[Tribune] Il y a plus de moyens de financer la biodiversité en Afrique que vous ne le croyez

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Par  Tine Fisker Henriksen

Responsable des Financements innovants, Bertha Centre for Social Innovation, université de Cape Town



Par  Wassa Cissé

Analyste en investissements, Bestseller Found

Conservation Capital a lancé le Rhino Impact Bond, un placement lié à la population de rhinocéros au Kenya et en Afrique du Sud.

Conservation Capital a lancé le Rhino Impact Bond, un placement lié à la population de rhinocéros au Kenya
et en Afrique du Sud. © Edwin Remsberg/ZUMA/REA

Greenbonds, swap « dette contre nature »… Des financements innovants émergent pour développer des modèles financièrement viables autour des enjeux de la biodiversité.

S’il quitte progressivement son statut de niche pour passer de la philanthropie à l’investissement, le secteur de la conservation de la biodiversité souffre toujours d’un déficit de financement de 598 à 824 milliards de dollars par an, soit entre 80 et 85 % des besoins, selon McKinsey et Credit Suisse.

Malgré quelques investissements dans l’écotourisme, l’aquaculture durable ou la reforestation, le privé y reste très marginal. Il est vrai qu’il est souvent difficile de développer des modèles financièrement viables et susceptibles de convaincre les banques autour des enjeux de la biodiversité. Mais des financements innovants émergent pour répondre à ce besoin.

Le fonds de capital-risque CI Venture, lancé par Conservation International, constitue un bon exemple d’acteur « non traditionnel » : il investit dans des PME en lien avec la forêt, la mer ou les pâturages. Lorsque c’est possible, il lie même le coût du capital à l’impact obtenu. De tels fonds ont besoin d’accéder à des capitaux concessionnels, ou à une combinaison de subventions et de capitaux « à prix de marché » permettant de contrebalancer les risques et les coûts associés à des investissements en phase de démarrage.

Seuls 5 à 10 % du produit des « green bonds » affectés à la biodiversité

Exigeant un appétit pour le risque nettement plus faible, les obligations vertes ont constitué ces dernières années l’un des principaux mécanismes de financement innovants. Mais à ce jour, 5 à 10 % seulement du produit de ces « green bonds » ont été affectés à la biodiversité.

Les obligations adossées à des initiatives de conservation (conservation bonds) peuvent générer des flux de trésorerie prévisibles et réguliers, au travers de contrats à long terme qui monétisent la vente de marchandises produites « durablement » et la rémunération des services écosystémiques.

Le fonds African Wildlife Capital (AWC) a même joué un rôle pionnier en matière de conservation bonds, en appliquant sur les intérêts obligataires une remise proportionnelle à l’atteinte d’objectifs de conservation quantifiables.

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LES PROJETS DE BIODIVERSITÉ ONT PEU DE CHANCES D’ATTEINDRE LES 150 MILLIONS DE DOLLARS D’UNE ÉMISSION OBLIGATAIRE MOYENNE

Mais ce marché souffre de plusieurs entraves, comme la difficulté de traduire la valeur des services écosystémiques en termes financiers, ou la rareté des projets de conservation susceptibles d’être financés par de tels investissements, qui conduit à une inadéquation entre la taille limitée des projets et le montant minimum d’une émission obligataire.

Les projets de biodiversité ou d’utilisation raisonnée des terres ont en effet peu de chances d’atteindre les 150 millions de dollars – la taille d’émission moyenne d’une obligation verte -, à moins d’être regroupés dans un véhicule d’investissement plus important.

Les « obligations de résilience » établissent quant à elles une corrélation entre primes d’assurance et projets de résilience, afin de monétiser les « pertes évitées » : elles créent une source de financement à partir de la réduction d’un risque. En 2019, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) a ainsi lancé une obligation de résilience climatique.

