Jean-Marc Sauvé : « Nous avons été confrontés au mystère du mal » 

Entretien 

Ancien vice-président du Conseil d’état, Jean-Marc Sauvé a été mandaté en 2018 par les évêques et supérieurs religieux de France pour piloter la commission indépendante chargée de faire la lumière sur les abus sexuels commis dans l’Église (Ciase).

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  • Recueilli par Céline Hoyeau et Isabelle de Gaulmyn, 
Jean-Marc Sauvé : « Nous avons été confrontés au mystère du mal »
 
Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, préside actuellement la Commission indépendante sur les abus dans l’Église (Ciase).FRANCK FERVILLE POUR LA CROIX L’HEBDO

Il arrive avec, à la main, le Nouveau manuel de civilité chrétienne, un vieux fascicule datant de 1913 qui appartenait à son beau-père et dont il précise qu’il n’est « pas étranger à notre sujet sur les violences sexuelles dans l’Église catholique ». Puis lit quelques morceaux choisis sur le « caractère sacré » du prêtre qu’il faut « vénérer en toutes circonstances ». Mandaté le 13 novembre 2018 par les évêques et supérieurs religieux de France, Jean-Marc Sauvé est l’homme qui a piloté pendant près de trois ans, d’une main de maître, la commission indépendante chargée de faire la lumière sur les abus sexuels commis dans l’Église depuis 1950.

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Qui aurait pensé que ce très haut fonctionnaire de la République, ancien vice-président du Conseil d’État, à la stature gaullienne impressionnante, se serait laissé autant ébranler par les témoignages de victimes recueillis au cours de dizaines d’heures d’auditions ? Mû par une ardeur qu’on ne soupçonnait pas, au nom de sa volonté de catholique fidèle de « servir l’Église », il a mis tout son poids dans ce travail dont la rigueur tient aussi à la traversée humaine qu’il a impliquée.

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La Croix L’Hebdo : Voilà trois ans que vous travaillez sur les abus sexuels dans l’Église, à la demande des évêques et congrégations religieuses. Comment pensez-vous que ce rapport va être reçu ?

Jean-Marc Sauvé : Ce rapport va être un choc pour les catholiques. Ce choc s’étendra très au-delà des fidèles, car il met le projecteur sur ce qu’ont été les violences sexuelles, au-delà de l’Église, dans l’ensemble de la société. Par ailleurs, la commission a pris conscience assez tardivement que la sensibilité aux questions de pédocriminalité était très inégale au sein même de l’Église. Les évêques sont confrontés au sujet des violences sexuelles depuis 2000 et a fortiori depuis 2016. Nous nous sommes rendu compte que les prêtres, eux, sont moins impliqués, alors même qu’ils sont au contact des fidèles. Une partie des fidèles estiment quant à eux que l’on a assez parlé de ce sujet et qu’il faut passer à autre chose, d’autres réclament d’aller au fond des choses. Bref, il va y avoir dans les paroisses le choc de la découverte d’une réalité ancienne, cachée et largement sous-estimée.

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Revenons au début. Vous avez été désigné le 13 novembre 2018 pour piloter la Commission sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Qu’est-ce qui vous a fait accepter cette mission ?

J-M S. : Quand j’ai vu, en septembre 2018, la publication du rapport de l’Église catholique en Allemagne, réalisé par des historiens qui ont travaillé sur les archives de plusieurs diocèses, j’ai dit à ma femme : « Désormais, l’Église catholique en France ne pourra pas ne pas créer une commission et tu vas voir, elle va faire appel à moi. » Pourtant, quand le père Olivier Ribadeau-Dumas m’a appelé à la suite de l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques en novembre 2018 pour me proposer de prendre cette responsabilité, j’ai beaucoup hésité. Je n’avais pas autour de moi dans ma famille que des personnes favorables, les unes devinant la charge de travail, les autres se doutant que ce serait une épreuve particulièrement décapante.

