Karima Berger, passeuse des rives de la Méditerranée

L’écrivaine franco-algérienne préside l’association « Écritures et spiritualités » qui organise le 4 mars, à Paris, un salon du livre ouvert aux auteurs s’inspirant des grandes traditions spirituelles.

Née en Algérie, Karima Berger vit à Paris, dans le quartier du Marais.
ZOOM

Née en Algérie, Karima Berger vit à Paris, dans le quartier du Marais. / Jean-Luc Bertini/Pasco

Une cascade de boucles brunes, des yeux pétillants, un sourire désarmant : « J’ai préparé du thé vert ! » Karima Berger reçoit au dernier étage du vieil immeuble de pierre, dans le quartier du Marais à Paris, où elle vit presque sous les toits, dans un appartement joliment décoré, d’un goût mi-occidental, mi-oriental. Logique pour cette écrivaine qui a écrit d’elle : « Je suis arabe et française, orientale et occidentale, musulmane et laïque, femme et écrivain et tant d’autres choses encore qui ne se disent pas. Ces sources qui m’animent (…), je veux encore et encore les faire travailler ensemble. »

Ces jours-ci pourtant, Karima Berger semble d’abord se soucier de l’organisation, le 4 mars, à Paris, à la mairie du 6e arrondissement, d’un Salon du livre ouvert aux auteurs inspirés par les grandes traditions spirituelles. Une centaine d’entre eux, croyants ou pas, y participe : Maurice Bellet, Marie Balmary, Mustapha Cherif, Laurence Cossé, Marion Muller-Colard, Salomon Malka, François Sureau… À l’origine de ce salon, l’association Écritures et spiritualités (1) que Karima Berger préside depuis deux ans. Précédemment appelée « Écrivains croyants », cette association a changé de nom et, dit Karima Berger, « nous travaillons à retrouver sa diversité avec des écrivains juifs, musulmans, boud­dhis­tes, agnostiques… tous préoccupés, de manière explicite ou implicite, par la question du divin et du sacré. » Sans doute la littérature peut-elle faire le lien entre eux.

Faire le lien entre des mondes, c’est la grande affaire de cette Franco-Algérienne. Son parcours personnel plaide en ce sens. Karima Berger est née à Ténès, près d’Oran, avant d’habiter à Duperré, à Médéa puis à Alger, au fil des nominations de son père. Ce dernier, attaché de préfecture, a fini sa carrière comme haut fonctionnaire au ministère de l’intérieur de l’Algérie indépendante. Sa mère, issue d’une famille de sept filles (toutes avaient leur certificat d’études, une prouesse dans l’Algérie des années 1940 !), ne se voilait pas et sera institutrice après 1962.

Les parents de la petite Karima étaient attachés « à l’idée de progrès ». Ils voulaient que leurs quatre filles fassent des études, travaillent et soient autonomes même si, bien sûr, ils les imaginaient mariées et mères. À la maison, la famille parlait arabe et français. « Mon père, dit-elle, avait le goût des mots, il nous l’a transmis avec bonheur », tout comme ses grands-pères, tous deux interprètes. « Ils étaient déjà des passeurs », dit-elle.

Karima Berger se souvient avec émerveillement de ses études à Alger. « J’ai reçu une excellente formation. C’étaient des années magnifiques, ouvertes, bouillonnantes », assure-t-elle. À l’époque, dans les rues, « il y avait le voile blanc traditionnel mais pas encore de hijab », mais elle « sentait peu à peu poindre l’enfermement ».

Le passage du français à l’arabe, dans l’enseignement, se faisait en effet dans des conditions très difficiles car la jeune Algérie indépendante manquait d’enseignants compétents. Et Houari Boumediene exaltait le nationalisme. Cela questionnait déjà Karima. « Aussi violente qu’ait été la colonisation nous privant de nos propres Lumières, dont la langue arabe, elle nous avait ouverts à la modernité. Il fallait intégrer le tout et non le rejeter, dit-elle. L’exaltation de la pureté n’est jamais bonne conseillère. Nous sommes tous issus de mélanges. »

Un peu par désir de voyager, un peu par envie de devenir diplomate, la jeune femme vient, en 1975, à Paris préparer une thèse. Sujet : le nationalisme, évidemment. C’est à Paris qu’elle rencontre alors Jean-Michel Hirt qu’elle épouse en 1984. C’est à Paris aussi qu’elle se lance dans les ressources humaines, une carrière menée de front, jusqu’à il y a deux ans, avec son travail d’écrivain. Ce parcours s’effectue dans un contexte parfois tragique : ruptures avec sa famille en raison de choix personnels, guerre civile des années 1990 en Algérie, ignorance par la France de sa part algérienne et par l’Algérie, de sa part française.

