Mali : Iyad Ag Ghaly, l’homme qui ne meurt jamais

Il a survécu à une décennie de présence militaire française et à plusieurs opérations visant à l’éliminer. Aussi introuvable qu’incontournable, le chef du GSIM, jihadiste le plus recherché du Sahel, continue de se battre contre l’armée malienne et ses supplétifs russes de Wagner.

Par Benjamin Roger
Mis à jour le 1 décembre 2022 à 17:19
 
 
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Iyad Ag Ghaly en 2012, à l’aéroport de Kidal. © AFP PHOTO / ROMARIC OLLO HIEN

 

 

Barkhane a donc été stoppée en Méditerranée. Après tout, rien d’illogique pour une opération dont le nom renvoyait aux dunes de sable soufflées par les vents du Sahara. Ce 9 novembre, c’est à bord du porte-hélicoptères amphibie Dixmude, amarré dans le port de Toulon, qu’Emmanuel Macron a officiellement mis fin à la plus importante opération extérieure française, face à un parterre de hauts gradés de l’armée.

À des milliers de kilomètres de là, caché quelque part dans l’immensité saharienne, Iyad Ag Ghaly a dû esquisser un large sourire sous son épaisse barbe poivre et sel en écoutant son ennemi prononcer l’oraison funèbre de Barkhane. Et pour cause : le chef jihadiste a survécu à près d’une décennie de présence française au Mali, depuis le déclenchement de l’opération Serval, début 2013, jusqu’au départ des derniers soldats français du pays, mi-août. Durant cette période, de nombreuses autres figures du jihad sahélien n’ont pas eu la même chance. Abou Zeïd, Omar Ould Hamaha, Djamel Okacha, Abdelmalek Droukdel, Bah Ag Moussa, Abou Walid Al Sahraoui… Étrangers ou maliens, plusieurs d’entre eux ont été tués par la France.

« Si on le trouve, on le liquide »

Ag Ghaly, lui, est considéré comme le dernier des mohicans. En dix ans, ce Touareg malien de la tribu des Ifoghas est devenu le jihadiste le plus recherché du Sahel. Le patron du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM ou JNIM, en arabe, affilié à Al-Qaïda), dont la tête a été mise à prix 5 millions dollars par les États-Unis, trône depuis longtemps tout en haut de la liste des High Value Targets (HVT) des services de renseignement français. « Si on le trouve, on le liquide », n’hésitait pas à dire, dès 2017, un influent ministre à Paris – un discours qui n’a guère changé depuis.

« Il a échappé à plusieurs opérations visant à le neutraliser ces dernières années, indique une source élyséenne. Il est une de nos cibles prioritaires. Mais, par chance ou par prudence, il a toujours réussi à s’en sortir. » Voilà un moment que l’ancien rebelle touareg radicalisé fait l’objet d’un dispositif spécial côté français, avec des équipes de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la Direction du renseignement militaire (DRM) et du Commandement des opérations spéciales (COS) chargées de sa traque. Le tout avec des moyens importants déployés pour le repérer dans le désert : satellites, drones, petits avions bardés de capteurs audio et vidéo, sans oublier le précieux renseignement humain sur le terrain.

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Durant les six mois qu’a duré le processus de retrait français du Mali, le chef de la mouvance sahélienne d’Al-Qaïda est resté une cible. Sans succès : les Français sont partis et Iyad Ag Ghaly est toujours là. « C’est évidemment une grande victoire pour lui, concède un diplomate. Il n’a jamais dévié de sa stratégie et a toujours dit qu’il se battait pour faire partir les troupes françaises du Mali. C’est désormais chose faite. » Et peu importe si ce départ est avant tout le résultat des relations devenues exécrables entre Paris et Bamako, l’intéressé se l’attribue volontiers pour accroître son aura et nourrir sa propagande.

« Iyad », comme tous ses compatriotes le surnomment, a beau avoir passé la soixantaine et être usé par sa vie nomade et rugueuse dans une clandestinité permanente, il demeure plus que jamais un acteur incontournable au Mali. Un homme dont tous connaissent le visage à lunettes ceint d’un turban, qui souhaite imposer la charia de Kidal à Bamako en passant par Tombouctou. Depuis la fin de l’opération Serval, l’ancien chef d’Ansar Eddine, qui avait participé à l’impitoyable occupation jihadiste du nord du Mali, ne cesse d’étendre son influence. Il contrôle aujourd’hui la majeure partie du septentrion et a poussé ses katibas dans le Centre, poumon économique et agricole du pays.

