Quatre situations qui illustrent la complexité du fait religieux au travail |The Conversation

La question de la religion au travail revient dans les débats à l’occasion de la présentation du projet de « loi confortant les principes républicains », présenté ce mercredi 9 décembre en conseil des ministres. Le texte aborde notamment le cas des entreprises publiques ou bénéficiant de délégation de services publics tandis que, dans le secteur privé, une large majorité d’entreprises y sont désormais confrontées.

Même si une majorité d’entreprises se retrouve aujourd’hui confrontée au fait religieux, le nombre de dysfonctionnements reste peu élevé. Y.Gq_photo / Shutterstock

Lionel HonoréAUF (Agence Universitaire de la Francophonie)

Actuellement, les notions de liberté religieuse, de neutralité ou de laïcité forment un cadre conceptuel qui se révèle peu efficace pour aborder la question de la religion au travail, tant ces notions sont définies et mobilisées de manières différentes d’une personne à l’autre. Bien qu’il existe un cadre juridique formé notamment par la loi Travail de 2016 et par la jurisprudence, encore peu d’entreprises se sont dotées d’outils efficaces sur cette question. En outre, la plupart des salariés pratiquants et leurs managers connaissent mal ce qu’il est possible ou non de faire et la manière dont les faits sont appréhendés dans les entreprises varie d’une situation à l’autre et d’un manager à l’autre.

À cela s’ajoute la diversité des faits religieux qui sont aussi bien des demandes d’absence pour assister à des cérémonies, des prières pendant des pauses, parfois pendant le travail, le port de signes (souvent des vêtements ou des bijoux) ou encore le refus de réaliser des tâches, de travailler avec des femmes, etc.

Ainsi, les situations de travail dans lesquelles la religiosité d’un salarié transparait dans son comportement et doit être prise en compte par le management demeurent complexes et singulières. Pour bien les comprendre, nous avons mené un travail de recherche qui vise à dépasser l’approche factuelle de la religion au travail et de prendre en compte l’articulation entre les pratiques professionnelle et religieuse.

Nous repérons alors quatre situations différentes.

Priorité au travail : L’invisibilité et l’ajustement

La première situation est celle dans laquelle la personne pratiquante n’exprime pas sa religiosité au travail. Il s’agit en premier lieu de croyants et pratiquants pour qui les deux sphères, professionnelle et religieuse, doivent être séparées. Ainsi, lors d’un entretien de recherche, un salarié précise :

« Quand je suis au travail, je suis au travail c’est tout. Dès que je passe la porte de la boite, je suis logisticien, point barre. Je ne suis plus musulman ».

Il s’agit également de personnes qui renoncent à toute expression de leur religiosité parce qu’elles anticipent un impact négatif sur les relations avec leurs collègues ou avec le management. Elles craignent qu’un comportement directement ou indirectement rattaché à la religion les rendent discriminables. Cela peut être, comme l’illustre cet extrait d’entretien, au prix d’un sentiment de frustration :

« Je suis pratiquant. La prière pour moi c’est important. C’est un peu frustrant. J’aimerais bien faire autrement, pouvoir prier comme je veux, enfin je veux dire pas pendant le travail mais le midi par exemple. Mais c’est important pour moi, comment dire cela ? C’est important que ça reste caché pour que mes collègues et mon chef ne me voient que comme un collègue ».

La deuxième situation est celle dans laquelle le salarié rend visible sa religiosité et celle-ci est connue de ses collègues et de l’encadrement. Elle s’exprime en marge de l’activité professionnelle, par exemple en priant seul dans un bureau fermé pendant une pause ou à travers la justification d’une demande d’absence ou de modification de planning, éventuellement en portant un signe.

Comme l’illustre l’extrait d’entretien suivant, elle est acceptée, notamment par le management, tant qu’elle ne remet pas en cause la bonne réalisation du travail et reste marginale :

« Tant que ça reste discret et que le travail est fait, il n’y a rien à dire ».

Par expérience, au fil des interactions, le salarié apprend ce qui peut ou ne peut pas être admis et quelles sont les limites de la tolérance :

« Je ne parle pas de religion sans arrêt. Je suis sérieux dans mon travail, quand je bosse, je bosse, les gens savent bien ça. Quand je prie dans mon bureau, ça ne gêne personne, ils le savent mais ça ne les gêne pas ».