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Comment, haut fonctionnaire, avez-vous plongé dans ce monde ecclésiastique ?

J-M S. : C’est vrai que je suis catholique, pratiquant, que j’ai été novice chez les jésuites. Mais, si j’ai un peu fréquenté l’archevêque de Paris et le président de la Conférence des évêques lorsque j’étais secrétaire général du gouvernement à l’époque des JMJ, ou comme vice-président du Conseil d’État, en réalité, je ne connaissais pas du tout l’appareil de l’Église. Il y a une sociabilité propre à l’Église catholique et un rapport à la société civile que j’ignorais.

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Quand je suis venu vous voir à La Croix en décembre 2018, vous m’avez dit : « Vous ferez ce travail, on vous remerciera mais, en même temps, on ne pourra pas vous remercier. » J’ai dit oui à la proposition qui m’était faite avec l’idée que l’Église s’engageait dans un travail inédit et courageux. Pas pour couvrir les choses mais pour les révéler. Évidemment, j’ai mieux compris au fil des années la justesse de votre prémonition.

Au démarrage de la Ciase, vous avez dit : « On n’en sortira pas indemnes. » Et aujourd’hui ?

J-M S. : Effectivement. Nous avons mis de manière délibérée les victimes au centre de nos travaux. Nous avons considéré qu’elles détenaient un savoir unique sur les violences sexuelles. Leur parole sert donc de fil directeur à notre rapport. Sur le constat, le diagnostic, la manière d’en sortir. Elles étaient victimes, elles sont devenues témoins et acteurs de la vérité. Et tout cela n’avait pas été clairement conçu à l’avance, nous l’avons découvert chemin faisant.

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Rien n’aurait pu être fait sans le concours des victimes. Si la chape de silence qui a couvert pendant des décennies ces forfaits a fini par se fissurer et être fracturée, si elle a suscité une onde de choc et de soutien dans l’opinion, c’est aux victimes qu’on le doit. À ces personnes qui ont surmonté leurs souffrances, le poids du silence, parfois le poids des convenances, même si la société dans laquelle on vit a favorisé une libération de la parole que les années 1950 excluaient complètement.

Qu’est-ce qui a été le plus éprouvant pour vous ?

J-M S. : La rencontre avec les victimes. Mesurer le pouvoir destructeur de ce qui s’est passé. Prendre conscience du poids de vérité et d’humanité que nous pressentions au travers des analyses historiques et sociologiques. Pour beaucoup de victimes de violences sexuelles, il y a des conséquences très lourdes sur la vie affective, familiale, sexuelle, comme sociale et professionnelle. Un quart des victimes mènent une vie à peu près normale sans avoir été particulièrement blessées, mais les trois quarts s’en trouvent aujourd’hui toujours marquées. Pour la moitié d’entre elles, elles se sentent encore mal ou très mal. Ce sont des réalités psychologiques et sociales en apparence abstraites. Mais quand ces personnes se trouvent devant vous, c’est tout autre chose.

Vous faites partie de ceux qui ont participé au plus grand nombre d’auditions de victimes au sein de la Ciase…

J-M S. : Certaines séances, durant les déplacements en région en particulier, ont été extrêmement éprouvantes. Plus de 80 % des victimes sont des hommes. Dans une ville, j’ai vu, en deux jours, cinq personnes, accompagné, heureusement, d’un collègue plus expérimenté que moi dans l’écoute. Cinq hommes avec cinq histoires complètement différentes, de quadragénaires à septuagénaires. À un moment du récit, la voix de chacun d’entre eux s’est brisée. Instants de désarroi poignants et dignes. Dans chaque cas, on touchait à des choses trop sensibles, trop profondes. Quand, dans une affaire de viol répété par un prêtre sur cinq des dix frères d’une fratrie – où le prêtre a finalement pris aux assises seize ans de réclusion criminelle –, l’évêque se rend en personne avec son vicaire général chez les parents, des petits paysans, bons catholiques de l’Ouest, pour leur demander au nom de l’Église que les enfants retirent leur plainte… C’est cela aussi l’histoire de notre Église. Et ça s’est passé dans les années 1990, pas dans les années 1950 !

