Révolution capitale : comment l’Afrique
réinvente ses villes

  | Par

Kilimani est un quartier chic de Nairobi prisé par les start-uppers kényans et étrangers. Les immeubles s’y multiplient, proposant des espaces de coworking à des centaines d’entrepreneurs du numérique et des appartements adaptés au goût de cadres venus des quatre coins du monde.

On y croise l’ingénieur indien attiré par le haut débit du plus gros incubateur-accélérateur du pays, le cadre d’un groupe industriel marocain qui vient de s’implanter sur le marché kényan, le touriste néerlandais qui a loué un pied-à-terre par Airbnb… Mais, pour consolider son influence régionale en matière de high-tech, le Kenya a surtout lancé Konza Technology City, une ville intelligente située à 60 km de la capitale. Un projet de 400 millions de dollars qui vise à créer 200 000 emplois d’ici à 2030.

Leur pensée architecturale est un syncrétisme, à l’image du cosmopolitisme qui caractérise les métropoles continentales

Au-delà de la plus-value économique escomptée, ces quartiers et projets kényans sont des précurseurs des villes africaines de demain telles qu’elles s’esquissent ces dernières années à travers le continent. Elles sont planifiées pour être durables (énergies renouvelables, ressources en eau rationnées, réseaux et flux de circulation rationalisés, etc.). Leur pensée architecturale est un syncrétisme, à l’image du cosmopolitisme qui caractérise les métropoles continentales.

>>> À LIRE – Urbanisation : « En Afrique de l’Ouest, nous disposons d’un champ d’expérimentation énorme »

Leur attractivité est telle que, parmi les « Gafa » (acronyme de Google, Apple, Facebook et Amazon), seul ce dernier est encore absent en Afrique. Et d’autres géants du numérique y sont en pleine expansion, comme l’américain Uber. Présent dans bon nombre de grandes métropoles – Kampala en Ouganda, Abuja et Lagos, au Nigeria… –, le groupe s’attaque déjà aux villes secondaires, comme Kumasi, au Ghana, et Mombasa, au Kenya.

Fini les ajustements et les bricolages

Ces évolutions bien réelles et cette révolution urbaine dynamique ne parviennent cependant pas à masquer la réalité peu reluisante des villes africaines aujourd’hui. Insalubrité, insécurité, insuffisance des services de base, inflation de l’informel… Des déficits et des dysfonctionnements consécutifs à une absence de vision et de planification stratégique. Les derniers plans d’urbanisme de la plupart des métropoles du continent dataient des années 1970, et, pendant les deux décennies suivantes, des ajustements et des bricolages à l’efficacité toute relative leur ont tenu lieu de plans de développement urbain.

Depuis une dizaine d’années, les gouvernements et les collectivités locales ont élaboré des documents de planification urbaine stratégique


>>> À LIRE – Le bilan en demi-teinte des villes nouvelles africaines

Pendant ce temps, sous la pression de la croissance démographique et de l’exode rural, le taux d’urbanisation du continent s’est accéléré à un rythme effréné et caracole encore à 4 % par an, selon l’ONU-Habitat. Les États et les municipalités ont d’abord semblé impuissants face à la progression du phénomène, d’où une expansion urbaine non maîtrisée, avec une multiplication de quartiers précaires, non viabilisés, sans aménagements, sous-intégrés, où se sont anarchiquement étalés les logements et commerces informels.

Heureusement, depuis une dizaine d’années, les gouvernements et les collectivités locales ont élaboré des documents de planification urbaine stratégique qu’ils sont en train de mettre en œuvre. Ces réflexions d’ensemble sur le sens à donner à la dynamique métropolitaine leur ont permis de dresser un état des lieux précis de leurs villes, afin d’élaborer un cadre général capable d’anticiper la croissance urbaine, les futurs besoins des populations comme de l’économie, de s’y adapter et, donc, de concevoir une « ville intelligente ».

