VENDREDI 5 MARS 2021

 Dominique Greiner,
 rédacteur en chef de Croire-La Croix

ÉDITO

Le pape au pays d'Abraham

 

Après quinze mois d’interruption, le pape François reprend ses voyages apostoliques.
En dépit des risques sanitaires et sécuritaires, il a choisi de se rendre en Irak du 5 au 8 mars.

Cette destination est symbolique à plusieurs titres.

Le pape François, en pèlerin de la paix, veut d’abord manifester une attention particulière à ce pays fortement éprouvé depuis plusieurs décennies par les guerres, les violences et les persécutions. De Bagdad à Erbil, en passant par Nadjaf et Qaraqosh, son déplacement historique est conçu pour laisser une empreinte de paix dans un pays blessé qui a besoin de guérir ses blessures pour se reconstruire.

C’est aussi la première fois qu’un pape se rend dans ce pays à majorité musulmane, qui est considéré comme le berceau du christianisme : l’Église chaldéenne qui y est présente est l’héritière de l’Église de l’Orient fondée, selon la tradition, par l’apôtre saint Thomas dès le premier siècle de notre ère. Cette Église a beaucoup souffert ces dernières années. Elle a vu ses effectifs fondre, beaucoup d’Irakiens chrétiens ayant pris la route de l’exil. Le pape François vient lui manifester son soutien et l’encourager à prendre sa part dans la reconstruction du pays.

Ce voyage a aussi une forte connotation interreligieuse. Le pape se rendra notamment à Ur, la ville d’où, toujours selon la tradition, est parti Abraham, le patriarche commun aux trois grands monothéismes. Ceux qui s’en réclament ne peuvent faire autrement que de se reconnaître frères et de travailler ensemble à l’avenir de leur pays. Ce rappel de fraternité est une invitation à ne pas rester prisonniers des souffrances du passé et à travailler à la renaissance matérielle et spirituelle de l’Irak. Un appel qui s’adresse aussi à nous.

LE TÉMOIGNAGE D'UN CHRÉTIEN D'IRAK

 

Pensez à aller tout en bas de cet article pour trouver l'essentiel, ce que le pape demnde aux fidèles pour son voyage

Cardinal Parolin: le Pape va porter l’espérance du dialogue en Irak – Vatican News

 

Pour la première fois dans l’Histoire, un Pape se rendra en Irak. Le pays qui a donné naissance à Abraham et où réside l’une des plus anciennes communautés chrétiennes, a encore des blessures de guerre très visibles, et doit faire face aux fléaux de la pauvreté, du terrorisme et maintenant du Covid-19. Le Secrétaire d’État du Saint-Siège, le cardinal Pietro Parolin, évoque l’importance de ce voyage, en insistant sur l’urgence d’une collaboration pour reconstruire le pays et panser toutes les «blessures, pour commencer une nouvelle étape».

Source : Cardinal Parolin: le Pape va porter l’espérance du dialogue en Irak – Vatican NewsMassimiliano Menichetti, 02.03.21

 

La visite du pape François en Irak

Un dossier réalisé par Oasis pour comprendre les enjeux ecclésiaux, interreligieux et politiques de la visite du pape François en Irak

C’était le désir de Jean Paul II pour le Jubilé et le souhait de Benoît XVI. Il va devenir réalité avec François. Son voyage en Irak du 5 au 8 mars, le premier dans le monde transformé par la pandémie, mettra encore une fois une périphérie au centre.

Lire le dossier: La visite du pape François en Irak, Oasis, Martino Diez, 02.03.21

 

 

Le Pape demande aux fidèles de prier pour son voyage en Irak

Vatican News, 3 mars 2021

À l'issue de l'audience générale du 3 mars, le Saint-Père a rappelé l'importance du voyage aposto-lique qu'il entamera vendredi 5 mars, souhaitant que cette visite porte «les fruits espérés».

À deux jours de son départ pour Bagdad, le Pape François a rappelé l'importance de ce voyage aposto-lique pour le peuple irakien...

https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2021-03/pape-voyage-irak.html?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=NewsletterVN-FR

Le Pape François a souhaité être accompagné par la prière de chacun pour que cette visite soit une réussite.

