Maroc, Algérie, Tunisie… vers l’émergence d’un courant raciste et populiste ?

Comment les crises multidimensionnelles que traverse le Maghreb favorisent la montée des discours populistes et alimentent la xénophobie.

Mis à jour le 26 mars 2023 à 10:31
 

 

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Manifestation contre le racisme devant le théâtre municipal de Tunis, le 6 juin 2020, suite au meurtre de George Floyd, aux États-Unis, commis par un policier blanc. © Montage JA; Nacer Talel/ANADOLU AGENCY via AFP

 

MAGHREB : AUX ORIGINES DU RACISME ANTI-NOIRS (3/3) – « La Tunisie aux Tunisiens », voilà le crédo du Parti nationaliste tunisien, qui n’a rien à envier à celui d’un Éric Zemmour en France. Reconnu par l’État tunisien en 2018, ce parti diffusait principalement ses idées sur Facebook jusqu’à ce que, à la fin de janvier 2023, son président Sofien Ben Sghaïer accède aux médias traditionnels les plus connus du pays : l’émission de Borhen Bsaies sur IFM Radio, puis la chaîne Wataniya 1, considérée comme la porte-parole du président Kaïs Saïed.

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Longuement interviewé, Ben Sghaïer évoque un rapport « confidentiel » révélant l’existence d’un complot selon lequel les populations noires ambitionneraient de coloniser la Tunisie. Contre toute attente, le 21 février, le Palais présidentiel de Carthage publie un communiqué reprenant à son compte cette rhétorique complotiste et xénophobe. Kaïs Saïed appelle notamment les forces de sécurité à prendre des mesures urgentes contre les « hordes » de migrants subsahariens, qui créent une situation « contre nature » dans le cadre d’un « plan criminel » visant à changer la composition démographique de la Tunisie, et à faire d’elle « un pays africain parmi d’autres qui n’appartiendra plus aux nations arabe et islamiques ».

Deux jours après, le président Saïed assumait encore ses propos, faisant toutefois la distinction entre les « sans papiers » et les « légaux” ». Puis, il a rétropédalé le 8 mars, en affirmant qu’il était « africain et fier de l’être » et que les Africains présents en Tunisie étaient des « frères ». Pour autant, ses propos ont ouvert la voie à une vague de violences racistes en Tunisie, et poussé des centaines de Subsahariens à quitter le pays, ou à être rapatriés par leurs pays d’origine (dont le Mali et la Côte d’Ivoire).

La stratégie de l’enfumage

Si le racisme anti-Noir n’est pas nouveau au Maghreb, les propos de Kaïs Saïed sont frappants pour deux raisons. D’abord, c’est la première fois qu’un chef d’État du continent africain tient des propos ouvertement xénophobes. Mais c’est aussi la première fois qu’un responsable politique, maghrébin, africain et musulman, reprend à son compte une théorie née et florissante en Europe et aux États-Unis : celle du grand remplacement.

« Le président Saïed fait de la petite population migrante noire de son pays un bouc émissaire pour détourner l’attention des échecs politiques. Cela vous semble-t-il familier ? », ironise Nesrine Malik, journaliste d’origine soudanaise, dans les colonnes du Guardian.

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Alors que le Parti nationaliste tunisien scande un peu partout qu’il y aurait environ un million de migrants subsahariens non réguliers en Tunisie, ils sont en réalité moins de 50 000, sur une population globale estimée à 12 millions. En revanche, le taux de chômage est à 40 %, l’inflation galope (10 %), la dette explose et la croissance est anémique (2,4 % en 2022). Alors que la Tunisie incarnait les espérances démocratiques d’une partie du Maghreb et du monde arabe depuis 2011, celle-ci a pris un virage autoritaire sous la présidence de Kaïs Saïed. Quant aux Tunisiens, lassés, ils ont été 89 % à s’abstenir aux dernières élections législatives fin 2022-début 2023.

Dès lors, « confectionner une crise de l’immigration est utile, pour détourner l’attention des échecs de Saïed », souligne Nesrine Malik. L’attention de l’opinion publique, mais aussi celle des médias, qui ne seront pas tentés de dresser un bilan ni de donner la parole à l’opposition.