Portes d’entrée de la croissance

Jacques Torregano pour JA

Bien planifiées et dirigées, les métropoles et régions urbaines sont des sources dynamiques d’inclusion sociale et économique, et de prospérité

Si les métropoles d’Afrique subsaharienne vont à elles seules accueillir plus de 300 millions d’habitants supplémentaires dans les vingt prochaines années, l’ambition des urbanistes africains ne se résume plus à courir derrière la croissance démographique. « Bien planifiées et dirigées, les métropoles et régions urbaines sont des sources dynamiques d’inclusion sociale et économique, et de prospérité. Elles sont les premières portes d’entrée de la croissance nationale et régionale en ce sens qu’elles attirent les investissements, les talents, le commerce et l’innovation », rappelle la Rwandaise Aisa Kirabo Kacyira, ancienne maire de Kigali et directrice exécutive adjointe de l’ONU-Habitat, qui, en juillet, a publié son rapport « L’état des villes africaines », le quatrième en dix ans.

La stratégie des grandes métropoles africaines est avant tout de se positionner dans une compétition régionale

Nairobi, Kigali, Lagos, Ouagadougou, Abidjan et Dakar font désormais partie des villes dont la planification urbaine « vise à faire une promotion métropolitaine, dans le cadre d’un couple compétition-coopération assez improbable », analyse Jean-Fabien Steck, enseignant-chercheur en géographie et aménagement à l’université de Paris X-Nanterre. « Une ville est une métropole compétitive quand elle collabore avec d’autres. Ce qui induit un paradoxe, explique-t-il. Plus vous collaborez avec d’autres villes, qui sont aussi des concurrentes, plus vous allez être en concurrence avec elles. »

>>> À LIRE – En Afrique de l’Ouest, les politiques urbaines plus proches des citoyens

En effet, la stratégie des grandes métropoles africaines est avant tout de se positionner dans une compétition régionale. Quelle agglomération sera le premier carrefour de sa sous-région, voire du continent, dans son domaine d’activité et d’attractivité ? Qui de Kigali ou de Nairobi sur le numérique ? Qui de Tanger, de Casa ou de Tunis, qui de Dakar ou d’Abidjan sur le créneau des transports et de la logistique ? La compétition est ouverte.

Entre la capitale sénégalaise et la métropole ivoirienne, elle devient de plus en plus serrée dans le domaine portuaire et, désormais, aéroportuaire, avec, d’un côté, Air Côte d’Ivoire et les aménagements de l’aéroport Félix-Houphouët-Boigny et, de l’autre, Air Sénégal et le nouvel aéroport Blaise-Diagne de Diass… Sans oublier que, dans le sillage de ses deux grandes rivales régionales francophones, Lomé ne se laisse pas distancer : un nouvel aéroport ultramoderne et une compagnie aérienne des plus compétitives, Asky, lui assurent un attrait supplémentaire.

Embouteillages récurrents

Autre enjeu majeur : la capacité des villes à assurer une bonne articulation entre le local, le national, le sous-régional, le continental et le mondial

Au-delà de cette « promotion métropolitaine », la compétitivité des villes repose aussi sur les aspects d’aménagement urbain relatifs à l’inclusion des populations et à la gestion de la diversité économique et sociale. Ce que vise par exemple le schéma directeur du Grand Abidjan, avec des projets tels que l’aménagement de la baie de Cocody, qui sera une vitrine au niveau régional en matière d’amélioration du cadre de vie comme de promotion des emplois liés aux loisirs et au tourisme. Sur le modèle de ce qui a été fait au Maroc, avec l’aménagement de la vallée du Bouregreg, entre Rabat et Salé, ou de la Marina, à Casablanca.

Autre enjeu majeur : la capacité des villes à assurer une bonne articulation entre le local, le national, le sous-régional, le continental et le mondial, qui n’est possible que si elle est dotée d’un plan de mobilité et de transports efficace. Comment prétendre jouer un rôle d’intégration à différentes échelles si on met trois heures pour aller de l’aéroport au quartier d’affaires ?

À Douala par exemple, où, dès le petit matin, la circulation est complètement bloquée, le sous-équipement en transports en commun constitue l’un des plus grands freins à la productivité économique. Comme à Rabat et à Casa avec le tramway, à Abidjan avec les projets de métro et de navettes lagunaires, ou encore à Dakar avec le chantier du train express régional (TER), la planification et les investissements dans le domaine de la mobilité et, en particulier, des transports collectifs ont et auront évidemment un impact majeur sur l’environnement, sur la qualité de vie des habitants comme sur la croissance économique.

Reste que, dans la plupart des villes du continent, les investissements sont encore insuffisants, faute de mobiliser les financements à la hauteur des ambitions. Les États y travaillent, mais le partenariat avec le secteur privé est le moyen le plus sûr d’y parvenir. Il n’y a plus qu’à !