« Dette contre nature »

Des initiatives récentes sont venues accélérer le changement et accroître les flux financiers sur certains marchés déjà établis. Le swap « dette contre nature » – qui consiste à annuler la dette d’un pays en développement contre l’engagement de ce dernier d’investir la même somme dans la conservation – s’est avéré efficace pour la protection d’importants réservoirs de biodiversité dans le monde.

Le Tropical Forest Conservation Reauthorization Act (TFCA) est l’un de ces dispositifs : il allège certaines dettes dues au gouvernement des États-Unis pour financer la préservation de la forêt tropicale et des récifs coralliens.

Plusieurs organisations se sont récemment efforcé de catalyser de nouvelles évolutions sur les marchés du carbone. L’une d’entre elles, Emergent Forest Finance Accelerator achète par exemple des crédits carbones de pays forestiers et les revend à des acheteurs privés.

Financement mixte public-privé

Le financement mixte public-privé, qui associe prêts concessionnels et subventions aux financements privés permet de réduire le risque supporté par l’investissement et canalise des capitaux privés vers des opérations ou des régions qui pourraient, sans cela, être considérées comme moins attrayantes.

Il peut s’appliquer de multiples façons :

Les garanties financées par les bailleurs de fonds : en 2014, Althelia Ecosphere s’est associé à Credit Suisse pour l’émission de Nature Conservation Notes, visant à dynamiser le financement par le secteur privé de la préservation des écosystèmes dans une douzaine de pays. Le fonds produit un rendement pour ses investisseurs via la vente de biens labellisés « développement durable » et via les revenus des services écosystémiques.

Grâce à une garantie partielle accordée par l’Agence américaine pour le développement international (USAID), le risque est réduit de moitié, et les capitaux sont orientés vers des programmes d’utilisation durable des terres.

Les fonds mixtes d’investissement à impact : Land Degradation Neutrality est un fonds d’investissement à impact pour l’utilisation durable des terres, qui s’accompagne d’une facilité d’assistance technique. En jouant sur l’effet de levier de financements à long terme exempts de subventions, ce fonds investit dans des projets privés viables, pour la réhabilitation des sols et la gestion durable des terres – notamment en agriculture durable, gestion du bétail, agroforesterie et gestion forestière – et ce dans le monde entier.

Le financement fondé sur les résultats : United for Wildlife est un partenariat qui réunit sept des plus grandes ONG mondiales de protection de la vie sauvage. Aux côtés de banques d’investissement et de cabinets d’avocats, il a conçu et lancé le premier instrument financier de « rémunération au résultat » pour la conservation des espèces : le Rhino Impact Bond (RIB). Il s’agit d’une obligation à cinq ans, dont les paiements se fondent sur des résultats. Le RIB transfère ainsi des bailleurs vers les « investisseurs à impact » le risque relatif au financement des actions de conservation.

Une approche collaborative requise

De manière analogue, le Green Outcomes Fund propose à des gestionnaires d’actifs sud-africains des incitations « fondées sur les résultats » pour faire progresser leurs investissements dans des entreprises vertes. Le fonds – conjointement développé par le Programme Climate Technology de la Banque mondiale, le Bertha Centre UCT GSB, GreenCape et le WWF Afrique du Sud – vise à obtenir des résultats écologiques tangibles, encourage les gestionnaires d’actifs à allouer davantage de capital à des entreprises vertes, et suscite une information cohérente et d’excellente qualité dans la communication des impacts écologiques.

Tout en assurant des rendements financiers, environnementaux et sociaux et une diversification des portefeuilles, toutes ces initiatives permettent de dégager des fonds pour la biodiversité. Mais pour aller plus loin une approche collaborative est requise, associant investisseurs, bailleurs de fonds, organismes philanthropiques et institutions gouvernementales.

Ce texte est adapté d’un article paru dans le dernier numéro consacré aux banques publiques de développement de la revue trimestrielle Secteur privé & développement éditée par Proparco, filiale de l’Agence française de développement. Il est repris ici avec l’autorisation expresse de SP&D et de ses auteurs.