La lutte des femmes noires en politique
a commencé dès la Résistance française |The Conversation

 

Quand une femme noire, métisse ou issue d’une minorité ethnique occupe un haut poste dans la fonction publique, en Europe comme aux États-Unis, il semblerait que chacune de ses actions soit méticuleusement décortiquée et scrutée.

C’est le cas aux États-Unis de quatre députées du Congrès américain, surnommées « The Squad » par les médias. Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib, Ayanna Pressley et Ilhan Omar voient souvent leur citoyenneté remise en question non seulement dans les médias mais aussi au sein du gouvernement. Aux yeux de certains, elles ne sont pas assez américaines.

Annette Joseph-Gabriel, University of Michigan

Outre-Atlantique, dans des pays où l’on se targue, comme en France, d’être moins raciste qu’aux États-Unis, des femmes ministres de gouvernements ont fait l’objet d’accusations similaires ces dernières années.

L’ancienne ministre française de la Justice Christiane Taubira, première femme noire en charge de cette haute fonction, autant que la membre du Parlement européen Cécile Kyenge – la première femme noire avec un poste de ministre en Italie – ont été caricaturées à travers l’utilisation d’images insultantes.

Elles ont fait l’objet de moqueries, de railleries et de propos racistes et leur légitimité au sein du paysage politique européen n’a eu cesse d’être critiqué. Plus récemment, la député française Laetitia Avia, motivée par les insultes racistes qu’elle subit quotidiennement sur les réseaux sociaux, a proposé une loi pour lutter contre la haine sur Internet. Celle-ci a été approuvée et votée le 9 juillet.

Mes recherches historiques sur la race et le genre montrent que ces discriminations contre les femmes noires dans la politique datent de bien avant l’époque actuelle.

En France, le nom de deux femmes politiques viennent à l’esprit : Eugénie Éboué-Tell, née à Cayenne en Guyane, membre de l’Assemblée nationale et Jane Vialle, née à Ouesso au Congo, devenue sénatrice. Toutes deux ont combattu contre les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale mais, à leur entrée en politique, ont été victimes de discrimination et de racisme.

Le rôle méconnu des femmes noires durant la Résistance

Les femmes noires françaises ont joué des rôles importants et souvent négligés dans les révoltes et en particulier dans la Résistance française.

Elles opéraient comme espionnes, infirmières et passeuses clandestines.

Mon livre à paraître en janvier 2020, révèle les bouleversements politiques des deux premières sénatrices noires de France, Eugénie Éboué-Tell et Jane Vialle, après qu’elles aient introduit leur combat pour l’égalité raciale dans l’agenda du gouvernement.

Eugenie Éboué-Tell. Assemblée nationale

Eugénie Éboué-Tell née en Guyane française, était l’épouse de Félix Eboué, administrateur colonial en Afrique. En 1939, elle rejoint le corps auxiliaire féminin en tant qu’infirmière dans la jeune armée de la Résistance en Afrique centrale.

La position sociale de son mari a mis en lumière l’engagement militaire d’Éboué-Tell. À travers elle, ce sont les implications africaines du mouvement de la Résistance française qui ont été rendues plus visibles, et avec elles, leurs propres volontés dissidentes vis-à-vis des politiques coloniales de l’époque.

En 1940, Éboué-Tell est condamnée à mort par contumace par le gouvernement de Vichy pour avoir rejoint la Résistance. La victoire des Alliés change son destin : Eugénie Éboué-Tell n’est plus une « femme à abattre » mais une politicienne et résistante de plein droit. Elle reçoit au moins 26 médailles pour ses contributions à la Résistance y compris une Croix de guerre et une Médaille de la Résistance.

En 1945 elle est élue à l’Assemblée nationale et un an plus tard au Sénat. Elle y rencontre une autre femme noire, une autre figure proéminente de la Résistance française, Jane Vialle.

Questionner l’oppression française de l’intérieur

Vialle, née en 1906 en République du Congo, s’installe à Paris avec son père à l’âge de sept ans. Elle travaillait comme journaliste lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté.

Jane Vialle, une journaliste devenue espionne puis sénatrice française. Sénat

Vialle quitte alors Paris et devient une agente clandestine de « Combat », l’un des trois grands mouvements de Résistance du sud de la France. En tant qu’espionne, Vialle recueillait des renseignements sur les mouvements des troupes nazies à travers l’Europe.

Arrêtée en janvier 1943, elle est accusée de trahison. Dans les enregistrements du procès, le procureur français de Vichy déclarait que Vialle avait si bien codé ses données que, lorsque sa maison fut perquisitionnée, la police n’a pas pu décrypter son code.

Vialle est envoyée dans un camp de concentration puis déplacée dans une prison pour femmes à Marseille. Les documents historiques que j’ai trouvés diffèrent sur la façon dont elle a survécu à l’incarcération : grâce à une fuite ou par une libération.