Il perçoit ici aussi les risques d’altération de ses relations avec ses collègues et de discrimination et prend de la distance avec sa pratique, l’adapte, pour les gérer.

Dans ces deux premières situations, les salariés pratiquants adoptent une posture d’articulation de leur professionnalité et de leur religiosité. Ils donnent la priorité à leur travail et soit tiennent à l’écart leur religiosité, soit la réserve pour les interstices du fonctionnement organisationnel. Ils savent prendre de la distance avec des prescriptions et des traditions religieuses qu’ils se sont appropriées et qu’ils ont adaptées à leur vie.

« Et ma religion dans tout ça » ? Du tiraillement à la revendication

Dans la troisième situation, les pratiquants se sentent tiraillés entre des obligations professionnelles et religieuses qu’ils ressentent comme fortes et avec lesquelles ils ne perçoivent pas de possibilités de prise de distance. Ils n’ont pas, par eux-mêmes, les ressources nécessaires pour trouver un arrangement qui convienne. Ils craignent d’un côté d’être sanctionnés au travail et de l’autre d’être considérés comme de mauvais pratiquants.

Deux éléments jouent dans cette situation un rôle déterminant. En premier lieu, la capacité du management à justifier les contraintes qu’il fait peser sur la pratique religieuse par rapport au travail et à sa bonne réalisation. En deuxième lieu, la communauté religieuse (formelle ou non) dans laquelle est impliqué le salarié peut lui donner des ressources pour adapter sa pratique ou inversement bloquer toutes possibilités de prise de distance. Ainsi un salarié témoigne :

« J’ai parlé du travail, mon imam a été très clair et pour moi ça a été un soulagement. Il m’a dit au travail tu travailles, si tu peux prier sans problème tu pries mais sinon tu attends d’être chez toi le soir ».

Une situation loin d’être vécue par tout, comme l’indique un autre témoignage :

« Il y a un groupe ici, on est plusieurs. Si tu ne viens pas prier, c’est un problème pour les autres. À la limite, ils vont venir me chercher dans l’atelier. Je n’ai pas vraiment le choix ».

Dans la quatrième situation, la posture des salariés n’est plus de rechercher à articuler travail et pratique religieuse. Ils donnent la priorité aux règles religieuses. Ils ne font plus référence à leur pratique et à leur religiosité mais à l’autorité de Dieu et à la religion qui s’imposent à eux et qui doit s’imposer à l’entreprise. Un salarié précise :

« Je suis croyant, je suis pratiquant. Certains ne le sont pas, c’est leur choix, mais moi je le suis. J’accepte de travailler sous les ordres de mon chef mais il y a une limite et cette limite ce sont les ordres de Dieu. Ce n’est ni mon chef ni l’ingénieur et sa cravate qui peuvent me dire s’il faut que je prie ou non, c’est Dieu, même ici, même au travail ».

Peu de dysfonctionnements en général, des points de tension en particulier…

Dans la très grande majorité des cas, les situations marquées par le fait religieux génèrent peu de dysfonctionnements et de tensions. Elles impliquent des personnes et nécessitent de trouver des arrangements locaux et ponctuels pour permettre la bonne réalisation du travail et permettre aux pratiquants d’articuler leur professionnalité et leur religiosité.

Le rôle du management consiste donc avant tout de construire des solutions qui conviennent en situation, en faisant travailler ensemble des personnes aux profils divers et en gérant des contraintes multiples. Il est a priori outillé pour cela puisqu’il dispose de méthodes et de savoirs pour guider sa gestion du travail, des personnes, de la diversité.

Cela devient en revanche plus compliqué lorsque la pratique religieuse est opposée par les salariés au fonctionnement de l’entreprise et lorsqu’ils veulent imposer la religion au travail.

Le management n’a plus alors d’espace pour ouvrir la discussion et construire des arrangements. Dans ce type de situations, l’encadrement de proximité est désarmé et il a besoin d’un soutien fort de la part de son entreprise qui fait, malheureusement, souvent défaut.


Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche « La religion au travail : quelles situations d’interaction entre salariés pratiquants et managers ? » publié en décembre 2020 dans la revue « Annales des Mines – Gérer et comprendre ».

Lionel Honoré, Professeur des Universités, Université de la Polynésie française, AUF (Agence Universitaire de la Francophonie)

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