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Quels sentiments vous ont traversé ?

J-M S. : De l’indignation, de la révolte, c’est tout à fait clair. Mais peut-être plus encore du bouleversement. Nous étions profondément émus. Aucune histoire n’est jamais semblable à une autre… Il m’est arrivé d’aborder une audition en me disant : « C’est la dernière de la semaine, ça va être plus simple. Certes, c’est une affaire dégueulasse, mais au regard de ce qu’on peut voir et entendre parfois, ça ne va pas être si dur. » Et pourtant, nous en sommes sortis éprouvés… Il s’agissait d’une femme, adolescente lors des faits. Chacun a ses fragilités, chacun est vulnérable, mais on ne va tout de même pas faire grief à quelqu’un d’être vulnérable au point de n’avoir pas su résister aux agressions d’un prêtre ! Ainsi nous nous sommes retrouvés un vendredi en fin d’après-midi en nous disant : que fait-on ? comment cette personne va-t-elle passer le week-end ? Nous avions une lourde responsabilité.

Vous-même avez éprouvé le besoin d’être accompagné psychologiquement, vous l’aviez prévu ?

J-M S. : (Soupir.) Non, on ne l’avait pas prévu. Je savais que ce serait difficile, mais je n’avais pas anticipé à quel point. La question est : comment recevoir cette vérité, cette douleur et cette souffrance, en tant qu’être humain et pas seulement comme expert et, en même temps, ne pas être emporté par elle ? Il y a des professionnels plus accoutumés que moi à ce type de posture mais, globalement, pour la majorité des écoutants, nous n’étions pas prêts. Nous avons eu besoin d’une supervision, d’un accompagnement, pour tenir.

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Mais ne parlons pas seulement de nous. Le travail de témoignage a été très éprouvant d’abord et surtout pour les victimes : certaines d’entre elles ont eu du mal à accepter de nous rencontrer, d’autres ont renoncé après avoir dit oui, beaucoup ont eu des difficultés à se confier, puis à relire et renvoyer le compte rendu de leur témoignage. Toute audition conduit la personne victime à vivre de nouveau ce qui s’est passé avec son cortège de douleurs et de traumatismes. Nous avons mesuré la grande difficulté de témoigner. Je pense en cet instant plus encore à tous ceux, si nombreux, qui auraient souhaité effectuer une telle démarche, mais n’ont pas pu le faire, car cela excédait leurs forces.

Croit-on encore en l’homme, en Dieu après tout cela ?

J-M S. : La question fondamentale que je suis conduit à me poser et à laquelle les chrétiens sont amenés à se confronter, c’est bien celle de savoir où était Dieu dans tout cela. Où était-il ? Chez les personnes revêtues du sacerdoce qui commettaient ces violences sinon au nom de Dieu, du moins avec son alibi, qui endossaient la figure du Christ lui-même, ipse Christus, et s’en servaient pour assouvir leurs pulsions ? Je crois que la réponse est claire. Dieu était tragiquement absent de ces scènes où trop souvent son nom a été prononcé. Ou plutôt, s’il était présent, et il l’était forcément, il était là, humble et souffrant, dans la personne de ces garçons ou de ces filles, qui ont été sinon suppliciés, à tout le moins maltraités, blessés, presque martyrisés. La réponse ne peut être ailleurs. Nous avons été confrontés au mystère du mal, d’un mal qui s’insinue au cœur même de ce qu’il y a de plus sacré – la vie d’un enfant – et emprunte les habits du ministre du salut. C’est à de véritables travestissements que l’on a assisté à distance : ils tournaient en dérision l’œuvre de Dieu.

