Le jour où Béchir Ben Yahmed a rencontré Laurent Gbagbo

Béchir Ben Yahmed, le fondateur de JA, s’est éteint le 3 mai 2021, il y a tout juste deux ans. Nous publions ici un extrait de ses Mémoires, dans lequel il décrit l’une de ses rencontres avec le futur président ivoirien.

Mis à jour le 3 mai 2023 à 17:58
 
 
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Laurent Gbagbo, à Abidjan, le 12 décembre 2009. © Vincent Fournier/JA

 

Dans cet extrait de ses Mémoires (éditions du Rocher) , Béchir Ben Yahmed décrit l’une de ses rencontres avec le futur président ivoirien, en 2000. Nous publions également un autre passage de son autobiographie, dans lequel il évoque la Tunisie des années 1960, le déclin de Habib Bourguiba et l’échec politique de son puissant ministre, Ahmed Ben Salah.

Lors de la crise postélectorale ivoirienne de 2010-2011, Laurent Gbagbo n’a pas laissé le choix à Alassane Ouattara. À partir du moment où lui et ses partisans avaient décrété que Ouattara n’était pas « leur » président, il n’y avait plus de discussion possible. Je compare souvent le « cas Gbagbo » au cas tunisien, que je connais le mieux. Salah Ben Youssef n’a jamais voulu reconnaître Bourguiba en tant que président. Il continuait à lutter contre lui, à vouloir prendre sa place, voire à le faire assassiner. Les gbagboïstes étaient peu ou prou dans cet état d’esprit.

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Gbagbo était venu pour la deuxième fois à Jeune Afrique en 2000, juste avant la campagne électorale qui allait le porter au pouvoir. Deux choses m’avaient frappé. D’abord, à part moi, personne ne l’avait pris au sérieux. J’étais le seul à l’avoir reconduit jusqu’à la porte. Les journalistes qui l’avaient interviewé, y compris François Soudan, étaient partis. Par courtoisie ou simple politesse, je l’avais raccompagné.

« Je suis un chef, je ne porte rien »

Ensuite, j’avais noté qu’une sorte d’aide de camp, en faction devant la porte du bureau, lui avait donné ses lunettes de soleil. Ceux qui connaissent l’Afrique subsaharienne savent combien cette attitude est caractéristique. Les hommes politiques, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, ne portent rien. Je ne connais que deux responsables publics qui ne se comportent pas ainsi : Alassane Ouattara, même depuis qu’il est président, et Tidjane Thiam, l’ancien ministre ivoirien du Plan, qui garde même sa serviette. Tous les autres, dont Gbagbo, laissent un tiers porter leurs affaires à leur place : téléphone, mallette, parapluie… Cela signifie : « Je suis un chef, je ne porte rien. »

Chez Gbagbo, ce qui était intéressant aussi, c’était son statut d’universitaire, de professeur d’histoire. Et puis, Houphouët, qui devait recevoir Gbagbo, avait demandé à Alassane Ouattara, qui était alors Premier ministre, d’apporter 200 ou 300 millions de francs CFA. À l’issue de l’entretien, Houphouët avait rendu l’argent à Ouattara, en lui disant : « Il n’a pas voulu le prendre. »

Opposant incorruptible

Gbagbo en personne m’a raconté une histoire du même style. Houphouët, qui séjourne à Paris, demande à le voir. Il se rend au rendez-vous et prie le taxi de l’attendre. Au bout d’une heure d’entretien, le taxi attend toujours, et le compteur continue de tourner, affichant plus de 500 francs de l’époque. Quand Houphouët finit par lui demander ce qu’il peut faire pour lui, Gbagbo répond : « Juste faire régler mon taxi ! » Il n’a jamais voulu se laisser acheter, ce qui a dû plaire à son ami Albert Bourgi, sourcilleux sur ce chapitre.

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En 2000, fin politique, il a senti quarante-huit heures à l’avance qu’il allait gagner face à Robert Gueï, avec qui il s’était d’abord associé pour éliminer les autres candidats. Il a alors appelé Albert Bourgi en lui disant : « Viens, je vais être président. » Lui-même a reconnu que cette élection avait été « calamiteuse », parce qu’il n’avait élu qu’avec 500 000 voix d’avance.

 

Livre

 

 

"J'assume", de Béchir Ben Yahmed, éditions du Rocher, 525 p., 24,90 euros. © Éditions du Rocher

Gbagbo est aussi un homme rusé. Son analyse graphologique, que j’avais fait faire en 2006, s’est révélée accablante. En voici quelques lignes : « Son ego est surdimensionné, et s’il doute un moment de lui (pas longtemps !), il attaque. Orgueilleux, il a ses convictions et n’est pas prêt à en démordre. L’affect et la sensibilité n’ont pas de prise sur lui – il s’en méfie, s’en défend –, c’est à la fois sa force et peut-être sa faiblesse, mais s’avouer vaincu… jamais. La structure de sa personnalité est de type paranoïaque. Comment l’apprivoiser ? En rentrant dans son jeu, en évitant de le heurter de front, en le flattant, probablement, en se méfiant surtout, car c’est un menteur ! Il a des idées qu’il personnalise avec force, il joue sur son autoritarisme et son besoin de puissance. »

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Opposant incorruptible, faux, malin, il est tout cela à la fois. Il a joué avec Ouattara, a été son allié, puis a accepté et utilisé le concept d’ivoirité de Bédié. Mélange très complexe de plusieurs personnages, il a été marié deux fois, et a, de ce point de vue, un côté Zuma. On lui a donné le surnom de « boulanger », celui qui arrive à rouler les autres dans la farine… Ce surnom lui plaisait.