Racisme à l’ONU : enquête sur le malaise qui mine l’institution

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Mis à jour le 01 février 2021 à 10h21
Illuminations sur la façade du bâtiment des Nations unies, à New York, en septembre 2015.

Illuminations sur la façade du bâtiment des Nations unies, à New York, en septembre 2015. © UN PHOTO

 

Carrières bloquées, propos méprisants, recrutements manquant de transparence… Les Nations unies sont-elles gangrénées par les discriminations liées à la couleur de peau ? De plus en plus d’Africains dénoncent un climat délétère au sein d’une organisation censée représenter tous les peuples. Enquête.

« Lorsque vous intégrez les Nations unies, entièrement pensées et créées sur la base de l’égalité et des droits humains, vous ne pouvez pas imaginer de tels comportements. Certains collègues m’avaient prévenu, à mots couverts, dès mon arrivée. Mais j’étais dans le déni. Jusqu’à ce que je fasse à mon tour l’expérience de la discrimination, de ces regards méprisants, de ces collègues qui quittent les réunions que vous présidez avec de fausses excuses. » Ce témoignage, c’est celui d’un ancien haut responsable du Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap). Congédié au bout de deux ans, il explique à JA avoir été victime de discrimination. Et, à l’en croire, il est loin d’être le seul.

« J’avais besoin de porter plainte »

« Les règles internes de l’ONU sont impressionnantes, sa structure administrative est irréprochable, poursuit-il. Mais certaines personnes au sein de l’organisation, où le climat est extrêmement compétitif, s’allient à notre détriment à nous, les Africains. » Malgré la peur des représailles et sans se faire trop d’illusions, il décide de porter plainte devant un organe interne de l’ONU quelques mois après avoir été poussé vers la sortie.

Nous sommes en juin 2020. Sur tous les écrans du monde défilent les images de la lente agonie de George Floyd, un africain-américain tué le 25 mai par un policier, à Minneapolis. Sa mort a déclenché un tollé et la colère s’est infiltrée jusque dans les couloirs feutrés de l’ONU. « J’avais besoin de porter plainte, confie notre interlocuteur, qui a tenu à conserver l’anonymat. Je me suis dit que même si cela ne rétablissait pas l’injustice dont j’avais été victime, cela pourrait être utile un jour. Comme une empreinte formelle de ce qui est arrivé. »

L’ONU est-elle prête à avoir avec elle-même « une conversation honnête au sujet du racisme » ? C’est ce à quoi s’est engagé son secrétaire général, António Guterres, qui a reconnu lui-même, le 4 juin 2020, que ce fléau « existe également au sein des Nations unies ». « Nous n’avons pas suffisamment prêté attention aux préjugés racistes et à la discrimination », a-t-il admis devant les membres de l’ONU, auxquels il a promis « un plan d’action » et un débat ouvert.

Les ambassadeurs et représentants permanents des pays africains auprès de l’ONU ont hâte d’y participer. Le 30 décembre, ils ont rédigé une déclaration intitulée « Unis contre le racisme et la discrimination raciale, et contre toutes les autres formes d’intolérance aux Nations unies » – que la mission d’observation de l’Union africaine auprès de l’ONU a transmise à Guterres le 4 janvier suivant.

« Patrimoine génétique »

Ses signataires soulignent les plaintes qui leur sont fréquemment adressées et qui prouveraient l’existence d’« une discrimination généralisée », laquelle ferait obstacle au recrutement et à la promotion des personnes visées. « Nous encourageons fortement le Secrétaire général à intensifier ses efforts pour mettre en place des mesures visant à éliminer toute forme de racisme ou de discrimination », concluent les diplomates.

