Berlinale 2021, le cinéma à l’ombre de la pandémie

Analyse 

Le festival berlinois porte, dans la forme des films ou dans leur constat, la marque de l’épidémie qui a submergé la planète
et pousse les cinéastes à s’interroger sur le futur de notre humanité et ses ébranlements individuels.

Céline Rouden, 

le 03/03/2021 à 15:14 

 

                                                  Berlinale 2021, le cinéma à l’ombre de la pandémie
 
                                                  Le réalisateur roumain Radu Jude a intégré la pandémie de Covid-19 dans son film « Bad Luck Banging or                                                     Loony Porn ». Tourné durant l’été 2020, il met en scène des personnages masqués.MICRO FILM

Les masques n’apparaissent que dans un film présenté à la Berlinale. Celui du Roumain Radu Jude, Bad Luck Banging or Loony Porn, farce provocatrice et extrêmement dérangeante sur un pays rongé par le consumérisme et la corruption. Tourné pendant l’été dans les rues de Bucarest, entrecoupé d’images d’archives ou de photomontages, incluant une seule scène collective dans sa dernière partie avec des acteurs dûment masqués et à distance, ce film sur une professeure piégée par une vidéo pornographique porte la marque de l’épidémie de Covid-19 et des contraintes qu’elle impose à tous.

La Berlinale à l’épreuve du Covid-19

Premier grand festival de l’année, la Berlinale en ligne semble faire office de laboratoire pour le cinéma à l’heure de la pandémie. Tous les films présentés ont été tournés ou achevés à l’ombre de cet événement planétaire. Et s’il est un peu tôt pour parler de « rupture esthétique » comme l’a fait son directeur artistique Carlo Chatrian, il a clairement influencé l’économie de certaines œuvres.

→ ANALYSE. Berlinale 2021, une compétition à huis clos

Petite Maman, le nouveau film de Céline Sciamma en est le parfait exemple. Après l’ambitieux Portrait de la jeune fille en feu, la cinéaste revient à un format plus modeste et à son sujet favori, l’enfance, dans ce film qui s’inscrit dans la veine d’un Tomboy. Une maison vide, des parents présents mais absents, et deux petites filles dans une forêt suffisent à instiller la magie qui imprègne ce film sensible sur les non-dits entre mères et filles. Un Berlin fantomatique et sans figurants sert également le propos de I’m Your Man, de l’Allemande Maria Schrader, sympathique comédie romantique futuriste mettant en scène un androïde se révélant plus doué pour l’amour que les humains.

Jérémie Rénier plus impressionnant à chaque rôle

Mais c’est dans Memory Box, des Libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige que la recherche formelle est la plus poussée, bien qu’elle n’ait cette fois rien à voir avec le contexte. S’inspirant de leurs propres cahiers rédigés pendant leur adolescence dans un Beyrouth en pleine guerre civile, ils animent au sens propre ces images du passé pour réactiver la mémoire d’une famille émigrée au Canada et créer un pont avec les images véhiculées aujourd’hui par nos portables. Un film poignant et inventif dont on peut regretter que la promesse esthétique ne soit pas tenue jusqu’au bout.

Le constat d’une humanité à la dérive et des ébranlements individuels qu’elle provoque est par ailleurs au cœur du très beau film de Xavier Beauvois, Albatros, présenté mardi en compétition. Cette chronique très forte d’un homme – un gendarme – et d’un pays qui se détraque, portée par un Jérémie Rénier plus impressionnant à chaque rôle, a sans doute davantage à voir avec les gilets jaunes qu’avec l’épidémie de Covid-19, mais fait habilement le lien entre l’intime et le collectif pour plonger au cœur de la colère de toute une nation et appeler les hommes à revenir à l’essentiel.

 

 

 

 

Berlinale 2021, une compétition à huis clos Abonnés

En raison des contraintes sanitaires, le festival de cinéma de Berlin organise sa compétition à huis clos du 1er au 5 mars avant des projections publiques et une remise des prix prévues au mois de juin. Deux films français concourent pour l’Ours d’or, « Albatros » de Xavier Beauvois et « Petite Maman » de Céline Sciamma.

  • Céline Rouden, 

 

Berlinale 2021, une compétition à huis clos
 
Une partie des films à l’affiche de la Berlinale  qui se tiendra en partie à huis clos cette année.ANDREAS RENTZ/GETTY 

Premier grand festival international à se tenir en 2021 dans un contexte sanitaire dégradé, la Berlinale n’a guère eu d’états d’âme. Subir une année blanche comme Cannes l’année dernière était inenvisageable pour ses organisateurs. « L’annulation n’a jamais été une option », a justifié sa codirectrice, Mariette Rissenbeek, lors de la présentation de la sélection le 11 février. Pas plus d’ailleurs qu’un basculement complet de ce festival traditionnellement ouvert au public en numérique, incompatible, selon eux, avec la défense de l’expérience collective qu’est la salle de cinéma.