Racisme latent et calculs politiques

Pour autant, en coulisses, Kaïs Saïed et un certain nombre de ses conseillers, même à gauche, croient vraiment à la théorie du grand remplacement. « Pour eux, la Tunisie est blanche et la présence des migrants subsahariens leur pose un problème », souligne Salah Trabelsi, maître de conférences en histoire et civilisation du monde arabe à l’Université Lumière-Lyon 2. En Tunisie et plus globalement au Maghreb, « tous les étrangers ne sont pas violemment rejetés, précise Maha Abdelhamid, géographe et militante anti-raciste tunisienne. Les Européens qui vivent au Maroc, ou même les nombreux réfugiés syriens à Gabès, par exemple, ne sont pas victimes de racisme. Mais le migrant noir, lui, est bien devenu cet étranger qui ne peut pas se défendre, dont l’Europe ne veut pas, une figure de l’indésirable, au Maghreb comme ailleurs. »

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Au-delà de l’opinion publique tunisienne, les mots de Kaïs Saïed étaient aussi adressés à l’Europe, où les discours identitaires et anti-migrants ont le vent en poupe. « Le président a voulu montrer qu’il jouait bien son rôle de garde-frontière de l’Europe. Alors qu’il attend un prêt de 1,9 milliard de dollars du Fonds monétaire international (FMI), Saïed a essayé d’amadouer la France, ou encore l’Italie, sensibles à ce discours populiste, afin que ces deux pays lui servent d’intermédiaires auprès du FMI », ajoute Salah Trabelsi. Un calcul qui s’est avéré contre-productif : le prêt n’a pas été octroyé. Dans un communiqué inédit début février, la Banque mondiale a condamné la Tunisie et annoncé suspendre ses travaux à Tunis. L’Union européenne en revanche n’a pas pipé mot, sans doute parce qu’elle compte sur le Maghreb pour empêcher les migrants de traverser la Méditerranée.

Pour autant, Salah Trabelsi, à l’origine d’une pétition contre la haine raciale en Tunisie, estime que ce racisme anti-noir, qui infuse toutes les franges de la société tunisienne, n’épargne pas non plus les Subsahariens « réguliers », issus des classes supérieures : « La Banque africaine de développement s’est installée en Tunisie de 2003 à 2009. Elle était essentiellement dirigée par des cadres et des banquiers subsahariens, qui ont subi le racisme. Les Tunisiens ont eu un mal fou à accepter que des Noirs puissent rivaliser avec eux, intellectuellement, socialement et financièrement. »

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En Tunisie, nombreux sont ceux qui croient en la percée de partis populistes et xénophobes d’ici à quelques années, d’autant plus que leurs discours rencontrent un certain écho dans la population, y compris chez certains citoyens à la peau noire. Peut-il en être de même en Algérie et au Maroc ? Deux pays, confrontés à des crises internes, à la fois terres de transit et terres d’accueil des migrants subsahariens, qui jouent eux aussi le rôle de gendarmes de l’Europe.

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Le cas du Maroc et de l’Algérie

À ce jour, il n’existe aucun parti politique ouvertement xénophobe au Maroc. Pour autant, seize ONG marocaines ont alerté l’opinion sur l’exacerbation d’une « haine anti-Subsahariens » dans l’espace public et sur Internet, après les propos de Kaïs Saïed. Propos aux antipodes du discours officiel du royaume, qui assume sa part d’africanité et prône une fraternité Sud-Sud depuis des années.

En 2013, le roi Mohammed VI a inauguré une politique migratoire « plus globale et humaine », qui a permis depuis la régularisation de 50 000 migrants subsahariens. Le pays accueille également 92 000 étudiants subsahariens, contre 8 500 en Algérie (2021) et 7 000 en Tunisie (2020). Plusieurs médias et associations ont sensibilisé l’opinion publique au racisme et à ce que pouvaient subir les populations subsahariennes. En 2014, par exemple, le collectif « Papiers pour tous » avait lancé la campagne « Je ne m’appelle pas Azzi » (« Je ne m’appelle pas Noir »).

