Qui sont les « radicalisés » au cœur de l’attention médiatique? |The Conversation

Détenus radicalisés, déradicalisation, prévention de la radicalisation, mais aussi « gilets jaunes » radicalisés, radicalisation de la CGT ou des anti-masques… Rares sont les notions qui, à l’instar de celle de radicalisation, ont réussi à se hisser en peu de temps au rang de best-seller politico-médiatique.

Clément BeunasUniversité de Lille

Tandis que s’ouvre ce mercredi 2 septembre le procès des auteurs de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo (janvier 2015), il semble pertinent de revenir sur les termes « radicalisation » et « radicalisés », qui ont transcendé les lignes éditoriales et les oppositions politiques et connu une véritable explosion depuis 2015.

En 1999, seuls 184 articles de presse mentionnaient le terme radicalisation. En 2016, ils étaient plus de 10 000.

Une notion qui recouvre des groupes hétérogènes

Cette notion a été très utilisée en 2015 dans un contexte post-attentats et son déclin relatif à partir de 2017, ne l’empêche pas d’être mentionné encore dans un nombre d’articles particulièrement élevé. En moyenne, en 2019, pas moins de 17 articles évoquaient le terme chaque jour.

Que recoupe une notion utilisée pour désigner des individus aussi hétérogènes que des manifestants anticapitalistes, des auteurs d’attentats, des responsables syndicaux ou des musulmans soupçonnés de rigorisme ?

Si elle a pu se développer au point de faire figure d’évidence, c’est que la radicalisation remplit certaines fonctions. En tout état de cause, celles-ci ne résident guère dans sa faculté à éclairer le réel.

Pour répondre à cette question, sans doute est-il utile de déplacer légèrement la focale et de s’intéresser aux usages du terme « déradicalisation ». Le champ médiatique, qui a largement contribué à son essor, fournit à cet égard un formidable matériau d’analyse. L’étude d’un corpus d’un millier d’articles de presse, d’émissions de télévision et de déclarations politiques ayant mentionné le terme entre 2009 et 2019 permet de relever quelques-uns des soubassements de la notion.

Le radicalisé : musulman, jeune, aliéné

Certes, radicalisation et déradicalisation ne sont pas identiques. En réalité, ces termes ne sont pas même antonymes. Le premier en effet repose sur l’idée d’une trajectoire, et implique le passage d’un état à un autre.

Le second quant à lui est devenu synonyme de prise en charge par l’État des individus jugés radicalisés.

Or, c’est précisément parce qu’il synthétise le mieux les ambitions étatiques d’extraction de la radicalisation que l’étude de ce terme permet de distinguer, au sein de l’immense masse des discours consacrés à la radicalisation, les publics que l’on ambitionne de corriger et de discipliner. En effet, la notion masque en son sein deux archétypes distincts.

À l’ancienne figure du radical, utilisée pour désigner les opposants politiques traditionnels, s’est désormais ajoutée celle du radicalisé. Celle-ci partage trois caractéristiques principales : elle est généralement présentée comme musulmane, jeune et aliénée.

Le champ lexical de la jeunesse

Sur les 211 sujets télévisés ayant titré sur la déradicalisation entre 2009 et 2019, 210 sont spécifiquement consacrés à l’islam. Ce chiffre éloquent atteste du fait que derrière la relative polysémie des discours dénonçant la radicalisation de groupes ou d’individus hétéroclites, les publics faisant l’objet d’une ambition de traitement sont quant à eux considérablement plus restreints.

Pour autant, ces ambitions de réhabilitation ne ciblent pas uniquement les auteurs d’attaques revendiquées par des organisations djihadistes. Elles visent également les individus soupçonnés d’être attirés par ces mouvances.

Dès lors, ces discours ne s’intéressent pas uniquement à la perpétration d’actes violents, mais également aux formes que prend l’islam dans l’espace public – ce qui est généralement qualifié péjorativement de communautarisme. Les questions du passage à l’acte terroriste et de la pratique d’un islam jugé déviant ont ainsi largement fusionné, la radicalisation servant de passerelle analytique permettant de lier l’un à l’autre.