«Après-demain, si Dieu le veut, je partirai en pèlerinage de trois jours en Irak, a t-il confié à l'issue de l'audience générale. «Depuis un certain temps, je voulais rencontrer ce peuple qui a tant souffert; rencontrer cette Église martyre sur la terre d'Abraham. Avec les autres chefs religieux, nous ferons également un pas de plus vers la fraternité entre les croyants. Je vous demande d'accompagner de vos prières ce voyage apostolique, afin qu'il se déroule de la meilleure façon possible et porte les fruits espérés». 

«Le peuple irakien nous attend, a ajouté le Saint-Père, il attendait Saint Jean-Paul II, à qui l'on a interdit de partir. Nous ne pouvons pas décevoir un peuple pour la deuxième fois. Prions pour que ce voyage se déroule dans de bonnes conditions».

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La Ziggourat d'Ur  

La Mésopotamie, terre des Empires et du «père des croyants»

Entretien réalisé par Manuella Affejee - Cité du Vatican, 03 mars 2021

Le voyage s’annonce historique à maints égards: le Pape François se rend dans quelques jours en Irak, qui recouvre en grande partie l’ancienne Mésopotamie, terre d’origine d’Abraham, père des trois grands monothéismes, et berceau de prestigieux empires et civilisations, dont les vestiges ont traversé les siècles.

Dominique Charpin est assyriologue, spécialiste de l’écriture cunéiforme, titulaire de la chaire Civilisation mésopotamienne au Collège de France.

Qu’appelle-t-on Mésopotamie?

Le terme de Mésopotamie est d'origine grecque et signifie «Entre les fleuves», soit le Tigre et de l'Euphrate, qui prennent naissance en Turquie orientale et coulent jusqu'au Golfe arabo-persique. Pour les Grecs et les Romains, le terme se limitait à la région située au nord de l'actuelle Bagdad.

De nos jours, les spécialistes l'utilisent pour désigner le territoire qui correspond à l'Irak et à la partie orientale de la Syrie et la civilisation qui s'y est développée: cela recouvre les territoires de l'Assyrie au nord et de la Babylonie au sud. La caractéristique de la plaine mésopotamienne au sud de Bagdad est d'être une zone très plate, autrefois régulièrement inondée. Son sol argileux est très fertile, à condition d'être irrigué. Pendant des siècles, cette région a été marquée par la complémentarité entre les agriculteurs sédentaires et les pasteurs nomades, ces derniers étant des éleveurs de petit bétail avant l'introduction du chameau au cours du premier millénaire av. J.-C.

Peut-on aujourd’hui situer chronologiquement le départ d’Abraham d’Ur, sa ville natale, selon la Genèse? La Bible donne-t-elle des indications à l’historien sur ce point?

L'historien constate qu'il n'existe aucun élément relatif à Abraham en dehors de la Bible. C'est seulement à partir du VIIIe siècle av. J.-C. que certains rois d'Israël et de Juda sont mentionnés dans les inscriptions des rois assyriens, puis babyloniens. Auparavant, même des figures comme David et Salomon ne sont connues que par la Bible –l'inscription découverte en 1993-94 à Tell Dan ne mentionne David qu'indirectement dans l'expression la «Maison de David», c'est-à-dire la dynastie qui se réclame de David comme fondateur.

Pour des figures comme Abraham, on ne dispose pas d'autres données que les récits de la Genèse: son nom n'apparaît pas dans les quelques 1 500 tablettes d'archives écrites en cunéiforme datant des années 2000 à 1738 retrouvées à Ur. Beaucoup d'entre elles proviennent de demeures fouillées par l'anglais Woolley entre 1922 et 1934, qui ont révélé de nombreuses informations sur l'existence des habitants de ces quartiers; mais l'attribution à Abraham d'une de ces maisons est purement conventionnelle. 

Pendant longtemps, des historiens ont pensé que le roi Amraphel cité dans le livre de la Genèse (14, 9) était le roi Hammurabi (1792-1750 av. J.-C.), mais cette interprétation est aujourd'hui abandonnée par la majorité des spécialistes: c'est l'origine de l'ancrage d'Abraham dans la chronologie mésopotamienne. On voit bien que le récit biblique n'est pas historique au sens moderne de ce terme.

