Inna Modja : « La lutte contre la désertification est aussi un combat pour le droit des femmes »

La chanteuse franco-malienne aux multiples engagements nous livre sa vision d’un activisme qui mêle art, politique et technologie.

Mis à jour le 29 avril 2023 à 11:02
 

 

 

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Inna Modja© MONTAGE JA : Vincent Fournier/JA Inna Modja © MONTAGE JA : Vincent Fournier/JA

 

 

L’ACTU VUE PAR… – C’est une voix militante. Engagée depuis une vingtaine d’années dans la lutte contre les violences faites aux femmes et, plus récemment, pour le climatl’artiste franco-malienne Inna Modja est, depuis le 17 avril dernier, ambassadrice de bonne volonté de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification. Sa mission ? Inciter, grâce à son influence, public et décideurs à adopter des mesures et des actions politiques concrètes pour contrer l’avancée du désert. Son arme absolue ? L’art et les nouvelles technologies. Une tâche à la portée de celle qui tente de réinventer la philanthropie dans l’espace Web3 en se servant de sa plateforme Code Green, pour réunir, autour de différents projets NFT, artistes, codeurs et contributeurs prêts à agir pour la planète.

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Son envie de s’investir face aux températures qui grimpent et aux régions de son enfance qui s’assèchent, sa réponse cinglante à ceux qui la soupçonnent de faire de sa lutte contre l’excision un fonds de commerce, son renvoi dos à dos de Bamako et de Paris dans les querelles qui les opposent, celle qui, en 2015, invitait les femmes à se libérer des carcans religieux et sociétaux ne mâche toujours pas ses mots, mais ne désespère pas de faire revenir le rêve africain en Afrique, grâce à son combat en faveur du climat.

Jeune Afrique : Que signifie pour vous ce nouveau titre d’ambassadrice de bonne volonté des Nations unies ?

Inna Modja : Il représente beaucoup pour moi, dans la mesure où il m’offre l’opportunité de me faire davantage entendre, d’utiliser ma voix et ma plateforme digitale pour défendre les populations vivant dans les zones touchées par le changement climatique, d’éduquer les gens (notamment les plus jeunes), de les emmener à prendre conscience de l’impact du changement climatique sur le monde et sur nos sociétés, et de les pousser à l’action. Il est important de savoir, mais l’action reste primordiale. Et il est aussi essentiel que nous nous sentions tous concernés.

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Comment cette envie de vous battre pour la protection de la planète est-elle née ? Quel en a été l’élément déclencheur ?

Cela s’est fait de manière progressive. Gamine, vivant entre le Mali et le Ghana, j’ai été excisée à l’insu de mes parents, qui étaient tous les deux contre. Par la suite, installée en France, j’ai commencé à militer pour l’abandon de cette pratique, alors que j’avais tout juste 19 ans.

Au fur et à mesure, je me suis intéressée à d’autres formes de violences et d’injustices dirigées contre les femmes. J’ai alors réalisé que le dérèglement climatique était l’un des facteurs aggravants de la vulnérabilité des femmes et des filles, qui en sont les premières victimes.

Ayant grandi dans le Sahel, j’ai vu les choses se détériorer au fil des ans, les terres cultivables disparaître, les populations de moins en moins aptes à subvenir à leurs besoins élémentaires, les femmes et les filles astreintes à la corvée d’eau, tandis que leur accès à l’éducation se réduisait de façon alarmante, les migrations forcées… M’impliquer dans la lutte contre la désertification s’est donc imposé comme une évidence. C’est un combat pour le droit des femmes qui s’imbrique dans mes autres engagements, le changement climatique renforçant la vulnérabilité de la gent féminine.

À 19 ans, je n’étais pas suffisamment armée pour avoir une quelconque intuition de l’intersectionnalité. Je séparais violences faites aux femmes, droits des femmes et des filles… Avec les années, mon activisme est devenu plus intersectionnel : j’ai pris en compte l’origine, le genre, la classe sociale…

Cela vous laisse-t-il suffisamment de temps pour vos activités artistiques ?

Mon temps est équitablement réparti : 50 % consacré à mon art, 50 % à mon activisme. Les deux s’imbriquent aussi régulièrement parce que ma musique, engagée, reprend les thématiques qui me tiennent à cœur. Aujourd’hui, j’aurais du mal à séparer ma musique et mes films de mon activisme. Ils sont tous deux porteurs des idées que je défends.

Le projet de Grande muraille verte est à l’origine de votre film documentaire The Great Green Wall (La Grande Muraille verte). On vous y découvre en compagnie des populations vivant le long du tracé de ce futur mur d’arbres de 8 000 km sur toute la largeur du continent, du Sénégal à Djibouti. C’était important pour vous d’aller à leur  rencontre ?

La Grande muraille verte est une initiative que j’ai découverte il y a sept ans, alors que j’étais en tournée en Inde. C’est un projet ambitieux de l’Union africaine destiné à stopper l’avancée du désert, mais dont la réussite dépend essentiellement des populations. Dans certains pays, elles sont très impliquées, notamment au travers des femmes.

