Violences sexuelles en Algérie : la société est-elle complice ?

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Des marches contre les violences sexuelles ont eu lieu le 10 octobre à Alger, Béjaïa, Oran ou encore Constantine, rassemblant des centaines de manifestants.

Des marches contre les violences sexuelles ont eu lieu le 10 octobre à Alger, Béjaïa, Oran
ou encore Constantine, rassemblant des centaines de manifestants. © © RYAD KRAMDI/AFP

L’assassinat de Chaïma, jeune femme de 19 ans violée puis brûlée vive, secoue le pays depuis plusieurs jours.

Les cheveux châtains, de grands yeux en amandes et un léger sourire. La photo de Chaïma circule depuis quelques jours dans la presse algérienne et sur les réseaux sociaux, où le hashtag #JusticePourChaïma a été partagé des milliers de fois. La jeune femme de 19 ans a été violée, frappée, puis brûlée vive par un homme de son âge. Son cadavre est retrouvé le 2 octobre dans la commune de Thénia, à l’est d’Alger. Selon la mère de la victime, le bourreau est un proche de la famille contre qui Chaïma avait déjà porté plainte pour viol en 2016.

Cette affaire est loin d’être un cas isolé. « Il y a deux mois, une fille de 15 ans a été violée par son voisin de 45 ans à Tipaza [ville côtière située à 61 kilomètres à l’ouest d’Alger]. Il l’a ensuite découpée puis jetée dans des sacs. Personne n’en a parlé », s’indigne Lina Farah Cheboub, créatrice de TBD Algeria, la seule plateforme algérienne exclusivement dédiée à la sensibilisation aux violences sexuelles.

Silence, on viole…

« À la même période à Oran, un enfant de 8 ans a été violé par quatre adultes. Pareil. Silence complet. » De là à parler d’un phénomène de société ? Par l’intermédiaire de sa plateforme et de la page Facebook Child Protection Algeria qu’elle modère avec une quarantaine de personnes, la militante de 27 ans raconte en tout cas avoir recueilli « plus de 25 000 témoignages de survivantes et survivants d’abus sexuel depuis juin dernier ».

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L’ABSENCE TOTALE D’ÉDUCATION SEXUELLE EXPLIQUERAIT L’ENRACINEMENT D’UNE « CULTURE DU VIOL » EN ALGÉRIE

Pour elle, « l’absence totale d’éducation sexuelle dans le pays » explique pour beaucoup l’enracinement d’une « culture du viol » en Algérie. Pour pallier cette carence, elle publie des vidéos où elle fait de la pédagogie sur les violences sexuelles en évoquant des sujets tabous comme le viol conjugal ou le consentement. « Le tout en arabe pour toucher l’ensemble de la société algérienne. »

Mais même avec beaucoup de volonté, il est compliqué d’aborder ce sujet sans s’attirer les foudres de ses concitoyens. « J’ai reçu énormément d’insultes et de messages privés agressifs après la publication d’une interview vidéo où je parlais de TBD Algeria », se remémore la jeune femme. Elle poursuit : « Je parlais d’un sujet grave et les gens commentaient ma tenue vestimentaire, me demandaient de me couvrir, disaient que j’étais la main étrangère… J’en ai fait des captures d’écrans et je les ai utilisés comme support pour parler de la culture du viol et illustrer mes propos. »

Difficile de donner accès à l’information sur les violences sexuelles quand aucun chiffre fiable n’existe. Les seules données communiquées sont celles de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN). En 2019, sur un total de 7 083 plaintes enregistrés pour des violences faites aux femmes, l’organisme d’État déclare que seules huit d’entre elles portent sur des violences sexuelles. Un chiffre bien en-deçà de la réalité.

« Rien que dans mon cabinet, j’ai traité dix affaires de violences sexuelles en 2019 », assure Me Abdelhak Brahimi, avocat spécialisé en droit pénal à Blida. « Puis au tribunal, il y a au moins un cas par semaine », renchérit-il.

Faire reconnaître les souffrances

L’arsenal législatif existe pourtant bel et bien. En 2015, l’Algérie commence à moderniser ses textes pour punir les violeurs et permettre aux victimes de faire reconnaître leurs souffrances. Le pays amende alors son Code pénal et criminalise les violences sexuelles contre les femmes. Avec des peines allant de cinq à dix ans pour « quiconque a commis le crime de viol ».  Et de dix à vingt ans si la victime est mineure.

Mais la loi reste floue sur la définition du viol. « Par exemple, il n’est pas précisé si le viol conjugal est puni par la loi », commente Fadila Boumendjel-Chitour, présidente du réseau Wassila qui regroupe une vingtaine d’associations féministes depuis octobre 2000. « Et les victimes ne sont pas forcément conscientes d’avoir été violées. Pour elles, toute relation sexuelle dans le mariage est un devoir, on a un mal fou à les faire aller jusqu’au dépôt de plainte. Et surtout, à l’aboutissement de la plainte », déplore-t-elle.

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LES RARES VICTIMES QUI OSENT BRISER LE TABOU SUBISSENT DES VIOLENCES SUPPLÉMENTAIRES

Résultat, les rares victimes qui osent briser le tabou subissent des violences supplémentaires. « Oser rendre publique la situation les met encore plus en danger », constate Fadila Boumendjel Chitour lorsqu’elle accompagne les femmes dans leur démarche. Selon cette professeure en médecine engagée depuis plus de vingt ans, les remarques culpabilisantes viennent aussi de la police ou des magistrats.

« Dès le dépôt de plainte, la victime reçoit des commentaires : « Si tu continues, ça va briser la sécurité familiale », « pense à tes enfants », « comment vas-tu apporter la preuve que ce que tu racontes est vrai ? » La pression est d’autant plus forte si la femme est précaire, sans revenus, qu’elle n’a pas où se réfugier. »

Un système à réformer

« C’est l’ensemble du système qui est à réformer, réagit Hassina Oussedik, la directrice d’Amnesty International Algérie. Il faut certes agir sur les textes de loi, mais aussi et surtout sur les mentalités. » Pour elle, il est urgent de lancer des campagnes nationales de sensibilisation aux violences sexuelles. « Il y a eu des réformes en 2015, c’est très bien, mais sur le territoire national, combien de femmes sont au courant de la législation ? » Elle invite l’État à communiquer davantage là-dessus.

« Chaque année, il y a des campagnes de sensibilisation sur les accidents de voiture car ils conduisent à la mort. Mais sur les violences sexuelles, c’est le silence », tempête Hassina Oussedik. « Il faut mettre en place des campagnes pour susciter un changement de comportement. Que les témoins réagissent, ne considèrent pas que ça relève de la sphère privée et qu’on ne doit pas s’en mêler. »

La directrice d’Amnesty International Algérie voit dans la nouvelle génération de féministes une bonne raison d’espérer que la situation s’améliore. « Elles osent briser le silence. Elles s’emparent de cette question dans plusieurs villes d’Algérie et la médiatisent par l’intermédiaire des réseaux sociaux. », confie-t-elle. À l’initiative de ces jeunes militantes, des marches contre les violences sexuelles ont eu lieu la semaine dernière à Alger, Béjaïa, Oran ou encore Constantine, rassemblant des centaines de manifestants. Une première dans l’histoire de l’Algérie.

Les pancartes et les slogans dénoncent « le laxisme de l’État », « le silence de la société », et « la complicité de ceux qui incitent les victimes à se taire ». La diaspora algérienne en France a, elle, manifesté samedi et dimanche devant le consulat d’Algérie à Paris et place de la République.