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Nous avons tous ressenti une profonde charge émotionnelle, nous avons été bouleversés, indignés, révoltés. Nous sommes sortis de cette traversée à la fois changés et en même temps sans doute plus soucieux encore d’être à la hauteur de la confiance qui nous était faite. Cette expérience a été à la fois très abrasive, décapante, et en même temps c’est probablement ce que je cherchais. On finit toujours par trouver le sens profond de ce que l’on porte. Je suis à cet égard extrêmement frappé par ma capacité à reproduire, mutatis mutandis, ce qu’ont fait mes parents, dans leur vie chrétienne et sociale. Sauf que je le fais trente ans après eux et dans une position et un contexte socioculturel radicalement différents. Mais en réalité, ma boussole c’est exactement ça. Servir l’Église. Et servir à la fois son prochain et tout ce qui nous est commun. Cela conduit à emprunter des chemins assez inattendus…

L’Église reste pour vous non pas une institution qui ne va pas bien, mais quelque chose de beaucoup plus profond…

J-M S. : Oui, beaucoup plus profond. C’est sûr que j’ai vécu avec une image, en dépit de tout, idéalisée de cette Église, image qui en prend un coup. L’Église a gravement erré dans la longue durée sur les affaires de pédocriminalité. En même temps, les défaillances très graves de l’institution ne remettent pas en cause ma foi. Cela avive d’autres ressources que sont la parole de Dieu, les sacrements et la prière.

Sur la gravité des abus sexuels, l’Église n’a-t-elle pas pris du retard là où la société a changé ?

J-M S. : Non. La bascule a commencé à s’opérer dans les années 1990. L’éducation nationale est passée à la tolérance zéro en 1998. L’Église catholique a fait sa mue en 2000. Il n’y a pas eu de retard, sauf que, pour l’école publique, la distance des relations interpersonnelles a fait que le changement de logiciel s’est opéré assez rapidement. Du côté de l’Église, en revanche, en raison du rapport même entre l’évêque et ses prêtres, les choses ont évolué plus difficilement. L’évêque est le père de ses prêtres, mais aussi, par personne interposée, tout à la fois le promoteur de justice, le juge et le responsable de l’application des peines… La volonté de sauver le pécheur, de pardonner les péchés et de témoigner de la miséricorde de Dieu a aussi pesé lourdement et négativement dans la gestion de ce dossier. La théologie du salut a rendu beaucoup plus difficile pour l’Église d’articuler l’indispensable logique civile de la rétribution, de la sanction et, en amont, de la dénonciation, avec une démarche de miséricorde et de salut. Si bien que, dans les faits, l’Église n’a pas su appliquer sa nouvelle doctrine arrêtée en 2000 aux prêtres qui avaient déjà été repérés. Avec un retour extrêmement violent du refoulé par la suite…

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Vous avez été aux plus hautes fonctions de l’État, vous estimez que l’Église catholique a été beaucoup plus concernée que les autres institutions ?

J-M S. : Aucune institution n’a été et n’est indemne de violences sexuelles sur mineurs. La première et de loin la plus concernée est la famille. Notre commission montre que l’Église est, après les cercles familiaux et amicaux, le milieu où, de loin, la prévalence des violences sexuelles est la plus forte. Pour toute la période étudiée (1950-2020), les personnes victimes de violences sexuelles commises par des clercs, religieux et religieuses catholiques représentent 4 % du total des victimes de violences sexuelles. C’est peu en apparence, mais les valeurs absolues, telles qu’on peut les estimer, sont effarantes : cela représente environ 216 000 personnes. Autre constat douloureux : les violences sexuelles dans l’Église catholique n’ont pas disparu et l’on constate même qu’après une nette baisse de 1970 à 1990, elles ont cessé de décroître depuis le début des années 1990. Ce sujet n’appartient pas au passé.