Sans doute moins intuitif, les discours consacrés à la déradicalisation ont également en commun d’utiliser massivement le champ lexical de la jeunesse.

De fait, les qualificatifs « jeune » et « radicalisé » se superposent et sont souvent interchangeables. Or, cette surreprésentation du lexique de la jeunesse dépasse la seule question de l’âge ; elle vise surtout à signifier l’immaturité des publics visés. Le jeune en effet est celui qui est placé en situation d’irresponsabilité et dont la tutelle dépend d’une figure d’autorité.

Jeunes musulmans soupçonnés influençables, les cibles de ces discours sont également présentées comme mues par des forces les dépassant largement.

Envisager sérieusement la réhabilitation psychique d’un individu repose en effet sur une conception de ce dernier comme un être aliéné et incapable de discernement. En témoigne la forte présence du champ lexical de l’emprise sectaire et de l’embrigadement.

Radicalisé, du participe passé au nom commun

C’est ainsi que l’on a pu voir le terme « radicalisé » partager sa qualité de participe passé, puis d’adjectif, avec celle de nom commun. Il existe désormais, dans le langage politico-médiatique, des radicalisés, définis à la forme passive, par leur seul état d’aliénation supposé.

Ces discours, qui pointent des jeunes désorientés, soumis à une influence néfaste et souvent exogène, ont deux effets majeurs. D’abord, ils permettent d’éloigner le mal hors des frontières nationales, puisque les jeunes Français, aux propriétés « naturellement saines » mais conjoncturellement déviants, seraient pervertis par le fruit d’une propagande orchestrée de l’extérieur.

Lors d’une conférence tenue en décembre 2014, l’ancien ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve livre un exemple archétypal de cette rhétorique lorsqu’il déclare :

« Aujourd’hui, le terrorisme est, en quelque sorte, en accès libre. La stratégie suivie par nos ennemis vise en effet à rendre la terreur accessible au plus grand nombre. Tirant parti des nouvelles technologies de l’information, ces organisations criminelles cherchent à inoculer le virus du terrorisme dans les esprits, à manipuler certains de nos concitoyens, souvent les plus jeunes et les plus fragiles. »

Dès lors, une telle rhétorique rend souhaitable une opération de réhabilitation qu’il appartient à l’autorité tutélaire de l’État de mener.

Si l’adjectif « radicaux » sert à désigner les groupes militants engagés contre l’État, que l’on réprouve parfois, mais dont on ne conteste que rarement la capacité de discernement, celui de « radicalisé », à la forme passive, a quant à lui été conçu pour désigner une jeunesse musulmane suspectée de s’engager dans le djihadisme.

De cette dichotomie découle une gestion différenciée : si les radicaux, considérés comme engagés dans la violence politique de leur plein gré, peuvent faire l’objet d’un traitement strictement pénal, les radicalisés sont soumis, en plus de cet arsenal répressif, à une ambition de réhabilitation psychique, sociale et morale.

La figure du radicalisé s’est solidement implantée dans le lexique médiatique afin de désigner les jeunes aspirants djihadistes français – ou ceux dont on estime qu’ils pourraient le devenir.

Un moyen commode de disqualifier les opposants

Toutefois, parce qu’il s’agit d’un moyen commode de disqualifier toute opposition suspectée d’agir hors des balises démocratiques, le terme connaît un certain succès et tend à déborder de ses cibles habituelles.

En janvier 2020, le délégué général de La République en marche Stanislas Guerini dénonçait par exemple l’intrusion du siège de son parti par des « manifestants radicalisés ».

Pour autant, ces usages opportunistes et ponctuels ne doivent pas masquer le fait que les importants moyens mis en place par l’État pour juguler la radicalisation ciblent dans leur immense majorité de jeunes citoyens musulmans.


Clément Beunas effectue son doctorat en sociologie sous la direction de Dietmar Loch et Grégory Salle.

Clément Beunas, Doctorant en sociologie, Université de Lille

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