Caché dans son fief

« Il a compris qu’imposer la charia brutalement, comme cela avait été fait dans le Nord en 2013, ne marchait pas, explique un observateur à Bamako. Il a adopté une stratégie plus fine, pour mieux se faire accepter par les populations et donc mieux s’implanter. » Une tactique payante qui a permis au groupe de grignoter du terrain et de recruter localement, au fur et à mesure de ses avancées. À tel point que le GSIM déborde désormais largement au-delà des frontières maliennes. Bien établi au Burkina Faso, il constitue une menace de plus en plus sérieuse pour les pays côtiers, au premier rang desquels la riche et stratégique Côte d’Ivoire.

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Le déploiement de ses hommes, Ag Ghaly continue à le superviser depuis son fief, la zone où il se sent en sécurité et qu’il n’a jamais vraiment quittée depuis toutes ces années : le triangle Tinzawaten-Abeïbara-Tessalit. Une zone montagneuse et rocailleuse de plusieurs milliers de kilomètres carrés, qui offre de nombreuses caches où se terrer. Très prudent, il fait attention, comme tous les chefs jihadistes qui se savent traqués jour et nuit, à ne pas commettre le moindre faux pas. Il veille à ne pas rester trop longtemps au même endroit et limite ses communications au strict nécessaire, en évitant évidemment le téléphone – hormis peut-être parfois avec des moyens satellitaires, en changeant de carte sim à chaque appel. Tel Ben Laden, il emploie des messagers en lesquels il a toute confiance. « Le cercle qui l’entoure est de plus en plus restreint. Et ceux qui savent ne parlent jamais », assure une source touarègue située dans la zone de Kidal.

Ces dernières années, ses apparitions sont extrêmement rares. L’une, en forme de doigt d’honneur à la France, avait fait grand bruit fin 2020 : dans une vidéo de propagande, on le voyait participer à un grand méchoui avec certains des 200 jihadistes libérés en échange des otages Soumaïla Cissé et Sophie Pétronin.

Sa résilience et sa longévité hors normes, certains ne se l’expliquent pas, y compris des partenaires sahéliens de la France. « Depuis tout ce temps, les services français auraient pu l’éliminer, mais ils ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Ils doivent sûrement avoir leurs raisons… », souffle le chef d’un service de renseignement de la région. « C’est un discours totalement complotiste, s’indigne une source officielle française. Nous n’avons jamais ménagé Ag Ghaly et nous ne le faisons pas davantage aujourd’hui. Notre objectif a toujours été de le neutraliser. »

À écouter les responsables français, si le chef du GSIM s’en sort mieux que les autres, et en particulier que ses camarades algériens qui ont opéré au Mali, c’est d’abord et avant tout parce qu’il dispose d’un sanctuaire dont ces derniers n’ont jamais bénéficié : l’Algérie. « Il continue à circuler tranquillement entre le Mali et l’Algérie, notamment à Tinzaouatene, où est réfugiée une partie de sa famille. Les services algériens ne font rien pour l’en empêcher, alors qu’ils sont parfaitement implantés dans cette zone. La conclusion sur leur rôle est donc relativement simple à tirer… », soupire une source proche de la DGSE. Selon certains, le vieux chef, un temps donné malade en 2020, aurait même reçu des soins côté algérien. Des accusations de complicité qu’Alger a toujours démenties. « Il n’a jamais bénéficié de notre protection », affirme un diplomate algérien qui a longtemps suivi le dossier malien.

« Un vrai capital social »

Combattant d’expérience, qui a livré bataille au Liban, en Libye et au Tchad, ce notable respecté de la tribu des Ifoghas peut aussi compter sur le soutien indéfectible d’une partie de sa communauté. « Dans un tel environnement, on ne peut pas survivre longtemps sans avoir un solide réseau d’alliés, affirme une source militaire. Dans sa zone, personne ne le dénoncera s’il le croise. » De précieux appuis locaux, donc, mais pas uniquement. « Iyad est un vrai stratège, avec un charisme et un sens politique indéniables. Depuis les années 1990, il a tissé un réseau à travers tout le Mali, y compris à Bamako. Beaucoup de gens l’apprécient et le soutiennent parce qu’il les a aidés à un moment où ils en avaient besoin. Il jouit d’un vrai capital social dont il continue à bénéficier aujourd’hui », affirme l’une de ses nombreuses ex-connaissances.