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Sur le plan qualitatif, les mesures prises par l’Église catholique ont été tout à fait significatives. Mais les réponses apportées, au regard du mal commis, ont été globalement insuffisantes, tardives ou prises en réaction à l’événement, et inégalement appliquées. Nos recommandations portent sur l’ensemble des points qui peuvent concourir à un traitement plus efficace et à l’éradication du terreau des abus. Elles vont de l’accueil et de l’écoute des victimes à la réforme du droit canonique pénal. C’est un problème majeur. Les principes du procès équitable, tel qu’ils sont consacrés par les cours suprêmes de tous les pays et la Cour européenne des droits de l’homme, n’ont pas droit de cité et les victimes sont les grandes absentes de la procédure ! J’ai en tête l’exemple d’une femme pour laquelle le tribunal ecclésiastique a ordonné une expertise psychiatrique – en fait sur sa crédibilité –, mais elle n’y a pas eu accès. Elle a reçu une indemnité, mais n’a pas eu connaissance du jugement. Elle a fait appel à Rome, où on lui a désigné un avocat, mais il ne parle pas français…

Comment l’Église peut-elle réparer ?

J-M S. : Il faut d’abord reconnaître la responsabilité de l’Église dans le mal qui a été commis : elle ne peut pas se retrancher derrière des dérives individuelles de brebis galeuses. Cela ne tient pas. Notre commission ne nie pas ce que l’Église a décidé et fait depuis 2000. Mais il faut aussi que les victimes puissent entendre de l’Église qu’elle est profondément blessée, elle aussi, touchée et révoltée. Une victime nous a dit : « On aimerait que les évêques soient révoltés et pas seulement cléricalement compatissants. » Au-delà des mots, il faut que l’Église soit en capacité de dire qu’elle assume la responsabilité de ce qui s’est passé. Notre conviction est claire : il n’y a pas eu, sauf dans des lieux très rares, d’entreprise criminelle. Dans tel ou tel petit séminaire, dans telle ou telle communauté, cela a été le cas, mais c’est très limité. En revanche, l’Église n’a pas su voir, entendre, capter les signaux faibles, et par conséquent elle n’a pas su prendre les mesures justes et appropriées, même dans le contexte de chaque époque. Elle a déplacé discrètement les personnes. Et elle n’a pas su non plus prévenir les abus sexuels avec la vigueur nécessaire.

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Pour être précis, dans notre société, quand on commet des fautes, on répond de ses fautes. Si l’on commet des fautes pénales, on se retrouve devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises, si l’on commet des fautes civiles, on est poursuivi civilement. Si l’on sait qu’un prêtre est pédophile, on ne le met pas en contact de gamins et, si on le fait, l’évêque ou le supérieur majeur peut être poursuivi. Mais au-delà des fautes, notre code civil institue une responsabilité sans faute. Une responsabilité du fait d’autrui. C’est la responsabilité du commettant à l’égard de son préposé. De l’employeur à l’égard de l’employé. Nous avons longuement discuté avec des juristes des conséquences de cette législation. Et notre conclusion, c’est qu’il est très probable qu’en l’absence même de toute faute, un évêque ou un supérieur majeur est responsable des dommages d’un prêtre ou d’un religieux placé sous son autorité. Ce n’est certes pas l’avis de tout le monde dans l’Église. On nous a même dit qu’un évêque n’a pas autorité sur son prêtre… J’ai tout de même rappelé le rituel de l’ordination où le futur prêtre promet obéissance entre les mains de l’évêque, à celui-ci et à ses successeurs.