L’écriture l’aide à affronter ces déchirures. Dès 1992, elle publie L’Enfant des deux mondes, un ouvrage qui contient déjà les thèmes – spiritualité, féminin, brassage des cultures, langue, poésie, violence religieuse, diktat – développés, depuis, par cette passeuse des rives de la Méditerranée. Bientôt, ce sera Éclats d’islam où, pour la première fois, elle parle directement d’elle et de son itinéraire spirituel. Car cette femme profondément croyante est une lectrice assidue du Coran, depuis que, toute petite, sa grand-mère lui a appris la Fatiha, la sourate d’ouverture du Coran que tout musulman se doit de réciter au début de chaque prière. « Ma grand-mère disait :”C’est la langue de Dieu”. Personne jamais ne pourra m’en priver, elle était en moi pour toujours », se souvient-elle.

Cette femme semble sur la défensive. Elle est blessée par tous les procès faits, « quotidiennement », à l’islam, souvent présenté comme « structurellement violent ». D’évidence, elle a aussi du mal à concevoir que sa religion puisse donner lieu à des interprétations littérales, à des comportements barbares. Elle cherche à se rassurer : « Il me semble que les choses bougent un peu, on commence à comprendre que cette violence est liée à une dérive, à une perversion et non à l’essence de l’islam. » Elle « refuse de nommer djihadistes ces nihilistes qui nous terrorisent, le mot djihad est bien trop noble ! » tranche-t-elle.

« Le djihad, fait valoir Karima Berger, signifie résistance intérieure, lutte contre les idoles dans tous les sens du terme, y compris contre les nouveaux ”veaux d’or” : l’argent, la consommation, l’image, l’ego ! » Bien sûr, dit-elle, il y a des versets violents dans le Coran, mais « on les trouve dans tous les grands textes religieux ». À l’en croire, une religion qui aurait été structurellement violente « n’aurait pas pu durer plus de quinze siècles, s’étendre jusqu’en Asie et produire une riche civilisation au point de nourrir la pensée européenne (Avicenne, Averroès) ». Karima Berger se rembrunit : « Le monde arabo-musulman est en miettes, guerres, corruption, misère économique et spirituelle. La bonté, la générosité, l’hospitalité de l’islam étouffent sous le poids d’une sous-culture limitée au haram (l’illicite) et au halal (le licite). Or ce que j’aime dans mon islam, c’est que le croyant est invité à lire le Coran comme s’il n’était destiné qu’à lui-même. C’est une délégation qui nous a été donnée, une liberté, une responsabilité personnelle devant Dieu. »

« L’islam aujourd’hui vit la plus terrible de ses épreuves… Mais il y a l’espoir, ces sociétés sont aussi très vivantes et jeunes », dit-elle, « de belles énergies travaillent à construire ou reconstruire… et la pensée musulmane renaît lentement. » Aujourd’hui Karima Berger se nourrit des grands penseurs de l’islam, tel, selon elle, l’émirAbd El Kader, « un homme de la modernité ». Oubliant les côtés parfois cruels de l’émir s’opposant à la conquête française de l’Algérie, elle voit en lui un « immense esprit », un « homme des Lumières » et elle précise « des Lumières orientales ». « Son œuvre philosophique n’est pas enseignée en France alors même qu’il a écrit des pages de son histoire, avec sa noble reddition mais aussi sa défense des chrétiens à Damas. Précurseur des droits des prisonniers, il parlait de droits humains avant Henri Dunant et la Croix-Rouge », assure-t-elle.

« L’islam est en train d’accoucher, dans la souffrance, de sa propre modernité », espère-t-elle. Karima Berger entend poursuivre le pari, dans ses livres, ses engagements, qu’il est possible de puiser dans ses racines multiples. Et si, suggère-t-elle, on prenait le risque de sortir des lieux communs pour entrer dans le Coran : que dit-il de l’homme, de la croyance, de sa liberté, de sa responsabilité ? Et si on écoutait Christian de Chergé, prieur de Tibhirine et sa lancinante question sur la place de l’islam dans le dessein de Dieu ? À ce moment-là, Karima Berger se prend à rêver d’un « Coran des écrivains », à la manière de la « Bible des écrivains », une traduction publiée en 2001 par Bayard, éditeur de La Croix, sous la direction de Frédéric Boyer.

Paula Boyer