique un officier. D’autres dénoncent la stratégie de multiplication des détachements, avec pour objectif de couvrir la totalité du pays. « Résultat, nous nous sommes retrouvés avec des petits postes un peu partout, facilement attaquables, dans lesquels nos hommes ont peur d’être déployés », poursuit ce gradé.

La situation en est arrivée à un tel pourrissement que les rumeurs de coups d’État se font de plus en plus pressantes à Ouaga, où les récentes prises de pouvoir par des militaires à Bamako et Conakry n’ont échappé à personne. « Il y a un vrai risque », s’inquiète une source occidentale qui suit la région. « Il y a dans l’armée de jeunes officiers brillants qui voient la situation se dégrader, qui ont envie de défendre leur pays et qui ne comprennent plus les atermoiements de leurs supérieurs », poursuit un bon connaisseur de l’armée burkinabè.

À Kosyam, comme dans les autres centres du pouvoir, tous reçoivent les mêmes échos. « Nous sommes au courant de ces rumeurs et conscients des vocations que pourraient susciter les colonels Goïta et Doumbouya, confie un proche collaborateur de Kaboré. Mais le cas du Burkina est différent de ceux du Mali et de la Guinée. Ces pays n’ont pas connu une insurrection populaire, une refondation démocratique ou encore un putsch manqué. Ici, la société civile est tellement mobilisée qu’il sera difficile pour des militaires de réussir un coup. »

Fracture générationnelle

Dans ce climat de méfiance, où l’on peut vite se retrouver suspecté d’être un putschiste en puissance, la fracture générationnelle au sein de la grande muette n’arrange pas les choses. Car entre les jeunes capitaines ou commandants et les colonels ou généraux plus âgés qui ont fait toute leur carrière sous Blaise Compaoré, c’est peu dire qu’une certaine défiance existe. Un épisode, notamment, l’a exacerbée.

En 2015, quand le général Gilbert Diendéré, bras droit de l’ancien président, tente un coup d’État contre les autorités de transition, la plupart des hauts gradés se rangent derrière lui – ou, à minima, ne font pas preuve d’une grande opposition. De leur côté, des jeunes officiers – que l’histoire retiendra plus tard comme les « boys » loyalistes – s’y opposent et prennent les armes pour mettre en échec les putschistes. Au bout d’une semaine, Diendéré plie et se rend, direction la Maison d’arrêt et de correction des armées (Maca).

« En 2015, cela arrangeait beaucoup de hauts gradés que le putsch réussisse. Ils n’ont jamais digéré que leurs cadets leur tiennent tête. Depuis, il y a une vraie cassure », assure un intime de Kaboré. Aux yeux des jeunes déployés sur le terrain, leurs aînés, toujours aux commandes de l’armée en raison du respect du principe d’ancienneté, seraient discrédités. « Ceux qui sont aujourd’hui colonels ou généraux, qu’ont-ils fait à part des défilés et des missions de l’ONU durant leur carrière ? » se moque un officier. « Ils sont âgés mais n’ont aucune expérience opérationnelle de crise comme celle que nous vivons en ce moment », ajoute un autre.

KABORÉ SE MÉFIE DE CERTAINS HAUTS GRADÉS ET LES CONSIDÈRE TOUJOURS COMME ACQUIS À COMPAORÉ

Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, en 2015, Kaboré se méfie aussi de certains hauts gradés et les considère toujours comme acquis à Compaoré. Pourtant, le président sait qu’il n’a guère le choix : impossible de les mettre sur la touche tant que l’heure de la retraite n’a pas sonné. « Nous sommes obligés de faire avec. Et tant qu’ils sont là, nous ne pouvons malheureusement pas faire monter des jeunes plus compétents », déplore un proche du chef de l’État. Ce dernier a bien essayé de monter un plan de départ volontaire pour les pousser vers la sortie, en vain. Du coup, ce président civil, naturellement plus porté sur les questions économiques et sociales que militaires, fait comme il peut pour gérer. « Il échange par exemple directement avec certains jeunes officiers. Ce qui a tendance à agacer encore plus leurs supérieurs, qui n’apprécient pas d’être contournés de la sorte », confie un intime de Kaboré.

Pendant longtemps, le président a donné l’impression de tâtonner pour trouver la meilleure combinaison, avec plusieurs ministres de la Défense et chefs des armées nommés depuis 2016. Après le massacre d’au moins 160 civils à Solhan, le 5 juin, le régime a connu une zone de turbulences avec des protestations populaires à travers le pays. Kaboré avait alors promis des changements, lesquels se sont matérialisés entre septembre et octobre avec la nomination du général Gilbert Ouédraogo comme chef d’état-major général des armées et du général Barthélémy Simporé comme ministre de la Défense.

 

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Inauguration d’un monument a la mémoire de Thomas Sankara à Ouagadougou, le 2 mars 2019. © Sophie Garcia

 

Depuis, les autorités tentent de remobiliser les troupes. « Il n’y a pas que du négatif. Nous avons remporté des victoires contre les groupes terroristes. Il faut capitaliser dessus pour remotiver nos soldats », estime un officier. Le 1er novembre, à l’occasion du 61e anniversaire des forces armées burkinabè, le général Simporé a ainsi lancé un appel au « sursaut national » et plaidé pour une « offensive décisive en vue de reprendre le contrôle de tout le territoire national ». Pour l’instant sans succès.