Par exemple, les deux frères d'Abraham sont nommés Nahor et Haran; or il s'agit, non pas de nom de personnes, mais de villes situées en Haute-Mésopotamie, dans une région irriguée par des affluents de l'Euphrate. Harran se trouve sur le Balih, en Turquie, juste au nord la frontière actuelle avec la Syrie; Nahur, qui n'est pas encore identifiée, se situait un peu plus à l'est, dans la région du «triangle du Habur».

La région est alors régulièrement sujette à de nombreux mouvements de population. L’exode d’Abraham doit-il s’appréhender à cette aune?

Il est vrai que la circulation des hommes, des biens et des idées, entre la Mésopotamie et la côte levantine existait depuis au moins le troisième millénaire: les archives d'Ebla de Mari ou d'El-Amarna en témoignent. Certains ont voulu relier les pérégrinations d'Abraham aux migrations des Amorrites. Mais leur mouvement général, aux alentours de 2000 av. J.-C., va des régions occidentales vers le Sud-Est – exactement le mouvement inverse de celui de Terah, qui emmena avec lui son fils Abraham et son petit-fils Lot: leur itinéraire les conduisit d'Ur à Harran, donc du sud vers le nord-ouest. Du coup, certains ont voulu faire de Terah et d'Abraham des marchands; il est vrai que l'on possède un itinéraire daté de 1748 av. J.-C. qui retrace le déplacement d'une caravane depuis le sud de l'Irak jusqu'au nord-ouest de la Syrie, mais ce document prouve seulement l'existence d'une telle route, pas celle de Terah et Abraham.

De façon plus pertinente, on a remarqué que les deux points extrême de cette pérégrination, Ur et Harran, sont des villes dont la divinité principale était le dieu-Lune (Sîn), et cela depuis au moins le début du IIe millénaire. Ce n'est sans doute pas un hasard mais le texte biblique, dans son état actuel, ne permet que des spéculations sur ce point.

Quelle est la situation géopolitique de la région, qui alterne entre période d’unification politique et territoriale et fragmentation?

Depuis 2350 av. J.-C., l'histoire de la Mésopotamie est en effet une succession de périodes où un souverain réussit à s'imposer sur un large territoire et de phases de décomposition des empires successifs, ceux des Assyriens et des Babyloniens au premier millénaire ayant été particulièrement marquants.

Un exemple de cette tendance se rencontre avec Hammurabi (1792-1750 av. J.-C.). Ses débuts avaient d'abord vu la coexistence au Proche-Orient de six grands royaumes, chacun d'eux imposant son autorité à une dizaine de «vassaux». Le roi de Babylone réussit à annexer peu à peu toute la Mésopotamie, mais son empire se fragmenta dès le règne de son fils Samsu-iluna.

Les récits sur les Patriarches, même s'il n'ont été intégrés au Pentateuque qu'à une époque récente, contiennent des éléments sûrement anciens, notamment le passage relatant la conclusion d'une alliance entre Dieu et Abraham; elle comporte un rite d'immolation d'animaux qu'on rencontre pour la première fois dans les archives du palais de Mari, qui fut détruit par Hammurabi. L'épisode de Kedorlaomer au chapitre 14 de la Genèse pose de difficiles questions sur la mémoire qu'on aurait pu garder d'événements très anciens, comme une invasion venue d'Elam.

Vous connaissez le site d’Ur depuis de nombreuses années pour y avoir travaillé. Que nous apprennent la ziggourat et les tombes royales qui s’y trouvent de la conception du monde de ces civilisations, et de leur rapport au divin?

En effet, j'ai travaillé sur Ur dès ma thèse de troisième cycle, puis pour ma thèse d'État portant sur le clergé de cette ville à l'époque de Hammurabi. Et, lorsque la fouille du site a repris à l'initiative d'A. Al-Hamdani, j'ai eu le bonheur de participer comme épigraphiste à l'équipe internationale dirigée par Elizabeth Stone et les découvertes des campagnes de 2015, 2017 et 2019 ont été abondantes. La ziggurat d'Ur a toujours attiré l'attention des voyageurs et elle reste aujourd'hui une attraction pour de nombreux visiteurs – notamment irakiens.

