En Inde, une Pâques sous les étoiles de Madurai

Reportage 

Dans la nuit du samedi 8 avril, La Croix a pu accompagner une famille de catholiques dalits à la vigile pascale d’une paroisse de Madurai, dans le sud du pays. À travers elle, trois générations racontent les défis de la transmission de leur foi dans l’Inde d’aujourd’hui. Pâques en Inde 3/3.

  • Malo Tresca (envoyée spéciale à Madurai, Inde), 
 
En Inde, une Pâques sous les étoiles de Madurai
 
Julius, sa fille Joana et sa femme Sophia reçoivent la flamme du cierge pascal, symbole de la lumière du Christ réssucité, lors de la Vigile organisée samedi 8 avril à la paroisse du Christ-Roi, à Madurai.SENTHIL KUMARAN POUR LA CROIX

Série

Pâques en Inde

Épisode 3/3

Dans un ultime cahotement de moteur, le tuk-tuk s’arrête au bout d’une piste sableuse d’un quartier cossu de l’ouest de Madurai (Tamil Nadu), dans le sud de l’Inde. Derrière un portail entrouvert, l’imposante maison du professeur Julius se dessine enfin, défiant une horde de câbles électriques apparents. Une plaque, apposée sur son fronton, donne le ton : « Dieu régit ce foyer ». Cela n’aura peut-être jamais paru si vrai qu’en cette fin d’après-midi, à quelques heures de la vigile pascale pour laquelle les esprits d’ici se sont déjà tant recueillis.

Pieds nus sur les dalles marbrées, six membres de la famille sont rassemblés autour d’une table garnie de fruits et de pâtisseries. Enseignant le tamoul dans une université locale, le propriétaire des lieux préside à côté de sa femme Sophia, 45 ans, professeur de mathématiques dans une école publique. Il est entouré de sa mère, Mercy Angela Mary, 76 ans, et de sa tante Jeya, 84 ans, dont les épais cheveux blancs noués en chignon tranchent avec les saris bleu et saumon. Les deux enfants du couple, Anton – 14 ans – et Joanna – de deux ans sa cadette – gravitent librement dans la pièce, aimantés par d’autres activités.

Qu’importent les écarts d’âge : dans la famille de Julius, tout le monde a la foi chevillée au corps. « Nous sommes catholiques depuis cinq générations. Cela remonte à l’époque du jésuite Saint François Xavier, venu évangéliser le Tamil Nadu au début du XVIe siècle… », entame fièrement Mercy.

Veuve depuis deux ans, la vieille femme peine à se déplacer, mais prie chaque jour son chapelet. Et regarde assidûment la chaîne catholique « Madha » – « Marie » en tamoul, un nom choisi pour se différencier de la pléthorique concurrence protestante, alors que les communautés évangéliques – et notamment pentecôtistes, très prosélytes – ne cessent de gagner du terrain sur le sous-continent indien.

« Méditer ensemble »

Quant à la transmission de la foi à sa descendance, la matriarche veille au grain. Comme l’exige ici la tradition des mariages arrangés, c’est elle qui a choisi Sophia comme bru. « Je suis la fille d’un ancien hindou, comptable de profession, qui a tout abandonné pour se convertir au catholicisme avant d’épouser ma mère. J’ai donc été aussi éduquée dans un environnement fervent. C’est ce qui a tant plu à ma belle-mère », plaisante la quadragénaire, riant de bon cœur en évoquant sa rencontre avec son époux - née de l’entremise d’une sorte d’« agence matrimoniale » constituée au niveau du diocèse de Madurai.

Depuis, une réelle complicité s’est nouée au sein du couple, cimentée par la solide éducation religieuse donnée à leurs enfants. Catéchisme, groupes de prières, participation à la chorale… « Ils sont très investis. Et tous les soirs, nous nous réunissons aussi pour méditer ensemble autour de la Bible », sourit Julius. Un rituel quotidien qui se tient dans une petite pièce apparentée à une chapelle privée, en contrebas du salon où trône un Christ roi.