Lors de la 73ème session de l’Assemblée générale des Nations unies, au siège de New York , mercredi 26 septembre 2018.
Lors de la 73ème session de l’Assemblée générale des Nations unies, au siège de New York , mercredi 26 septembre 2018. © Richard Drew/AP/SIPA

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52% DES 2 857 EMPLOYÉS DES NATIONS UNIES INTERROGÉS AFFIRMENT AVOIR ÉTÉ VICTIMES DU RACISME

Tous les ambassadeurs contactés par JA confirment, sous le couvert de l’anonymat, avoir reçu ce genre de plaintes. Parfois depuis des lustres. Tous évoquent leur désir de voir les choses changer et le système réformé. « Nous avons reçu de nombreux témoignages d’Africains dont la promotion ou l’avancement sont gelés depuis des années et qui observent, au-delà de leur cas individuel, un problème très répandu », déclare l’un de ces diplomates.

À l’en croire, c’est une enquête interne inédite sur la perception du racisme aux Nations unies qui a contribué à délier les langues. Dans cette enquête, menée en juin 2020 par par United Nations People of African Descent (Unpad, l’organe chargé de faire le lien entre l’administration de l’ONU et ses membres d’origine africaine), 52% des 2 857 personnes interrogées affirment avoir été victimes de racisme. Carrières bloquées, mépris, exclusion, sanctions disproportionnées, harcèlement, discrimination… Le rapport d’enquête cite de nombreux exemples concrets.

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LES POSTES LES PLUS RECHERCHÉS ET LES MIEUX RÉMUNÉRÉS SONT MAJORITAIREMENT RÉSERVÉS AUX OCCIDENTAUX

« Le recrutement est fondé sur le critère de la race », soutient un sondé. « Quand il s’agit de réduire les effectifs, les employés d’origine africaine sont souvent les premiers visés », dénonce un autre. Quant aux « micro-agressions », elles n’ont rien d’original, mais ont de quoi étonner de la part d’une organisation internationale et multiculturelle.

Florilège : « Un collègue a parlé des Africains comme de personnes qui vivent encore dans les arbres » ; « un collègue a fait remarquer que je n’avais pas besoin qu’on me dépose en voiture parce que je courais vite, grâce à mon patrimoine génétique » ; « on m’a complimenté sur mon élocution, en me disant que je parlais comme si j’avais été élevé dans un autre pays [que le mien] » ; « quand je me suis plaint d’un acte de racisme flagrant, on m’a dit que j’étais trop sensible et que je n’avais pas d’humour »…

« On pourrait penser que tout cela est anecdotique, il n’en demeure pas moins que cela reflète la perception d’une partie du personnel », est-il écrit dans le rapport de l’Unpad, qui conclut que « la discrimination et les préjugés racistes sont vécus par les uns et observés par les autres au quotidien ».

Chasses gardées occidentales

« L’ONU est-elle raciste ? » s’interrogeait déjà JA en octobre dernier, alors que le magazine Foreign Policy venait de publier une enquête évoquant la mainmise des Occidentaux sur l’organisation. « Oui », répond en substance l’Unpad. « Oui », répondent aussi la plupart des diplomates, hauts fonctionnaires et membres de l’ONU interrogés dans le cadre de cet article, et le problème est « structurel ».

Le fait que l’organisation ait eu deux dirigeants africains en soixante-seize ans d’existence, l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali (1992-1996) et le Ghanéen Kofi Annan (1997-2006), n’y change pas grand-chose. L’ONU peine à promouvoir l’égalité parmi ses 37 000 employés : les postes les plus recherchés et les mieux rémunérés restent majoritairement réservés aux Occidentaux.

Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (Ocha) est un cas d’école. Créé en 1991, cet organe du secrétariat général est dirigé depuis 2017 par le Britannique Mark Lowcok. Avant lui et depuis 2007, trois autres responsables du gouvernement du Royaume-Uni ont été à sa tête – dont une Noire, Valerie Amos. Aucun Africain ne fait aujourd’hui partie des seize membres de l’équipe dirigeante de l’Ocha : ils constituent pourtant 23% de ses effectifs selon Foreign Policy. À l’inverse, les Occidentaux sont surreprésentés dans les bureaux du siège new-yorkais, où, dans certaines branches, ils occupent plus de 70 % des postes.

Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. © United Nations
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LES AMÉRICAINS REPRÉSENTENT 7% DES EFFECTIFS TOTAUX. « CELUI QUI PAIE, C’EST CELUI QUI COMMANDE », RÉSUME UN CADRE ONUSIEN

Si les Britanniques ont fait de l’Ocha leur chasse gardée, chacun des membres du Conseil de sécurité semble avoir préempté un organe de l’ONU en fonction de ses intérêts propres.

Les Français, par exemple, exercent leur influence au Département des opérations de maintien de la paix. Certes, le secrétaire général a pris soin de nommer des Africains à la tête de missions de maintien de la paix déployées sur le continent : le Sénégalais Mankeur N’Diaye à la Minusca (Centrafrique) ; l’Algérienne Leïla Zerrougui, à qui succédera bientôt la Guinéenne Bintou Keïta, à la Monusco (RD Congo) ; le Tchadien Mahamat Saleh Annadif à la Minusma (Mali) et l’Éthiopien Kefyalew Amde Tessema à la Fisnua (Abyei, zone contestée à cheval entre le Soudan et le Soudan du Sud).

Mais c’est un Français, Jean-Pierre Lacroix, qui dirige le département, comme c’est le cas depuis vingt-quatre ans. La Chine est quant à elle à la tête du Département des affaires économiques et sociales depuis plus de dix ans. Les États-Unis règnent sur le Département des affaires politiques.

Africains sur le carreau

En filigrane se pose la question financière. Aujourd’hui, plus de la moitié du budget de l’ONU (qui est de 3,2 milliards de dollars pour 2021) est financée par cinq contributeurs. Les États-Unis, de loin les premiers donateurs, contribuent à eux seuls à 22 % du budget. Les ressortissants américains représentent 7 % des effectifs totaux, soit plus que n’importe quel autre pays. « Celui qui paie, c’est celui qui commande », résume un cadre de l’organisation.

« Notre Assemblée générale est composée de 193 membres, mais les décisions reviennent in fine à cinq pays [les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et le Royaume-Uni, membres du Conseil de sécurité], expose le directeur régional d’une agence de l’ONU sur le continent africain. Ce système totalement perverti se retrouve dans les agences et les cabinets, où les ressortissants des pays donateurs ont des droits particuliers. »

Amer, il confie avoir déjà été forcé de recruter un ressortissant d’un pays contributeur en raison de sa nationalité et non de ses compétences. Plusieurs membres de l’organisation décrivent le même système vicié, qui permet à certains responsables occidentaux d’embaucher – ou de faire embaucher – leurs ressortissants en contournant les règles de recrutement et de transparence.

Les Africains, eux, sont laissés sur le carreau. « Les Nations unies se sont bâties sur un modèle occidental, rappelle un ancien cadre. Les pays occidentaux dominent aussi bien les arcanes de la politique internationale que celles des ressources humaines. Ce système, très pernicieux, contribue à perpétuer le déséquilibre racial. »

En juin dernier, l’ambassadeur du Botswana à New York, Collen Vixen Kelapile, alors représentant du groupe africain, avait évoqué la question du racisme au cours d’une réunion avec le secrétaire général.

À quand la tolérance zéro ?
Natalia Kanem, directrice du Fonds des nations unies pour la population (Fnuap)

Natalia Kanem, directrice du Fonds des nations unies pour la population (Fnuap) © UN Photo/Loey Felipe

Soulignant l’importance que le groupe attachait à « une représentation géographique équitable » et à l’amélioration des mécanismes de justice interne, il avait aussi rappelé à António Guterres son engagement pour une politique de tolérance zéro en cas de mauvaise conduite. « Nous avons entendu votre prise de position ferme et sans équivoque contre le racisme, avait-il conclu. Nous voulons savoir quelles sont les mesures prises par l’ONU. »

Dans une note interne, le secrétaire général venait de demander aux employés de l’organisation de s’abstenir de manifester en faveur du mouvement Black Lives Matter. Face au tollé que cette note avait provoqué, il avait rapidement fait machine arrière.

À la même époque, une vingtaine de haut-fonctionnaires africains ont publié une tribune pour dénoncer le racisme et appeler à une action concertée des Nations unies. « Un flop », regrette aujourd’hui un cadre onusien. Si la déclaration a gêné, c’est aussi parce que l’une de ses signataires, la Panaméenne Natalia Kanem, fait l’objet de vives critiques en interne.