Bâtie au XXIe siècle av. J.-C., elle fut restaurée une dernière fois par des rois babyloniens du VIe siècle av. J.-C. C'est son homologue de Babylone qui donna lieu au récit de la Tour de Babel dans la Genèse. Nous connaissons encore mal le rôle exact des ziggourat dans les sanctuaires, mais il est sûr que les Hébreux, dans leur polémique contre la religion babylonienne, ont déformé la réalité: pour les Mésopotamiens, les ziggourat n'étaient pas tant un moyen pour les hommes de s'élever jusqu'au ciel qu'au contraire une possibilité offerte aux dieux de descendre visiter les hommes sur terre. Les tombes royales, fouillées par Woolley dans les années 1920, sont encore plus anciennes, puisque la plupart remontent aux années 2500-2200 av. J.-C. Leur riche matériel funéraire, qu'on peut voir dans le Musée de Philadelphie et au British Museum (mais, pour des raisons de sécurité, pas actuellement au musée de Bagdad) frappe l'imagination.

Uruk, Akkad, Ur, Babylone…

Que devons-nous à ces civilisations mésopotamiennes?

Notre dette envers la Mésopotamie est considérable, en commençant par l'écriture: certes, l'alphabet latin dérive du grec lui-même issu de l'écriture phénicienne, mais celle-ci est née dans un milieu où l'écriture cunéiforme s'était imposée depuis longtemps. L'invention de l'écriture à Sumer remonte à la fin du IVe millénaire à Uruk.

Parmi les éléments directement hérités de la Mésopotamie, on peut également citer le comput du temps, avec la division de l'heure en soixante minutes, selon un principe de calcul qui remonte aux Sumériens. Plus généralement, les Mésopotamiens ont légué bien des éléments de leur culture à leurs voisins et la Bible nous a transmis une partie de cet héritage. Les récits du Déluge ou le livre de Job ont des précurseurs dans la littérature mésopotamienne, qui a fourni de véritables chefs-d'œuvre dont le plus connu est l'épopée de Gilgamesh.

Les vicissitudes géopolitiques de la région ont considérablement entravé le travail des archéologues et mettent en péril de nombreux sites historiques. Comment, dans ces conditions, envisager les recherches de l’assyriologue et la sauvegarde de ce patrimoine plurimillénaire?

Deux phénomènes doivent être nettement distingués: les fouilles irrégulières et les destructions volontaires. Pendant très longtemps, les habitants des localités situées à proximité des sites archéologiques allaient y récupérer des briques ou y chercher de l'argile, et c'est ainsi que de nombreuses découvertes fortuites ont eu lieu. À partir du milieu du XIXe siècle, lorsque les archéologues ont commencé des fouilles, les populations voisines ont parfois poursuivi leur travail de manière clandestine.

Depuis 1991, l'embargo a tellement appauvri la population que certains ont vu dans les fouilles clandestines un moyen de survie – enrichissant surtout les marchands d'antiquités auxquels des collectionneurs privés achetaient les objets ainsi découverts. Ce trafic, quoiqu'illégal, s'est intensifié après 2003, le Service des Antiquités n'ayant plus eu les moyens d'effectuer le moindre contrôle pendant des années. Heureusement, la situation s'est depuis bien améliorée. L'autre phénomène est celui des destructions volontaires, comme celles que Daesh a pratiquées surtout dans le nord de l'Irak, en particulier à Nimrud: la destruction de la ziggourat n'avait d'autre sens que de faire volontairement disparaître des vestiges historiques: comme si le passé de l'Irak – et de l'humanité toute entière – pouvait être ainsi anéanti… Mais il ne faut pas être pessimiste: la richesse du patrimoine irakien est telle qu'il reste encore beaucoup de monuments et de sites à découvrir, faire connaître et préserver pour les générations futures!

La Mésopotamie, terre des Empires et du «père des croyants» - Vatican News

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L’Irak toujours en quête de stabilité politique et sécuritaire

 

Entretien réalisé par Delphine Allaire – Cité du Vatican | 03 mars 20211

Après plusieurs décennies de guerre et de chômage endémique, le contexte politique, économique et sécuritaire du pays des deux fleuves demeure fragile et complexe. Le Pape François visitera une terre encore meurtrie par l’occupation djihadiste, menacée d'un retour en force.