L’heure a tourné au domicile familial; les femmes ont troqué leurs saris du jour pour des habits de fête, et paré leurs longs cheveux de fleurs blanches ; les hommes ont revêtu des chemises fraîchement repassées, et noué leurs montres aux poignets. 23 heures approchent, sous les hurlements des chiens errants qui assaillent le quartier à la nuit tombée. Il est temps de s’acheminer doucement vers la paroisse du Christ-Roi, à quelques pas de là, où plus d’un millier de fidèles afflue sur le parvis pavé pour suivre les trois heures de célébration.

Très engagés dans cette paroisse, Julius et Sophia s’installent tout devant. Ils seront parmi les premiers à transmettre la flamme du cierge pascal, symbole de la lumière du Christ ressuscité, aux rangées derrière eux. « À mon époque, on n’avait pas l’électricité : on rapportait ce feu jusqu’à nos cuisines après ! », confie Mercy, avant de se laisser aller à un élan de nostalgie : « j’ai été élevée dans une famille rigoriste ; je trouve la foi des jeunes moins structurée aujourd’hui ».

Discrimination

Ce mouvement de sécularisation frappe souvent les étudiants fraîchement débarqués dans de nouvelles universités. « Ils n’arrivent pas à s’enraciner dans une autre paroisse, et décrochent », regrette Julius, ex-coordinateur diocésain de la pastorale des jeunes de 2012 à 2016. S’inquiéterait-il déjà pour Anton, qui rêve de partir suivre des études en Europe pour devenir astrophysicien ? Il ne le dira pas. « Mais l’autre problème majeur, ce sont les distractions permanentes de cette génération scotchée aux réseaux sociaux », pointe, lui, le père Arulanandam, curé et doyen depuis trois ans de la paroisse du Christ-Roi.

Si riche soit-elle en vocations, l’Église indienne, réputée cléricale, est éprouvée par des défis internes. Ici, on parle encore peu des problématiques d’abus, mais « le système des castes, notamment, fait des ravages chez nous », cite Julius. L’éminent professeur incarne à lui seul l’exemple de ces Dalits - communément appelés « intouchables » - ayant connu une fulgurante ascension sociale grâce à la banalisation de l’accès à l’éducation : « il y a ici un paradoxe ; moins d’un prêtre sur dix est dalit, alors que nous représentons près de 70 % des catholiques. Il faut former des responsables capables de nous représenter ».

Discriminations anti-chrétiennes, vandalisme contre des églises, perturbations de prières… Dans le sillage de l’élection du premier ministre Narendra Modi en 2014, l’affirmation du nationalisme hindou en Inde a par ailleurs ouvert le champ à des dérives. Au Tamil Nadu, une loi « anti-conversion » a été votée à l’aube des années 2000, prévoyant de lourdes sanctions pour ceux qui sont soupçonnés d’évangéliser des hindous.

« Nous devons encourager les fidèles qui demandent le baptême à écrire une lettre de motivation, pour éviter d’être accusés », appuie le père Augustin Prabhu, 39 ans, curé de Saint Anthony, à une heure de bus de Madurai. Parmi les pressions, les autorités peuvent aussi empêcher ou freiner la construction d’églises », poursuit celui qui a rencontré Julius et sa famille lors d’un pèlerinage à Goa - et accepté de faire office de traducteur pour la soirée. Dans les années 2000, nous pouvions davantage exprimer notre vie pastorale dans la rue, via des processions, des fêtes… C’est plus compliqué aujourd’hui ».

Interreligieux

Au cœur d’un pays-continent brassant des réalités ecclésiales très différentes, beaucoup exhortent à ne pas faire de généralités. « De belles choses interreligieuses se jouent aussi, quand des prêtres hindous viennent assister aux grandes fêtes chrétiennes », appuie Julius. Fait notable, des hindous sont en effet présents à la vigile, reconnaissables aux tikkas – ces points ou traits rouges ou blancs estampillés sur les fronts en signe de porte-bonheur.

À la paroisse du Christ-roi, Julius et Sophia ont éteint leurs bougies, émus devant la mise en scène d’un tombeau du Christ dont la pierre vient d’être projetée à terre. Vibrant soudain aux cris des Alléluias qui font trembler le sol, la puissante religiosité du peuple indien s’élève avec eux, ce soir-là, jusqu’aux étoiles du ciel de Madurai.