Depuis le décès du Nigérian Babatunde Osotimehin, en 2017, elle dirige le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap). Plusieurs membres ou ex-membres de ce fonds évoquent, sous le couvert de l’anonymat, des cas de licenciements abusifs de ressortissants africains. Elle-même afrodescendante, Kanem a fait une partie de sa carrière sur le continent et a été défendue par les pays africains, qui ont soutenu sa candidature.

Au Conseil de sécurité de l’ONU.
Au Conseil de sécurité de l’ONU. © Mary Altaffer/AP/SIPA

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LA POLITIQUE DE TOLÉRANCE ZÉRO EST-ELLE VÉRITABLEMENT APPLIQUÉE ?

À la suite d’un audit réalisé en 2019 par un organe interne des Nations unies, le représentant du groupe africain avait alerté sur certaines dérives de management, lors d’une réunion du conseil d’administration du fonds. Il évoquait « des fraudes et des irrégularités financières », ainsi que des cas « de harcèlement au travail et d’abus d’autorité ». « Certains problèmes […] inquiètent grandement le groupe africain », ajoutait le diplomate. Une déclaration « très forte », selon un autre fonctionnaire du Fnuap, mais là encore restée sans suite. La directrice se serait défendue quant à elle de toute accusation de racisme devant le conseil d’administration.

La politique de tolérance zéro est-elle véritablement appliquée ? De nombreuses sources évoquent le souci de « ne pas faire de vagues », voire la crainte de représailles en cas de plainte auprès des différents organes de règlement des litiges (le Bureau de la déontologie, le Bureau de l’ombudsman et des médiations, le Bureau des services de contrôle interne…). En dernière instance, les cas peuvent être transmis au tribunal interne de l’ONU, mais les procédures sont complexes et souvent méconnues.

« Dans les cas de racisme, la jurisprudence demande des preuves exceptionnelles. Et, [dans ce type d’affaires], trouver des données objectives est très compliqué », explique un conseil africain de ce tribunal, qui assure en outre que les procédures disciplinaires tendent à être beaucoup plus sévères lorsque le fautif est un Noir. « Le système ne fonctionne pas et manque d’indépendance, poursuit-il. Le drame, c’est que les États africains sont incapables de jouer leur rôle et d’exprimer leur solidarité. »

La déclaration du 4 janvier est-elle le signe que les ambassadeurs africains, parfois critiqués pour leur inaction, entendent se saisir du problème ? Pour donner plus de poids à leur déclaration, les membres de leur groupe régional avaient décidé d’adresser le texte aux 193 États membres. Une vingtaine ont accepté de le cosigner. Parmi eux, aucun pays donateur.

António Guterres, candidat à un second mandat

Le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres à Washington le 23 juin 2018.

Le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres à Washington le 23 juin 2018. © Cliff Owen/AP/SIPA

Depuis le 11 janvier 2021, le neuvième secrétaire général de l’ONU brigue officiellement un second mandat. Avant de prendre ses fonctions, en 2017, António Guterres (71 ans aujourd’hui) a été Premier ministre du Portugal (1995-2002), puis Haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR) de 2005 à 2015.

Pour son premier déplacement dans le cadre d’une opération de maintien de la paix, en octobre 2017, il avait choisi la Centrafrique. Réputé préférer les discussions à huis clos aux déclarations tonitruantes, le diplomate n’a – pour l’instant du moins – aucun adversaire déclaré.

« Le Conseil de sécurité apprécie les dirigeants qui ne le défient pas, ce qui est exactement le cas d’António Guterres, commente Louis Charbonneau, directeur chargé de l’ONU au sein de l’ONG Human Rights Watch. Sa stratégie a consisté à éviter toute confrontation avec les grandes puissances : États-Unis, Russie ou Chine. »

S’il est réélu, à la fin de 2021, décidera-t-il de placer la lutte contre le racisme au cœur de ses (nouvelles) priorités ?