Les forces sécuritaires quadrillent Bagdad le 3 mars 2021 avant la venue du Pape François dans le pays

Offensive militaire turque au nord, déploiement de milices au sud et au centre, retour en force du groupe État islamique et conflit ouvert entre Erbil et Bagdad… La situation sécuritaire irakienne est de plus en plus complexe, et le pays risque de glisser vers la guerre civile contre laquelle l’ayatollah Ali Al-Sistani ne cesse de prévenir chaque vendredi.

Des milices, substituts d’État

Pourquoi? Car dans cet Irak, répond le chercheur associé à l’IFRI, Adel Bakawan, sévissent 63 organisations miliciennes lourdement armées. «175 000 combattants répartis sur trois écoles miliciennes», une véritable «milicisation» de la société et de l’État irakien, regrette ce directeur de recherche à l’IREMMO (Institut de recherche et d’études Méditerrannée Moyen-Orient). Face à cela, le gouvernement semble désarmé, également sur le plan social. Les revendications du mouvement de manifestations de 2019-2020 n’ayant, estime t-il, pas été prises en compte à ce jour. De Bagdad à Bassorah, la contestation semble endormie par la crise sanitaire, mais risque de se réveiller à l’automne, avant la présidentielle d’octobre. 

Une marginalisation sunnite qui renforce Daech

Quant à l’influence persistante du groupe État islamique qui continue ses attaques meurtrières dans le pays, elle reflète, selon Adel Bakawan, la détresse d’une grande partie des sunnites marginalisés en Irak depuis 2003. L’État irakien a depuis mis en place une «désunnification», malgré une contribution de la base sociale des sunnites à combattre l’EI en 2017. «Leur réinsertion n’est pas organisée», observe le chercheur, aggravant un contexte social dramatique.   

Des confessions et ethnies fracturées

Infrastructures, routes, hôpitaux, écoles, manquent toujours à l’appel. La reconstruction n’a pas encore véritablement démarrée. «À Mossoul en ruines, l’odeur des cadavres se fait encore sentir. Un Mossoul en ruines semblable à Berlin 1945», se désole le sociologue franco-irakien, qui constate la dégradation concomitante de la mixité. «L’on trouve rarement un quartier mixte dans la capitale, pourtant historiquement réputée pour cela depuis des siècles.»

Le Saint-Père se rend donc dans un pays mosaïque, profondément divisé entre chiites, sunnites, kurdes, et entre chiites-mêmes par les pro-iraniens, les nationalistes, les libéraux, ou entre sunnites, où le défi du dialogue et de la restauration de la confiance entre les différentes communautés est prioritaire.

Entretien avec Adel Bakawan, chercheur à l'IFRI

 

La rencontre entre al-Sistani et le pape François est fondamentale pour l’islam chiite »

Entretien avec Hugues Lefèvre | Aleteia, 03/03/21

L’ayatollah Ali al-Sistani.

Le pape François doit rencontrer l’ayatollah al-Sistani, plus haute autorité chiite d’Irak, ce samedi 6 mars lors de son voyage en Irak. "C’est l’un des hommes les plus influents du pays", assure le père Christopher Clohessy, docteur à l’Institut Pontifical d’Etudes Arabes et d’Islamologie (PISAI).

Deux ans après avoir rencontré le Grand Imam d’Al-Azhar, le sunnite Ahmad Al-Tayeb, le pape François poursuit son rêve de fraternité en s’entretenant ce samedi 6 mars lors de son voyage en Irak avec l’une des plus grandes autorités chiites au monde, l’ayatollah al-Sistani. D’après le cardinal Sako, la rencontre devrait rester privée et les deux dignitaires pourraient parler de l’importance de la fraternité et de la réconciliation. « Il a joué un rôle très important en tant qu’artisan de paix et de négociateur de traités dans les affaires religieuses et politiques après l’invasion américaine en 2003 », détaille le père Christopher Clohessy, docteur à l’Institut Pontifical d’Études Arabes et d’Islamologie (PISAI). Eminent spécialiste de l’islam chiite, ce chercheur sud-africain décrypte les enjeux de cette rencontre historique.

Que représente le grand Ayatollah al-Sistani dans le monde musulman ?