En public, aucun responsable politique ne s’est laissé aller à une parole raciste, sans doute parce que cela reviendrait presque à dédire le souverain qui parie sur un partenariat avec les autres pays africains pour ériger le Maroc au rang de puissance continentale. Pour autant, au quotidien, les migrants subsahariens sont toujours susceptibles d’être victimes de mépris, d’insultes, de discriminations, voire parfois d’agressions.

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En 2018, Amnesty International dénonçait les multiples raids des autorités marocaines contre les migrants subsahariens dans le nord du royaume, entassés dans des bus puis abandonnés dans des zones isolées proches de la frontière algérienne. « Un recul inquiétant pour un gouvernement qui avait pris de nouveaux engagements », selon l’ONG. Depuis 2020, la mouvance Moorish, antichambre 2.0 d’une tendance identitaire et raciste, fait la promotion d’un Maroc « blanc », où certains héros historiques et les populations berbères n’auraient jamais été noirs.

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Du côté de l’Algérie, pays qui jouit d’une forte popularité auprès de beaucoup de capitales du continent, la parole raciste est largement plus banalisée. Ainsi, en 2016, Farouk Ksentini, pourtant président d’une commission nationale pour les droits de l’Homme, appelait à expulser les migrants « propagateurs de sida ». Deux ans plus tard, à la télévision et à heure de grande écoute, Naïma Salhi, responsable politique islamiste, affirmait que les Subsahariens ramenaient « des maladies et la sorcellerie ». En 2017, alors qu’une campagne intitulée « Non aux Africains » fleurissait un peu partout sur les réseaux sociaux algériens, Amnesty International dénonçait des arrestations arbitraires et des expulsions massives (dans le désert) réalisées par les autorités algériennes, sur la base du seul faciès. Et ce, même si les Subsahariens visés possédaient des titres de séjour. À l’époque, plusieurs intellectuels algériens pointaient du doigt une « xénophobie d’État ». Plus récemment, après la défaite du Cameroun lors de la Coupe du Monde au Qatar, le journal Echourouk a titré : « Les Camerounais retournent dans la jungle ».

Vide juridique et climats socio-économique explosifs

Alors que le flux migratoire est appelé à s’intensifier, ni la Tunisie, ni l’Algérie, ni le Maroc n’ont mis en place des lois et des mécanismes relatifs au droit d’asile et au traitement des réfugiés. Au Maroc, le texte est prêt depuis 2017, mais il n’a jamais été présenté en conseil des ministres ou au Parlement.

Résultat ? Les autorités oscillent entre laisser-faire anarchique et répression. Les migrants subsahariens illégaux s’installent dans des camps de fortune, errent dans les rues, avant d’être expulsés manu militari. Depuis le 23 février, l’Algérie a refoulé dans le désert, vers le Niger, 2 852 personnes, et 14 000 personnes au total durant l’année 2022, selon Médecins sans frontières. Au cours des huit premiers mois de l’année 2022, le royaume a quant à lui expulsé 56 000 migrants. En juin 2022, 2 000 migrants soudanais avaient tenté de passer la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Melilla, ce qui a généré une bousculade meurtrière. Le bilan ? 23 morts côté migrants (enterrés sans même avoir été identifiés) et deux du côté des gendarmes marocains, plus de 200 blessés et 13 Soudanais condamnés par la justice marocaine pour « participation à une bande criminelle d’immigration clandestine », « entrée illégale » au Maroc ou encore « violence envers des agents de la force publique ».

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Les images de cette bousculade, qui ont fait le tour du monde et où l’on voit de jeunes hommes noirs, parfois torses-nus et armés de bâtons, ont contribué à nourrir les stéréotypes racistes vis-à-vis des Subsahariens.

En réalité, la question migratoire peut devenir un dossier explosif dans un contexte régional morose : impasses politiques, crises socio-économiques. Face à ces difficultés, une partie des élites politiques pourraient être tentées de manipuler une rhétorique populiste afin de resserrer les rangs. Quant aux populations, la peur du déclassement, le sentiment d’être dominé et précarisé alimentent toujours les sentiments xénophobes contre les minorités déjà opprimées. Plus prosaïquement, l’être humain a toujours besoin d’écraser plus faible que lui. D’autant plus « qu’on est bel et bien face à la montée d’un racisme identitaire et négrophobe », souligne le sociologue marocain Mehdi Alioua.