Fin des paradis fiscaux : quels gains pour l’Afrique ?

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Par  Léonce Ndikumana

Léonce Ndikumana est professeur d’économie et directeur du Programme de politique de développement de l’Afrique à l’Institut de recherche économique de l’Université du Massachusetts. Il est membre de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (Icrict) et est coauteur de La Dette odieuse de l'Afrique. Comment l'endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent.

Des pays comme le Kenya et le Nigeria seront contraints de renoncer à des revenus réels en échange d’une redistribution illusoire de ressources fiscales à l’échelle mondiale (illustration).
Des pays comme le Kenya et le Nigeria seront contraints de renoncer à des revenus réels
en échange d’une redistribution illusoire de ressources fiscales à l’échelle mondiale (illustration).
© Tom Saater/Bloomberg via Getty Images

Incapable de mettre en place le projet de réforme fiscal annoncé le 1er juillet par les pays riches, l’Afrique doit se mobiliser pour un accord international plus équitable.

Un « accord historique » : c’est en ces termes que les grandes puissances ont présenté le projet de réforme du système fiscal international endossé par 131 pays le 1er juillet dernier afin que les grandes multinationales commencent enfin à payer leur juste part d’impôt. Mais est-il vraiment historique ? Et, surtout, quels bénéfices peut en tirer l’Afrique ?

Récapitulons. En avril dernier, le président américain Joe Biden lance un pavé dans la mare en annonçant que les États-Unis taxeront les filiales de leurs multinationales à hauteur de 21 %. Concrètement, cela signifie que si, par exemple, une entreprise américaine déclare ses bénéfices de façon artificielle en Irlande pour payer seulement 12,5 % d’impôt, elle devra verser la différence au fisc américain. Dans la foulée, Washington appelle le reste du monde à en faire de même, afin de financer la reprise économique post-Covid et d’en finir avec l’évasion fiscale à travers les paradis fiscaux.

C’est donc cet impôt qui vient d’être adopté à l’échelle mondiale, mais à un niveau si peu ambitieux, « au moins 15 % », selon le texte, qu’il ne découragera pas les multinationales de continuer à camoufler leurs bénéfices dans des paradis fiscaux. Ce n’est pas un hasard si le Kenya et le Nigeria ont refusé de le signer alors que le forum sur l’Administration fiscale en Afrique (Ataf) plaidait pour un taux d’au moins 20 %.

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SE LIMITER À 15 %, C’EST LIMITER LES RECETTES FISCALES SUPPLÉMENTAIRES À 127 MILLIARDS D’EUROS CONTRE 204 MILLIARDS D’EUROS PERDUS CHAQUE ANNÉE

Se limiter à 15 %, c’est, aux dires même du club de pays riches que forme l’OCDE, limiter les recettes fiscales supplémentaires à 127 milliards d’euros contre 204 milliards d’euros perdus chaque année. Une récente étude montre que ce taux minimal apporterait, par exemple, à l’Afrique du Sud 600 millions d’euros supplémentaires. Avec le taux de 21 % prôné par Washington, on serait à 2 milliards d’euros de plus, et on passerait à 3 milliards d’euros si le minimum était fixé à 25 % comme le propose la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (Icrict), dont je fais partie, aux côtés d’économistes tels Joseph Stiglitz, Gabriel Zucman et Thomas Piketty.

Les pays africains lésés

Ce n’est pas le seul problème pour l’Afrique. L’accord ne s’appliquerait qu’aux entreprises dont le chiffre d’affaires annuel mondial dépasse 20 milliards d’euros, avec un seuil de rentabilité d’au moins 10 %, et la règle de distribution des revenus est défavorable aux pays en développement. Il faut aussi considérer que la majorité des administrations fiscales africaines n’ont pas les moyens financiers, techniques et humains de mettre en place cette réforme complexe.

Enfin, l’accord exige des pays signataires qu’ils renoncent à des mesures unilatérales, telles que des taxes sur les services numériques. Des pays comme le Kenya et le Nigeria, qui tentent de taxer une partie de cette activité numérique, seront contraints de renoncer à des revenus réels en échange d’une redistribution illusoire de ressources fiscales à l’échelle mondiale.

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MAIS TOUT N’EST PAS PERDU. L’ACCORD N’EST PAS DÉFINITIF, ET LES NÉGOCIATIONS SE POURSUIVRONT JUSQU’EN OCTOBRE PROCHAIN

Mais tout n’est pas perdu. L’accord n’est pas définitif, et les négociations se poursuivront jusqu’en octobre prochain. En Afrique, nombreux sont ceux qui ont compris à quel point faire payer aux multinationales leur juste part d’impôt est crucial pour remplir les caisses des États exsangues. Ils peuvent aujourd’hui s’allier à un groupe de pays du Nord – les États-Unis et l’Allemagne – comme du Sud – l’Argentine, le Mexique et l’Indonésie – pour exiger une réforme plus équitable. Soit un taux minimum plus ambitieux et une répartition des revenus fiscaux plus simple, en fonction de l’endroit où se trouvent les clients des multinationales, mais aussi leurs employés et les ressources qu’elles utilisent.