Alors que deux attentats terroristes ont frappé la France ces dernières semaines, provoquant la mort d'un professeur d'histoire le 16 octobre et de trois fidèles catholiques le 29 octobre, je vous propose de nous pencher sur la question de l'islamisme radical. Jeune Afrique est allé à la rencontre de Ghaleb Bencheikh : le président de la Fondation de l’islam de France décrypte les enjeux de la lutte contre le fanatisme religieux.

 
MAGHREB & MOYEN-ORIENT
Ghaleb Bencheikh : « Le discours islamiste a pris en charge l’angoisse liée aux fractures identitaires »
Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï
Président de la Fondation de l'islam de France, Ghaleb Bencheikh appelle les Musulmans à investir le champ du savoir pour éviter les pièges du fanatisme.
Le président de la Fondation de l’islam de France, Ghaleb Bencheikh, revient sur la déflagration provoquée par les attaques terroristes de Conflans-Sainte-Honorine et explore les enjeux de la lutte contre l’islamisme radical. Tout en appelant les Français de confession musulmane à investir le champ de l’instruction et du savoir religieux. Un préalable, selon lui, pour « démanteler les idées fanatiques ».

Jeune Afrique : Deux semaines après l’exécution de Samuel Paty, 24 heures après l’attentat de Nice, quel regard portez-vous sur la situation ?

Ghaleb Bencheikh : Deux semaines après la décapitation de Samuel Paty, je pense que la crise a assez duré – et une crise qui est durable n’en est plus une. C’est un état de belligérance larvée. Et cette crise, si on garde le mot, connaît des convulsions paroxystiques en ce moment, le énième attentat de Nice l’illustre avec une grande affliction. Mais nous ne devons pas rester tétanisés à les attendre et à les subir.

Que pensez-vous des réponses que les pouvoirs publics sont en train d’apporter ?

Les gouvernements sont composés d’hommes et de femmes. Il y a donc une part d’émotion qui les caractérise. Il y a ce qui est attendu devant l’opinion publique, devant la nation, choquée, traumatisée, indignée, résiliente, convalescente. Il fallait des mesures, ne serait-ce que d’une portée symbolique, qui traduisent la fermeté du gouvernement. Là-dessus, nous sommes tranquilles, car nous sommes dans un État de droit. Ce que le droit permet sera fait. Le droit corsète et libère en même temps.

L’enseignement de la liberté d’expression à travers les caricatures du prophète Mohammed publiées par Charlie Hebdo sont au cœur de l’assassinat de Samuel Paty. Qu’est-ce que cet épisode tragique révèle des Français de confession musulmane ?

La situation est complexe. Quand on dit complexe, soit on se défausse sur le mot et on passe à autre chose, soit on explique en quoi. L’écheveau de cette affaire mérite une approche froide qui décortique et nous explique les strates multidimensionnelles d’une crise sédimentée.

Il y a la strate sociologique – qui ne justifie rien mais qui explique –, la strate politique et la strate géostratégique – ce que nous voyons maintenant avec un emballement qui dépasse le cadre français.

Il y a aussi une lecture psychanalytique. Il y a également, pour certains, des moments de soulèvements millénaristes, nihilistes, apocalyptiques… Et puis on a enfin la lecture théologique et l’approche culturelle.

Le tout, enchevêtré, donne la situation que nous connaissons maintenant. Chacune de ces analyses a sa pertinence propre mais aucune n’épuise à elle seule le sujet. L’affaire des caricatures devient le symptôme d’une réelle maladie.

Ce que vous qualifiez de « réelle maladie » montre que la pensée islamique n’arrive plus à répondre aux grands enjeux qui se posent aux musulmans…

La pensée théologique islamique est, en effet, en crise. Nous avons besoin de la refonder. Pour ce faire, il faut s’attaquer à quatre chantiers titanesques.

Le premier est celui des libertés fondamentales avec ses corollaires : liberté de conscience, d’expression – et comment elle doit être perçue dans les contextes islamiques –, d’opinion… Et la liberté de culte sans criminaliser l’apostasie.

Le deuxième chantier est celui de l’égalité foncière, ontologique et juridique entre les êtres humains. Et on en est loin dans les contextes islamiques.

Troisième chantier, la désacralisation de la violence. Au XXIe siècle, nous ne pouvons plus accepter qu’il y ait, dans la pensée magique, des phalanges angéliques qui viennent aider des armées terrestres. L'idée que la violence serait commanditée par la transcendance est inacceptable. Cela nécessite un énorme travail d’explication où l’on doit expurger de la psyché, notamment de celle des jeunes croyants, ce type de réaction et de billevesées.