Un temps affaibli par la perte de plusieurs de ses camarades qui étaient, comme lui, de vrais militaires, tels Haroune Ag Saïd, mort en 2014, ou Bah Ag Moussa, tué en 2020, Ag Ghaly a su renouveler sa chaîne de commandement. De nouvelles têtes ont émergé au sein du GSIM. « Ces gens ont acquis une vraie expérience. Ce sont désormais des commandants aguerris au combat, présents au Mali comme dans les pays voisins », souligne une source sécuritaire. Abd al-Rahman Talha al-Libi dans la zone de Tombouctou, Abdallah Ag Albakaye dans celle de Talataye, Jafar Dicko au Burkina Faso, ou encore Rasmane Dramane Sidibé dans le nord de la Côte d’Ivoire… Les exemples ne manquent pas. Sans oublier le principal d’entre eux, considéré comme son fidèle lieutenant : Amadou Koufa, le chef de la puissante katiba Macina. Toujours loyal alors qu’il aurait pu jouer sa propre carte, ce prédicateur peul, qui se bat à ses côtés depuis 2012, lui a permis de prendre pied durablement dans le Centre. « Ils sont liés par leur projet commun et ont besoin l’un de l’autre : Ag Ghaly pour poursuivre le combat dans le Centre et vers le Sud, Koufa pour profiter des moyens d’Al-Qaïda », analyse un bon connaisseur du groupe jihadiste.

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Dans ce GSIM très centralisé, où personne ne prend de décision majeure sans en référer à « l’émir », un autre personnage a pris une place de choix : Sedane Ag Hita. Cet ancien bandit, passé par les rangs de l’armée malienne et impliqué dans le meurtre des journalistes de RFI Ghislaine Dupont et Claude Verlon, en 2013, est le commandant du groupe dans la zone de Kidal et l’un des hommes les plus proches d’Ag Ghaly. « Quand Iyad était souffrant, tous ceux qui essayaient d’entrer en contact avec lui passaient par Ag Hita, raconte une source bien introduite à Kidal. Il joue aussi le rôle essentiel de messager du chef auprès des autres commandants de zone. »

S’il peut compter sur Ag Hita, le patron est parfois obligé de prendre des risques et de se déplacer lui-même sur le terrain. Pour superviser personnellement des opérations ou gérer des différends entre ses lieutenants. Quand il bouge, il prend évidemment moults précautions. Pas de grand convoi mais un dispositif léger, un pick-up et des équipes d’éclaireurs. Ses mouvements le conduisent parfois à des centaines de kilomètres de sa zone refuge de l’extrême-nord malien. Ainsi, début 2020, il apparaît dans une réunion de chefs d’Al-Qaïda dans le centre du pays, dont des images ont été dévoilées par la DGSE.

Plus récemment, en août, puis en octobre, plusieurs sources affirment qu’il s’est rendu successivement à Talataye et à Ménaka. Ces régions explosives, il s’y serait déplacé pour motiver ses troupes au combat contre ce qui est devenu son principal problème depuis le départ des Français : l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), en guerre ouverte avec le GSIM pour la suprématie de la sphère jihadiste sahélienne. « Il veut rester un chef de guerre respecté. Il n’a pas peur d’aller à l’avant, de s’approcher des zones de combat. Cela lui permet de jouer les porte-étendards du GSIM et lui confère un certain prestige auprès de ses hommes », estime une source militaire.

La menace État islamique

Après avoir ponctuellement collaboré ici et là entre 2018 et 2020, les jihadistes du GSIM et de l’EIGS se livrent dorénavant d’âpres et sanglantes batailles. « Iyad Ag Ghaly a remporté une victoire symbolique avec le départ de la France mais il risque de se la faire voler par l’EIGS, qui cherche à s’imposer dans les zones qu’occupaient les Français », estime Ibrahim Yahaya Ibrahim, analyste Sahel à l’International Crisis Group (ICG). Présent essentiellement dans la zone des trois frontières, alors que le GSIM dispose d’une assise territoriale plus large allant de Kidal à Mopti en passant par le Burkina Faso, l’EIGS, un temps ciblé par la France et le G5 Sahel, a repris du poil de la bête depuis 2021. La filiale sahélienne de l’État islamique, qui détient d’importants moyens, affiche ses ambitions territoriales dans les zones de Ménaka et de Gao, où elle étend chaque mois un peu plus son emprise. En septembre, l’EIGS a ravi la ville de Talataye au GSIM. Une lourde défaite pour Ag Ghaly, qui voit ses ennemis se rapprocher de son bastion historique de Kidal.