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Dans d’autres, les pouvoirs publics estiment avoir d’autres priorités que la lutte contre le changement climatique. C’est le cas du Mali, qui affronte défi sécuritaire et instabilité politique. Pourtant, il vise non seulement à restaurer les terres endommagées du Sahel, soit 100 millions d’hectares entre Djibouti et le Sénégal, mais aussi à aider les populations installées le long de ce mur à changer de mode de vie.

Il s’agit en réalité de modifier tout un écosystème, en aidant les communautés à le transformer en atout financier. Par exemple, la gomme arabique nécessaire à la fabrication des sodas est produite par les acacias plantés le long de la muraille. Elle pourrait devenir une source de revenus. Tout l’enjeu est de rendre la zone attrayante pour de potentiels opérateurs économiques. Restaurer les terres tout en donnant aux populations les moyens d’y vivre dignement, tel est l’enjeu.

Votre premier combat de militante aura donc été la lutte contre l’excision. Pensez-vous que ce fléau ait reculé ?

Il y a eu quelques avancées, grâce notamment à la chirurgie réparatrice et à une meilleure prise en compte de la parole des victimes. La maison des femmes de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis, en banlieue parisienne, est un exemple à suivre. C’est un lieu d’échanges dans lequel les femmes victimes de toutes sortes de violences tentent de se reconstruire et de retrouver l’estime de soi en compagnie de médecins, de sage-femmes, de psychologues. Une vingtaine d’unités de ce type devraient bientôt voir le jour partout en France.

Mais, tant que l’excision ne sera pas universellement considérée comme un délit, ces avancées seront des succès en demi-teinte. Au Mali, il n’y a toujours pas de loi contre l’excision. C’est regrettable, même si j’admets que l’éducation et la prévention doivent être privilégiées.

Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent de faire de l’excision votre fonds de commerce ?

Ce serait donc un fonds de commerce dont mon corps garde les cicatrices, porte les marques ! L’excision engendre des complications au moment de donner naissance à un enfant. Elle entrave également la vie sexuelle des femmes. Militer contre cette pratique ne peut pas être mon fonds de commerce : ça ne me rapporte rien du tout, à part des menaces de mort, des bousculades, des crachats, des insultes. J’ai été traitée de femme de petite vertu pour avoir juste demandé que l’intégrité physique des femmes soit préservée, et pour avoir hébergé chez moi des femmes qui souhaitaient se faire réparer, mais ne savaient pas où aller.

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Utiliser ma notoriété pour parler de l’excision n’aura pas été un exercice facile, pour moi qui n’aspirais qu’à être une chanteuse. J’ai décidé de me mettre à nu, alors que j’avais déjà subi une chirurgie réparatrice, pour deux raisons. La première, dire à celles qui avaient connu la même expérience que moi qu’elles n’étaient pas seules et qu’elles avaient le droit de se réapproprier ce qu’on leur avait enlevé. La seconde, éduquer les mamans et les exhorter à protéger leurs petites filles pour que ces dernières n’aient pas à subir cette violence extrême. Pour cette noble cause, j’ai donné plus que je n’ai reçu. Ma seule récompense, immense, aura été le bonheur des femmes qui se sont senties comprises, reconsidérées, parce que j’ai eu le courage de partager mon expérience.

Diriez-vous, comme certains, que les régressions les plus notables de ces dernières années en matière de droits de la femme sont intervenues plutôt en Occident ?

La remise en cause de l’interruption volontaire de grossesse aux États-Unis et dans quelques pays d’Europe le donne à penser. Je relève que la misogynie et le racisme s’y expriment aussi de manière de plus en plus décomplexée. C’est préoccupant et il est essentiel de ne pas baisser la garde. Mais l’Afrique aussi a ses insuffisances : aucune nation au monde ne peut prétendre être parvenue à l’égalité homme-femme. Même s’il y a de plus en plus de femmes autonomes ou qui accèdent à des métiers qui leur étaient jadis fermés.

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Je défends l’idée d’un combat global, dont aucun pays ne se tiendrait à l’écart au motif qu’il ne serait pas, ou si peu, concerné par telle ou telle autre revendication. Nous avons tous un devoir de vigilance.

Pensez-vous que la lutte contre la polygamie soit un combat féministe envisageable en Afrique, au regard des traditions et de la culture ?

La polygamie est parfois davantage liée à la religion qu’à la culture et aux traditions. Je m’abstiendrai de juger. Je ne suis pas qualifiée pour donner le moindre conseil à une femme, majeure, qui déciderait de son plein gré d’intégrer un foyer polygamique. C’est son choix.

Ma philosophie est la même en ce qui concerne le port du voile : je suis contre le port forcé du voile, pour, s’il est librement consenti. Je ne suis pas la police de la bienséance. En revanche je suis contre les violences faites aux femmes, contre les mariages précoces qui sont une véritable tragédie…

Que vous inspire l’état des relations entre vos deux pays, la France et le Mali ?

La relation est complexe. Je regarde toujours les choses d’un point de vue social. Ce qui me désole, c’est l’état du Mali. Ça fait plus de dix ans que le pays va mal. Donc, qu’importent le régime, la direction empruntée et les partenaires en place…

Il faut que les choses bougent, que les populations aient davantage d’opportunités d’emploi, d’éducation et de moyens financiers. J’ai l’impression qu’il faudrait remettre les compteurs à zéro et tout recommencer. C’est l’avis d’une simple citoyenne, pas celui d’une analyste politique.