Le quatrième chantier est celui de l’autonomisation du champ du savoir et de la connaissance par rapport à celui de la révélation et de la croyance. Nous sommes encore paralysés par des réflexions de type : "si cela est conforme au Coran, ce sera bien, et nous l’accueillerons". Ce qui sous-entend que toute la séquence « Descartes–Freud » a été ratée. Il faut la rattraper, l’étudier, la décortiquer, l’ingérer, la critiquer et la dépasser.

Plutôt qu’un islam des Lumières, comment cette pensée théologique peut-elle se mettre en phase avec un islam républicain ?

La difficulté est de trouver une épithète à islam alors qu’il aurait pu et dû se suffire à lui-même. Tout comme vous, je ne suis plus pour l’expression "l’islam des Lumières", même si on me l’attribue à moi ou à la fondation alors que c’est Malek Chebel qui en a parlé le premier. Elle commence à devenir galvaudée.

Cette crise de la pensée théologique islamique dont vous détaillez les ressorts laisse penser que la situation en France en est l’écho. En quoi pourrait-on parler d’un cas français, d’un laboratoire…

Il y a une singularité française, effectivement. La première raison est le modèle français, l’universalisme républicain, qui n’est pas celui en vigueur dans le monde anglo-saxon où l’on juxtapose des communautés.

Il y a aussi la question de la décolonisation, qui constitue une spécificité française – bien qu'elle n’épuise pas le sujet mais le recoupe – et qui n’a pas encore été réglée.

Justement, en quoi cette question de la décolonisation vient-elle compliquer la problématique de l’islam en France ?

Elle n’épuise pas le sujet mais l’entrecoupe. D’abord, je parle de la France à partir du Second Empire comme d'une puissance musulmane d’un point de vue démographique eu égard au nombre de ses sujets. Étonnamment, les sujets des colonies sont restés des sujets musulmans, y compris sous la République, ce qui est un non-sens par rapport aux idéaux de la République [où l'appartenance religieuse n'est pas censée définir le citoyen].

Ensuite, la loi de séparation du 9 décembre 1905 [qui met fin à l'union entre l'Église catholique de France et le pouvoir politique et instaure la laïcité] n’a pas été appliquée au culte islamique dans les départements d’outre-Méditerranée. Aussi étonnant que cela puisse être, ce sont les Oulémas algériens qui tenaient à ce que la loi de séparation fût appliquée. Ils avaient même plaidé auprès du Conseil d’État, qui a débouté Abdelhamid Ben Badis, leur président.

Enfin, un ressentiment lié à la perte de l’Algérie est demeuré dans une frange de la population française. Dans l’esprit de beaucoup, on parlait de musulmans et d’Européens. On a ethnicisé en confessionnalisant. Dans l’imaginaire de certains, être musulman, c’est aussi être celui qui a récupéré l’Algérie alors qu’il ne la méritait pas.

Les réseaux sociaux sont apparus comme l'un des chaînons ayant amené à la mort de Samuel Paty. Une frustration médiatique, mais aussi politique et économique, existe au sein de la population musulmane française qui se sent absente de ces champs. En quoi les réseaux sociaux révèlent-ils ce sentiment ?

Dans l’actualité brûlante, si l’on commence à donner son avis sur quelque chose qui est bouillonnant, on risque de se tromper. J'assimile les réseaux sociaux à un vaste terrain de réflexion à chaud.

Or bon nombre de jeunes musulmans ressentent une frustration à force de se voir brocardés et injuriés sur des chaînes d’information en continu par des rhéteurs de piètre qualité oratoire, des délinquants condamnés par la justice qui continuent à proférer des mensonges au regard de la connaissance historique, notamment. Pour eux, la fragilité psychologique aidant, les réseaux sociaux deviennent un déversoir de leur frustration médiatique. 

Quelles sont les conditions pour s’imposer comme un représentant légitime aux yeux des Français musulmans et de l’État ?

Selon la sociographie [étude descriptive des réalités et des faits sociaux] des musulmans de France, ils sont sunnites dans leur majorité. Or les sunnites ont toujours été réfractaires à une quelconque représentativité. C’est inhérent à l’obédience sunnite, au contraire de l’obédience chiite qui, elle, a un clergé – certes d’ordre académique et non sacerdotal.

En revanche, les sunnites ont toujours eu un collège d’oulémas, désigné par l'expression « ceux qui savent lier et délier » – sous-entendu : l’écheveau des questions théologiques épineuses. Lorsqu’il était suffisamment fort et libre, ce collège était indépendant du pouvoir politique ; lorsqu’il était faible, il était inféodé au prince.