→ À LIRE. Berlinale 2021 : Xavier Beauvois et Céline Sciamma en compétition

Un « nouveau format » a donc été imaginé cette année pour s’adapter aux contraintes sanitaires imposées par la pandémie en espérant l’arrivée de jours meilleurs. La 71e édition de la Berlinale se déroulera en deux temps avec une compétition qui se tient cette semaine à Berlin à huis clos et un événement (« Summer spécial ») organisé du 9 au 20 juin, comprenant des projections publiques et les cérémonies de remise des prix. Si le choix a été fait de ne pas reporter la compétition - ainsi que le marché européen du film qui se tient en ligne - c’est « parce que les réalisateurs ont besoin d’un lieu où montrer leur travail et parce que le marché a besoin de continuer à acheter des films pour les salles de cinéma », lorsque celles-ci sont (ou seront) rouvertes, a expliqué Mariette Rissenbeek.

Une sélection qui porte la marque de la pandémie

Un jury exceptionnel, sans président mais composé des six derniers lauréats de l’Ours d’or (1), a été convoqué dans la capitale allemande pour voir les films, projetés en salle, et fera connaître son palmarès dès vendredi 5 mars. La presse, elle, aura accès à la sélection à distance. Organisé sur une période réduite - cinq jours au lieu des dix habituels - le festival a dû toutefois réduire la voilure. 150 films, toutes sections confondues, ont été sélectionnés, moitié moins que d’ordinaire, dont 15 pour la compétition officielle, contre 18 l’année dernière.

Des œuvres tournées ou achevées durant cette année 2020 si particulière marquée par l’irruption de la pandémie. « Si seules quelques-unes montrent directement le nouveau monde dans lequel nous vivons, toutes portent la marque de l’incertitude des temps que nous traversons », a souligné son directeur artistique, Carlo Chatrian. Des films qu’il juge moins « sombres » que ceux de l’année dernière, preuve que lesréalisateurs « n’ont pas complètement perdu leur foi en l’humanité ».

15 films en compétition officielle

Dans une sélection fortement marquée par la présence de films allemands ou d’Europe de l’Est (8 sur 15), on retrouve certains cinéastes habitués du festival. Le Sud-Coréen Hong Sangsoo, déjà en compétition l’année dernière, revient avec son nouveau film Introduction et le Roumain Radu Jude, Ours d’argent en 2015 pour Aferim !avec l’énigmatique Bad Luck Banging or Loony Porn. Par ailleurs, figurent en compétition pour la première fois le talentueux réalisateur japonais Ryusuke Hamagushi, qui nous avait séduits en 2019 avec le romantique Asako I et II, ainsi que le premier long-métrage comme réalisateur de l’acteur Daniel Brühl (révélé par Goodbye Lenine), une fable grinçante et pleine d’autodérision sur la gentrification de l’ancien Berlin Est.

Présence française

Deux films français, particulièrement attendus, concourent pour l’Ours d’or : Albatros, de Xavier Beauvois, un drame autour d’un commandant de gendarmerie (Jérémie Rénier) dont la vie bascule après avoir tué involontairement un agriculteur qu’il voulait sauver d’un suicide et Petite maman, de Céline SciammaLa réalisatricerevient à Berlin dix ans après Tomboy avec un film qui explore une nouvelle fois le territoire de l’enfance. Coproduction franco-libanaise, l’inventif Memory Box du duo de cinéastes et artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, interroge de son côté la mémoire et les images à travers les cahiers de souvenirs de jeunesse à Beyrouth, pendant la guerre civile, d’une femme émigrée au Canada.

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En l’absence de grosses productions américaines, le festival présentera cette année hors-compétition The Mauritanian, du Britannique Kevin Macdonald, avec Tahar Rahim dans le « rôle à Oscar » d’un prisonnier de Guantanamo ainsi que Per Lucio, un documentaire du réalisateur italien Pietro Marcello qui avait signé en 2019 une adaptation remarquée de Martin Eden de Jack London.

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Repères

Le Festival de Cannes reporté en juillet, Venise dans l’expectative

Le Festival de Cannes, contraint d’annuler son édition l’année dernière, a cette fois pris les devants en décidant très tôt de reporter la manifestation au début de l’été (du 6 au 17 juillet) plutôt qu’au mois de mai, en espérant que la situation se sera améliorée d’ici là. « Il n’y aura pas de ­deuxième année sans Festival de Cannes », a assuré son délégué général, Thierry Frémaux, qui a prévu des solutions de repli, au besoin jusqu’au mois de novembre.

La Mostra de Venise, qui avait pu se tenir l’année dernière avec des restrictions de jauge et sans tapis rouge, est programmée pour l’instant du 1er au 11 septembre et a d’ores et déjà désigné le réalisateur sud-coréen Bong Joon-ho comme président de son jury.

(1) Mohammad Rasoulof, Nadav Lapid, Adina Pintilie, Ildikó Enyedi, Gianfranco Rosi et Jasmila Zbanic