[Tribune] Comment les Nobel révolutionnent la lutte contre la pauvreté en Afrique

 
 

Par  Georges Vivien Houngbonon

Économiste, spécialiste du numérique, administrateur du think tank L'Afrique des Idées.

Une école à Abidjan, le 25 mai 2020.

Une école à Abidjan, le 25 mai 2020. © Diomande Ble Blonde/AP/SIPA

L’approche expérimentale popularisée par les lauréats du Prix Nobel d’économie 2019 a influencé nombre de politiques de développement en Afrique, avec des effets tangibles notamment au Kenya.

Santé, éducation, accès au crédit ou encore productivité agricole requièrent l’attention de toutes les parties prenantes au processus de développement, en particulier les États en ce qui concerne les politiques publiques de lutte contre la pauvreté. Jusqu’en 2010, ces politiques ont été largement éclairées par des analyses macroéconomiques qui, par définition, font abstraction de la diversité des trajectoires individuelles dans la pauvreté et ne permettent pas de rendre véritablement compte des liens de cause à effet.

Les essais contrôlés randomisés, une approche expérimentale initialement utilisée en médecine et qui consiste à comparer l’effet d’un traitement entre un groupe traité et un groupe témoin, popularisés en sciences sociales par les prix Nobel d’économie 2019 Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer, ont permis de révolutionner la lutte contre la pauvreté en Afrique avec des résultats tangibles sur le niveau de vie des populations.

Des interventions à effets multiples

En s’intéressant aux trajectoires individuelles des plus pauvres, cette approche a permis de mettre en lumière des mécanismes nouveaux tels que les effets multiplicateurs des interventions dans le domaine de la santé, le rôle de la tarification des biens publics, le rôle des pairs dans l’acquisition du savoir, l’efficacité des mécanismes d’incitation dans le contrôle de l’absentéisme des enseignants, les limites du microcrédit comme moyen de lutte contre la pauvreté et l’importance de l’adoption des nouvelles technologies par les agriculteurs, entre autres.

Par exemple, cette approche a permis à Kremer – avec son co-auteur Edward Miguel – de démontrer pour la première fois, dans le contexte kényan, les effets bénéfiques des campagnes de déparasitage sur la santé et l’éducation, non seulement pour des enfants traités au vermifuge, mais également pour les enfants non traités : au niveau sanitaire, le traitement de masse de quelques-uns réduit les risques de contamination pour les autres.

Et le règlement de ces troubles permet de réduire l’absentéisme scolaire, avec des conséquences sur la productivité, et donc sur le revenu, à l’âge adulte. En mettant en évidence les effets multiplicateurs du déparasitage de masse, cette approche a permis de justifier des subventions publiques.

Aides conditionnées

Les succès rencontrés par les travaux des prix Nobel 2019 ont très tôt permis de populariser cette approche pour répondre à d’importantes questions de développement en Afrique : subventions publiques conditionnées au suivi de certaines pratiques agricoles pour encourager l’adoption à long terme de variétés de plantes plus résistantes aux dérèglements climatiques en Zambie, distribution gratuite de moustiquaires imprégnées au Kenya…

On peut également citer des programmes de transfert d’argent aux plus pauvres conditionnés à l’envoi des enfants à l’école et au suivi des vaccinations ou encore d’usage du téléphone mobile pour réduire l’absentéisme des enseignants en milieu rural.

Les laboratoires de recherche J-Pal et Innovations for Poverty Action disposent de plusieurs programmes d’évaluation avec la plupart des gouvernements africains dans des domaines aussi variés que la fiscalité, l’emploi des jeunes, les violences faites aux femmes, la participation citoyenne, etc. Les programmes d’appui budgétaires des institutions internationales de développement en direction de l’Afrique s’inspirent largement des résultats d’essais randomisés.

Les enjeux monétaires et commerciaux, difficiles sujets d’expérimentation

L’approche expérimentale popularisée par les prix Nobel d’économie 2019 n’est cependant pas la panacée en matière de lutte contre la pauvreté, car elle ne permet pas de rendre entièrement compte des dimensions macro-économiques du développement.

Pour des raisons d’équipe et de faisabilité, les essais randomisés sont ainsi souvent menés à l’échelle d’une communauté qui ne représente pas nécessairement la nation entière. En outre, les enjeux liés à la politique monétaire ou commerciale, étroitement liés à la pauvreté, sont difficiles à expérimenter entre groupe traité et groupe témoin.

Par ailleurs, la communauté des chercheurs les plus influents dans le domaine reste peu représentative des personnes d’origine africaine, notamment d’Afrique francophone, alors que le continent reste l’une des principales régions d’expérimentation des politiques de développement. Cette situation pourrait entamer la prise en compte des expériences locales et à terme l’appropriation de cette approche sur le long terme en Afrique.