Père Christopher Clohessy : Il est une figure essentielle dans l’islam chiite. À la tête de l’école de Najaf, il a sous son autorité un nombre très important d’universitaires chiites disséminés à travers le monde. Comme le pape François, il est une figure attrayante. Sa popularité planétaire, y compris en Iran – pays où il est né –, montre que beaucoup de personnes préfèrent sa vision légèrement plus modérée de celle de Rouhollah Khomeini [Ayatollah arrivé au pouvoir en Iran en 1979 et mort en 1989, NDLR]. Cette pensée politique, encore à l’œuvre aujourd’hui dans la République islamique d’Iran, considère que les religieux doivent concentrer tous les pouvoirs.

Disciple de ancien professeur, le grand Ayatollah al-Khoei (1899-1992), al-Sistani se trouve depuis 2009 dans les dix premières positions du « The Muslim 500″, le classement des musulmans les plus influents au monde. Il a par ailleurs été classé en 2005 parmi les 100 plus grands intellectuels de la planète. En 2014, il avait été nominé pour recevoir le Prix Nobel de la Paix.

Quelle est son autorité en Irak ?

C’est l’un des hommes les plus influents du pays. Il a joué un rôle très important en tant qu’artisan de paix et de négociateur de traités dans les affaires religieuses et politiques après l’invasion américaine en 2003. Exhortant le clergé à s’engager dans la justice et la politique afin de mieux guider le peuple irakien, il a appelé à un vote démocratique dans le but de former un gouvernement de transition, a encouragé la population à participer aux élections cruciales de janvier 2005 – y compris les femmes qu’il a invitées à la mobilisation dans une fatwa spéciale. Il a supplié les chiites irakiens de ne pas répondre aux attaques des extrémistes sunnites. Appelant au calme après des séries d’attentats à la bombe, il a souvent expliqué aux chiites que les coupables n’étaient pas leurs voisins sunnites, mais bien les extrémistes. En 2014, il a également lancé un appel pour que les Irakiens soutiennent leur gouvernement dans la lutte contre l’organisation État islamique.

La rencontre qui va avoir lieu entre le pape et le leader chiite est-elle le pendant de la rencontre entre le pape et le sunnite al-Tayyef ?

La rencontre avec le grand imam d’Al-Azhar était importante. Mais je crois que, pour l’islam chiite, cette rencontre avec le pape François est fondamentale car elle signifie que toute la famille de l’islam est désormais considérée. Même si l’islam chiite est devenu minoritaire, il représente encore des millions de personnes dans le monde. Par cette rencontre, le Pape envoie un message aux chiites pour leur dire qu’ils ne sont pas oubliés ou bien dépassés. Il leur assure qu’ils font partie intégrante du processus de dialogue et de paix dans le monde.

Vous l’avez dit, al-Sistani représente un courant chiite légèrement différent de celui de Khomeini et de l’école de Qom, en Iran. Comment ce pays va-t-il réagir à la visite du pape à al-Sistani ?

L’Iran ne devrait pas réagir de manière négative. Même à Qom, où al-Sistani a étudié à ses débuts, ce dernier est très respecté. Certes, sa vision de l’islam diffère légèrement de celle de Khomeini. Mais malgré quelques désaccords avec les religieux au pouvoir en Iran, al-Sistani n’a jamais vraiment encouragé la rivalité entre les deux grands centres chiites. Je pense que la rencontre sera presque unanimement accueillie par les musulmans chiites.

Quel pourrait être l’impact concret d’une telle rencontre ?

Je ne m’attends pas à la signature d’un document comme ce fut le cas avec le Pape et le grand imam d’al-Azhar et le document sur la Fraternité humaine. Je ne pense pas qu’al-Sistani pourrait signer un document uniquement pour le plaisir de parapher quelque chose ou bien pour le symbole. La rencontre – qui sera courte – s’inscrit dans un agenda plus vaste. Il pourrait y avoir plus tard une déclaration commune venant de Najaf et du Vatican.

François et al-Sistani partagent des visions et perspectives très proches. Tous deux veulent dire qu’ils connaissent la valeur de la paix et qu’ils sont prêts à travailler dur pour cela.