 

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Des soldats français patrouillent dans les rues de Gao, le 4 décembre 2021. © Thomas COEX/AFP

 

Face à l’État islamique et à ses méthodes barbares, qui compte dans ses rangs des combattants étrangers, certains prônent l’union sacrée des différents mouvements politico-militaires touaregs. Dans la région de Ménaka, des combattants de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), du Groupe d’autodéfense touareg imghad et alliés (Gatia) ou encore du Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA) ont ainsi combattu, avec l’aide de membres du GSIM, leurs ennemis communs de l’EIGS. « Malgré leurs rivalités ancestrales et leurs rancœurs tenaces, tous sont persuadés qu’il faut former une coalition de circonstance face à l’État islamique », assure un observateur de ces mouvements. Il n’y a même pas besoin, parfois, de s’allier avec ses rivaux. Bien qu’il ait choisi la voie du jihad, Iyad Ag Ghaly n’a jamais rompu les liens avec certains de ses « frères » ifoghas parmi les groupes signataires de l’accord de paix d’Alger, en particulier au sein du Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA). « Ils sont issus des mêmes familles. Ils n’ont aucun intérêt à se faire la guerre et se serrent les coudes quand il le faut », poursuit notre source.

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Aucune clémence, en revanche, pour la junte d’Assimi Goïta. Depuis qu’ils ont pris le pouvoir, en août 2020, les colonels montrent les muscles et affichent leur envie de liquider les jihadistes du GSIM, lesquels répliquent en attaquant quasi quotidiennement les Forces armées maliennes (Fama). Les tentatives de dialogue avec Ag Ghaly, initiées sous le régime d’Ibrahim Boubacar Keïta, ont été enterrées. « Il y a toujours une demande populaire de dialogue national inclusif, mais les militaires, eux, ne le souhaitent pas. Il leur serait en effet difficile de dire à leurs hommes de se battre contre des gens avec lesquels ils négocient en coulisses », estime un médiateur. Et même si des prémices de dialogue étaient relancées, difficile de voir quelle en serait l’issue tant chaque partie campe sur des positions maximalistes.

Un nouvel ennemi : Wagner

Le recours aux mercenaires de Wagner par Bamako, depuis fin 2021, n’a évidemment pas arrangé les choses. Les 1 200 hommes environ de la société militaire privée russe déployés dans le Centre et certaines localités du Nord ont été clairement identifiés par le GSIM comme des ennemis, des infidèles qu’il faut renvoyer chez eux tels les Français. Au début de l’année, Ag Ghaly et ses lieutenants ont vu d’un très mauvais œil le déploiement sur le terrain de ces envahisseurs à la réputation sulfureuse. Ils les craignaient, redoutant notamment leurs méthodes radicales, leur armement et leurs hélicoptères d’attaque. « Puis ils ont commencé à les combattre et ils ont vite constaté que les hommes de Wagner n’étaient pas si redoutables qu’ils le pensaient après leur avoir infligé leurs premières pertes », indique une source militaire. Selon nos informations, depuis leur arrivée au Mali, au moins une vingtaine de mercenaires ont été tués et une centaine d’autres blessés dans des affrontements avec les jihadistes du GSIM.

Engagé contre l’EIGS, l’armée malienne et Wagner, Iyad Ag Ghaly n’en a pas pour autant fini avec les Français. Malgré le départ de leurs soldats du Mali, ceux-ci gardent un œil attentif sur lui. Depuis avril 2021, son groupe détient Olivier Dubois, journaliste – qui travaillait notamment pour Jeune Afrique – et dernier otage français dans le monde. Quant aux services de renseignement français, ils n’ont pas arrêté de « travailler » sur le chef du GSIM parce que Barkhane a remballé ses paquetages. Que se passerait-il s’ils le localisaient avec certitude au Mali ? Une opération spéciale y serait-elle possible depuis le Burkina Faso ou le Niger voisins, où des troupes françaises sont positionnées, alors que les relations sont déjà très tendues avec Bamako ? « Il s’agirait d’une importante décision politique mais rien n’est à exclure », répond un haut responsable à Paris. En attendant, Iyad Ag Ghaly, en bon renard du désert, continue à rouler ses différents adversaires.