Armée d’opérette

Il faut remonter à 2014 pour comprendre comment le Burkina Faso, longtemps considéré comme un îlot de stabilité au cœur d’un Sahel bouillonnant, en est arrivé là. Après la chute de Blaise Compaoré, au pouvoir pendant 27 ans, puis la dissolution de son ancienne garde prétorienne, l’ex-régiment de sécurité présidentielle (RSP), il a fallu réorganiser l’armée en profondeur. Le tout dans un contexte délicat, marqué par la multiplication des attaques jihadistes à partir de 2015. « Il a fallu très rapidement passer d’une armée d’opérette à une armée capable de mener une guerre asymétrique contre des groupes jihadistes », explique un proche du président. « Nous n’étions pas préparés au choc de la menace terroriste. Il a fallu l’encaisser puis s’adapter pour y faire face », poursuit un haut gradé.

LES AUTORITÉS VEULENT PROCÉDER AU RECRUTEMENT D’ENVIRON 3 000 SOLDATS SUPPLÉMENTAIRES

Dès le début du mandat de Kaboré, de gros efforts ont été faits pour augmenter le budget des forces de défense et de sécurité. Le montant alloué au ministère de la Défense est ainsi en constante augmentation depuis cinq ans : 95 milliards de francs CFA en 2016, 170 milliards en 2018, 222 milliards en 2020… « Cela nous a même plombé pour le reste », estime une figure du régime. Pour renforcer une armée qui compte environ 11 500 hommes, les autorités ont annoncé leur volonté de recruter environ 3 000 soldats supplémentaires, sans toutefois donner plus de précisions sur le calendrier. « C’est un défi important, car il faudra former, encadrer ou encore équiper ces recrues. Cela demande du temps et des moyens », explique une de nos sources militaires.

Si l’armée de l’air dispose de quelques hélicoptères d’attaque, de transport de troupe et d’avions de chasse, un des objectifs affichés est aussi de renforcer ces moyens aériens. « Cela nous permettra de réagir plus rapidement et de raccourcir nos délais d’intervention », justifie un haut gradé. Une unité de forces spéciales, placée sous le commandement du chef d’état-major général des armées, a aussi été créée, en juin. Quant à l’Agence nationale du renseignement (ANR), fondée en 2016 sur les cendres du système de renseignement du régime Compaoré, la plupart des acteurs burkinabè et étrangers s’accordent pour saluer sa montée en puissance.

 

Une stratégie « complètement revue »

En parallèle, le gouvernement a adopté, début octobre, une nouvelle politique de sécurité nationale. « Notre stratégie a été complètement revue », assure une figure de l’exécutif. Concrètement, que-ce que cela signifie ? « Jusqu’à présent, nous avons beaucoup privilégié l’approche militaire. Peut-être même trop, explique un ministre. L’idée est désormais d’adopter une approche plus globale. Il faut maintenir une action militaire pour maîtriser la violence, mais aussi développer d’autres types de réponses : humanitaire, politique, sociale… »

Selon un officier, consigne a aussi été passée de faire la distinction entre les différents acteurs du conflit. En clair, entre les chefs et jihadistes authentiques, qui se battent pour imposer leur idéologie radicale, et tous ceux – nombreux – qui ont rejoint leurs rangs parce qu’ils n’avaient pas vraiment d’autre choix. Convaincre ces derniers de déposer les armes est encore possible. Reste à savoir si les négociations menées localement avant les élections de 2020 peuvent évoluer en un programme national plus large.

LES VOLONTAIRES POUR LA DÉFENSE DE LA PATRIE NOUS SONT SOUVENT UTILES POUR MENER LA RIPOSTE

Malgré les critiques dont ils font l’objet, les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) font, eux, toujours partie intégrante de cette nouvelle stratégie. Ces supplétifs civils de l’armée, institués par une loi votée en 2018, sont toujours appelés à épauler les militaires partout où ils sont déployés. « Nous n’avons aucune raison de revenir dessus, estime un collaborateur de Kaboré. Ils sont aux avant-postes et nous sont souvent utiles pour mener la riposte. » Mais ils se plaignent parfois d’être abandonnés par l’armée, à l’instar de Ladji Yoro, célèbre chef VDP de la province du Loroum, qui avait lancé fin juin un appel à l’aide remarqué sur les réseaux sociaux.

Barkhane, « un non-sujet »

Dans cette lutte sans fin contre des groupes jihadistes qui se jouent des frontières, la question de la coopération avec les forces armées alliées demeure essentielle. Si la collaboration se passe plutôt bien au sein du G5 Sahel, les relations avec la France sont plus complexes. À l’indépendance, le Burkina Faso (alors Haute-Volta) avait été un des rares pays, avec la Guinée, à demander le départ total de l’armée de l’ancienne puissance coloniale. Depuis, la plupart des officiers burkinabè, jaloux de leur souveraineté, n’acceptent pas qu’une puissance étrangère déploie des soldats sur leur sol. Certains vivent donc très mal la présence de forces spéciales françaises à Kamboinsé, où est basé le dispositif Sabre depuis 2008.

Bien qu’un accord de défense ait été resigné en 2018 entre Paris et Ouagadougou, leur coopération militaire reste très ponctuelle. Depuis fin 2020, la force Barkhane n’a ainsi mené aucune opération en territoire burkinabè, alors qu’elle en mène régulièrement au Mali et au Niger voisins. Dans ces conditions, pas étonnant que la diminution du dispositif français au Sahel ne fasse ni chaud ni froid aux dirigeants burkinabè. « C’est un non-sujet pour nous », conclut un proche de Kaboré.