Pour autant, il s’agit d’une rencontre hautement symbolique, et parfois le contenu symbolique est plus important que ce qui est dit. Malgré les critiques, parfois violentes, qu’on peut observer sur les réseaux sociaux entre les soi-disant “libéraux” et “conservateurs” – aussi bien du côté catholique que du côté chiite –, je dirais que François et al-Sistani partagent des visions et perspectives très proches. Tous deux veulent dire qu’ils connaissent la valeur de la paix et qu’ils sont prêts à travailler dur pour cela.

Comment le Pape et l’Église sont-ils perçus dans le monde chiite ?

Je ne suis pas certain que le pape, de par sa fonction et son mandat, ou l’Église catholique, institution mondiale, apparaissent en bonne place sur le radar de l’islam chiite. Néanmoins, le pape François est une figure populaire, en partie pour son nom. Dans l’islam, on se rappelle encore de l’histoire de la rencontre de saint François avec le sultan. Saint François est considéré dans le monde entier comme un homme de paix. De sorte que le pape François est vu sous cet angle.

Où en sont les relations entre les chiites et les catholiques aujourd’hui ?

Au cours des dernières décennies, on a assisté à une montée en puissance du dialogue entre le catholicisme et le chiisme – il existe des liens étroits théologiques et spirituels entre les deux religions. Depuis la déclaration Nostra Aetate et le concile Vatican II, l’islam échange régulièrement avec l’Église catholique, mais moins avec les autres branches du christianisme. Selon moi, comme le dit le pape émérite Benoît XVI, ce dialogue a été et continue d’être crucial mais il est difficile de le qualifier de « théologique ». En effet, mis à part le fait d’informer son partenaire sur ses propres croyances ou de lui poser des questions sur son système de croyances, il est peu probable que ces échanges aillent plus loin et que les positions doctrinales et théologiques fondamentales soient susceptibles d’évoluer ou d’être compromises.

C’est-à-dire ?
Bien souvent, ces dialogues ne sont guère plus qu’un groupe de musulmans qui invite un groupe de chrétiens à expliquer des doctrines chrétiennes complexes comme la Trinité ou l’Incarnation. Toutefois, comme l’expliquait Benoît XVI, nous devons continuer d’essayer d’encourager des échanges francs sur des thèmes centraux, comme la liberté de culte, la dignité humaine ou bien la non-violence.

Le christianisme et l’islam sont en réalité du même côté dans une bataille contre le sécularisme radical.

Aussi, on ne peut certainement pas nier le potentiel de l’islam en tant qu’allié pour la défense des grandes valeurs religieuses que sont la foi et l’obéissance à Dieu. Le christianisme et l’islam sont en réalité du même côté dans une bataille contre le sécularisme radical.

Entre les chiites et les sunnites, avec qui l’Église catholique a-t-elle le plus de facilités à dialoguer ?

Selon moi, il existe des liens plus forts entre les catholiques et les chiites qu’entre les catholiques et les sunnites. Cela s’explique en partie par les points communs qui existent entre chiites et catholiques : par exemple, une croyance commune dans l’intercession des saints, des parallèles importants entre al-Husayn, le grand martyr du chiisme, et Jésus ; entre Fatima [fille du prophète Mahomet, ndlr], la mère souffrante et vierge d’al-Husayn, et la Vierge Marie. En outre, les deux systèmes religieux accordent une grande importance aux rituels ainsi qu’à la nécessité de faire mémoire. Il s’agit alors de mettre en œuvre rituellement un souvenir pour rendre l’événement présent et pour placer le croyant au cœur de cet événement.

Si des ponts peuvent exister entre catholiques et chiites, on relève néanmoins que la situation des chrétiens dans les pays à majorité chiite n’est guère réjouissante…

C’est exact. Il ne fait aucun doute que les minorités chrétiennes dans les pays musulmans ne bénéficient pas de tous leurs droits. Lors de son voyage, il me semble capital que François ne s’adresse pas seulement aux chrétiens d’Irak mais qu’il ait aussi le courage d’interpeller les autorités au sujet de la liberté religieuse. Le Document sur la Fraternité humaine restera un morceau de papier sans valeur s’il ne concourt pas à porter des fruits réels et concrets. Cela n’a pas encore eu lieu.

Lire aussi: « La fraternité est la nouvelle frontière de l’humanité », souligne le pape François