Dans la période contemporaine, notamment sous la République française, l’indigence intellectuelle aidant, il n’y a pas eu l’équivalent de ceux « qui savent lier et délier ». L’incurie organique structurelle propre à ces hiérarques musulmans depuis trois décennies a fait en sorte que l’on se retrouve dans un problème de représentativité.

Cette crise de la représentativité raconte aussi le décrochage entre les Français musulmans nés dans l'Hexagone et les élites musulmanes, dont vous faites partie. Est-ce cette incapacité de trouver un représentant audible au sein de cette population et auprès des pouvoirs publics qui est la clé de la crise ?

Vous avez tout à fait raison ! Curieusement, on n'arrête pas d'énumérer les générations  d'une seule composante de la nation. On se permet même dans certains cas de parler de cinquième génération ! Alors que dans ce cas, on est Français de souche depuis longtemps !

Ceux qui osent parler de première ou de deuxième génération sont eux-mêmes dans la communauté nationale de fraîche date. Je pense à Manuel Valls, à Alain Finkielkraut, à Nicolas Sarkozy, à Anne Hidalgo ou à Nadine Morano…

Simplement, la composante islamique de la nation française connaît un décrochage entre, pour certains, une forme de "prolétariat" où elle est ghettoïsée et marginalisée, et une élite qui n’arrive pas elle-même à raccrocher le reste. C’est une réalité amère.

Mais ce n’est une raison pour abdiquer : il y a heureusement ces laboratoires du CNRS qui tournent grâce aux doctorants musulmans, ces centres hospitalo-universitaires qui fonctionnent également grâce à leur présence, ces établissements scolaires qui accueillent les élèves de la République grâce aussi à un corps enseignant dévoué composé aussi de professeurs musulmans, etc.

En quoi la confusion entre les termes islam, islamisme, salafisme, terrorisme, etc. atrophie-t-elle le débat public ?

Il y a un désordre sémantique, c’est vrai. L’islamisme au XIXe siècle, tout comme le judaïsme ou le christianisme, renvoyait à la religion, puis, à la fin des années 1970 et depuis l’ouvrage de Bruno Etienne, L'Islamisme radical, il renvoie à cette idée que le suffixe « -isme » étouffe la racine comme le marxisme et Marx ou l’écologisme et l’écologie. C’est une idéologisation de la tradition religieuse islamique et même une politisation de l’islam avec des inepties du type : le Coran est la Constitution de l’État islamique.

Tout cela est venu avec les Frères musulmans en 1928 puis avec tous les partis islamistes qui s’en réclament. Si l’on ajoute le terme « radical », on verse dans le salafisme qui se divise lui-même en salafisme piétiste ou quiétiste et en salafisme jihadiste, qui dégénère en terrorisme. Cela donne une idée de la nébuleuse « islamisme politique et radical ».

Malheureusement, certaines franges de la composante islamique de la nation française ont été sensibles aux sirènes islamistes. Par facilité mais aussi parce que le discours islamiste a pris en charge l’angoisse véritable liée aux fractures identitaires. Elles ont trouvé réponse dans les logorrhées dégénérées du salafisme ou dans les exposés simplistes de l’islamisme radical.

Ces dernières années, la combat contre l’islamophobie a été une préoccupation majeure des Français d’obédience musulmane. À la lumière de l’actualité, ne se sont-ils pas trompés de priorités ?

Bien que je comprenne les souffrances et que j’y compatisse, axer tout dans un premier temps sur la victimisation ne règle rien et ne traduit pas une maturité psychologique. D’ailleurs, cela rend inaudibles les condamnations du terrorisme car elles sont quasiment toujours assorties du complément « Oui mais nous sommes des victimes, nous sommes brocardés et stigmatisés… ».

À mon avis, bien qu’il y ait des discriminations réelles et des attaques concrètes contre les musulmans, il faut toujours saisir la justice. Si ce n’est pas opérant, il faut sans haine de soi ni autoflagellation et sans ramper, donner la priorité aux études. Le faire quoi qu’il en coûte comme sacrifices, notamment financiers. Il est impératif d’investir dans les cursus diplômants, de se former comme citoyens et citoyennes, d’étudier, d’aiguiser l’esprit critique, de faire des affaires… Les musulmans doivent s’instruire, acquérir le savoir et viser à assumer un rôle important dans l’édification de la nation française en ayant fait leur le modèle républicain. Et en le corrigeant quand il présente des anomalies.