Pour cette raison juridique, mais aussi pour d’évidentes raisons morales, il est nécessaire que l’Église reconnaisse sa responsabilité pour le passé, même en l’absence de faute de ses représentants. Elle ne peut plus dire aujourd’hui qu’elle ne savait pas, même si elle n’a jamais tout su. Il faut qu’elle reconnaisse sa responsabilité dans un drame qui a revêtu un caractère systémique. Compte tenu de la place de l’Église dans la société, du message qu’elle porte, de la radicale illégitimité de ce qui s’est passé en son sein, il est indispensable que l’Église s’engage…

Les évêques, pourtant, disent qu’ils sont responsables pour l’avenir, pas pour le passé…

J-M S. : Après ce qui s’est passé, il ne peut y avoir d’avenir commun sans un travail de vérité, de demande de pardon et de réconciliation. C’est seulement au terme de ce parcours que la question de l’indemnisation peut être posée. La commission parle d’indemnisation et donc de réparation, et non de contribution financière ou de secours. Selon elle, l’Église doit s’acquitter d’une dette. C’est une différence majeure avec la conclusion de l’Assemblée plénière de printemps des évêques qui a parlé de contribution financière pour aider les personnes à se reconstruire. L’Église veut bien concourir à la reconstruction des personnes, mais elle a écarté toute reconnaissance de sa responsabilité pour le passé. Or, selon la commission, dès lors qu’il y a responsabilité, il faut passer d’une logique de secours à une logique de dette. Les victimes ont une créance sur l’Église. Il faut y aller, maintenant !

Comment le catholicisme peut-il connaître de telles dérives ?

J-M S. : Nous avons creusé aux racines des abus et nous nous sommes penchés sur les questions de théologie, de morale sexuelle, d’ecclésiologie et de gouvernance. Nous ne disons ni ne sous-entendons que le dogme, la doctrine ou les enseignements de l’Église seraient à l’origine des abus. Ce que nous disons, c’est qu’il s’est produit des dévoiements et des dénaturations de l’autorité du prêtre, de l’accompagnement spirituel, de l’obéissance, du sacrement de pénitence, des charismes, du célibat et des Écritures. Ces dérives ont favorisé les abus.

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Nous mettons aussi en cause le tabou de la sexualité. L’accumulation des interdits en la matière nuit à une lutte efficace contre les crimes les plus graves et la morale sexuelle de l’Église catholique conduit à une forme de nivellement des manquements à la chasteté en mettant presque sur le même plan des comportements d’une nature radicalement différente : par exemple, les relations sexuelles hors mariage entre personnes consentantes, la masturbation et quasiment le viol ! Cette morale fait en outre complètement l’impasse sur l’atteinte qui peut être portée à l’intégrité physique et psychique de la personne. En réalité, elle se focalise sur la matérialité de l’acte et rattache tout manquement à la chasteté au 6e commandement (« Tu ne commettras pas d’adultère »). Alors que l’intime conviction de la commission, après avoir rencontré les victimes, c’est que les violences sexuelles sont une œuvre de mort, et c’est le cinquième commandement, « Tu ne tueras pas », qui est alors en jeu.

Nous disons très clairement que le célibat des prêtres – ou le vœu de chasteté des religieux – ne peut pas, par lui-même, être regardé comme la cause des abus, mais qu’une forme de survalorisation ou d’héroïsation du célibat peut être un terreau des abus, et que tout le monde n’est pas capable d’assumer le célibat. Il nous semble aussi que les laïcs en général et les femmes en particulier doivent davantage participer aux instances décisionnelles de l’Église.

Avez-vous éprouvé la tentation de tout lâcher ?

J-M S. : Non. J’ai explosé à plusieurs reprises, j’ai été très éprouvé par ce que j’entendais et découvrais, mais je n’ai jamais eu envie d’arrêter. J’ai une seule qualité et un très gros défaut, je ne sais pas faire semblant et, notamment, je ne sais pas faire semblant de travailler. Par conséquent, je vais au fond des choses. Les évêques auraient dû se méfier en me sollicitant. (Sourire.)

Qu’allez-vous faire maintenant ?

J-M S. : Me soigner. Et me reposer… Je serai plus présent dans les fondations que je préside et je ferai sans doute le travail que je voulais engager en octobre novembre 2018, à savoir écrire et enseigner.

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