Ces imprécisions témoignent bien du silence et des ambiguïtés qui entourent l’histoire et le rôle des femmes noires pendant la Seconde Guerre mondiale.

Comme Éboué-Tell, Vialle reçoit la Médaille de la Résistance. Elle est élue au Sénat français en 1947.

Poursuivre la résistance après la Seconde Guerre mondiale

Après des campagnes électorales centrées sur leur rôle dans la Résistance, Éboué-Tell et Vialle se sont servies du pouvoir politique acquis grâce aux postes au Sénat pour contrer une autre forme d’oppression : le racisme et le colonialisme.

Elles luttent aussi pour changer les mentalités au sein même du système. Le 22 mai, 1947, Vialle, Éboué-Tell et d’autres sénateurs de l’outre-mer ont ainsi présentée une motion dans laquelle elles ont dénoncé « une volonté de discrimination entre les Conseillers de la République de la Métropole et ceux d’Outre-Mer ».

En 1947, la France représentait encore un empire mondial. Elle contrôlait des douzaines de colonies et de territoires des Caraïbes, en passant par l’Amérique du Sud jusqu’en Afrique.

Étendue de l’Empire colonial français (1534 – 1980). Gd21091993/Wikimedia, CC BY

Le déploiement des troupes françaises dans les colonies africaines pendant la Seconde Guerre mondiale a causé une augmentation du nombre d’enfants nés de mères africaines et de soldats français blancs. Comme l’ont documenté les chercheurs Emmanuelle Saada et Owen White, la politique coloniale française consistait à séquestrer ces enfants et les placer dans des orphelinats publics, où ils allaient recevoir une éducation limitée et pouvaient être contraints au travail des enfants.

Vialle et Éboué-Tell se battaient pour que ces enfants aussi obtiennent la libération.

En 1947, elles travaillèrent ensemble sur une proposition de loi pour donner à ces enfants les mêmes droits des enfants nés en France métropolitaine.

Elles ont lutté pour que ces enfants métis aient la possibilité d’effectuer une recherche de paternité. Les pères français, absents, pouvaient être contraints par la loi de leur verser une pension pour soutenir leur enfance.

Après une féroce bataille de quatre ans, cette proposition de loi relative à la recherche de la paternité dans les territoires d’outre-mer est devenue réalité en 1951.

Les leçons que l’on tire de l’histoire

J’ai remarqué dans les histoires d’Éboué-Tell et de Vialle des parallèles pertinents avec la situation politique d’aujourd’hui.

Ces Françaises noires savaient par leur expérience personnelle que leur pays était à la fois héroïque et honteux, un lieu de liberté et d’atrocité, à la fois symbole de libération du nazisme et oppresseur colonial.

Bien que Françaises, elles étaient perçues comme étrangères à l’ordre et au système établi, néanmoins capables de se bâtir un chemin jusqu’au centre du pouvoir. Elles ont ainsi permis d’ouvrir la qualification de « Français » à des individus qui ne semblaient, dans un imaginaire jusqu’alors restreint, pas pouvoir y prétendre. Elles ont aussi lutté et obtenu des droits égaux de citoyens pour ceux et celles qui, comme elles, étaient issus des colonies.

Des politiciennes noires aujourd’hui continuent cette tradition en utilisant leur pouvoir politique pour défendre les personnes placées aux marges de la société.

En tant que députée, Christiane Taubira a mené une lutte similaire pour la reconnaissance des droits et des histoires de ceux qui n’ont pas toujours été reconnus comme des citoyens à part entière.


Elle a été le fer de lance de la loi de 2001 qui reconnaît depuis cette date la traite négrière atlantique comme un crime contre l’humanité. En 2016, elle démissionne de son poste de ministre de la Justice en désaccord avec les nouvelles lois antiterroristes, particulièrement ciblées à l’encontre des citoyens français d’origine immigrée.

Désormais, une autre femme noire française et membre de l’Assemblée nationale, Danièle Obono, fait pression en faveur d’une législation pour protéger les enfants et les mères qui travaillent.

Aux États-Unis, Alexandria Ocasio-Cortez travaille sur les mêmes sujets. Ilhan Omar a quant à elle signé le projet de loi « Dignity for Detained Immigrants bill » (Projet de loi sur la dignité des immigrants détenus), qui protégerait mieux les immigrants détenus par le Département de la sécurité intérieure.

Et, comme les pionniers français Éboué-Tell et Vialle, ces politiciennes continuent de travailler ensemble pour élargir un peu plus les définitions de citoyenneté, les discours politiques et les lois qui sont acheminées à l’intérieur des gouvernements.


Daniel Peyronel a contribué à la traduction de cet article.

Annette Joseph-Gabriel, Assistant Professor of French and Francophone Studies, University of Michigan

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