Sur la piste des narcotrafiquants : récit d’une saisie record de cocaïne au port de Dakar

| Par - Envoyé spécial à Dakar

Après la saisie d’une tonne de drogue dans le port de Dakar, JA est allé mener l’enquête sur un trafic en pleine expansion malgré les progrès réalisés par les autorités ouest-africaines en matière de lutte antidrogue.

C’est le genre de tuyau qui ne se présente pas souvent dans une carrière. Alors, quand ils ont eu l’information, le 26 juin, les chefs de la douane du port de Dakar sont immédiatement passés à l’action. Ils viennent d’apprendre qu’une importante quantité de cocaïne est cachée dans des Renault Kwid arrivées quarante-huit heures plus tôt à bord du Grande Africa, un « Ro-Ro » de la compagnie italienne Grimaldi parti de Paranagua, dans le sud du Brésil.

Un de leur collègue en a été informé par un « passeur de pièces », ces intermédiaires chargés de faciliter les interminables démarches d’import-export. L’homme, surnommé « Vieux Diop », lui a assuré qu’il avait été embauché pour « sortir » des téléphones portables du port. Mais lorsqu’il a constaté que les sacs cachés dans les coffres des voitures contenaient des briques de poudre blanche, il a pris peur et décidé de tout avouer aux autorités.

Une tonne saisie en 4 jours

Une équipe est envoyée en urgence au Môle 1 du terminal, où stationnent les Renault débarquées du Grande Africa. Sur cette vingtaine de véhicules neufs en transit vers Luanda, quatre sont « infectés » : dans leurs coffres, les douaniers découvrent huit sacs de sport remplis de cocaïne. Il y en a pour 238 kg. « Il y avait des traces de farine dans un cinquième véhicule, mais la marchandise avait disparu », confie une source douanière. La prise est tout de même importante. D’autant qu’elle débouchera sur une seconde saisie, trois jours plus tard, qui fera basculer l’enquête dans une autre dimension.

Dès le lendemain, tous les navires en provenance d’Amérique du Sud et leurs manifestes de cargaison sont répertoriés. Rapidement, un nom ressort : le Grande Nigeria, un autre porte-conteneurs de la compagnie Grimaldi. Lui aussi vient de Paranagua et lui aussi transporte des Renault Kwid, destinées à la même entreprise angolaise que celles du Grande Africa. Il est encore en mer et son arrivée à Dakar est prévue le 29 juin. Le jour J, tandis que le soleil plonge dans l’océan, l’immense roulier blanc et jaune pointe sa proue derrière l’île de Gorée.

Une patrouille de la douane l’attend à quai. Cinq premières Renault sont déchargées. Rien. Ordre est alors donné à trois gabelous de monter à bord pour contrôler les autres véhicules. Dans un coffre, ils trouvent deux sacs remplis de cocaïne. Des renforts sont appelés pour les aider à inspecter l’ensemble des véhicules.

C’est le même réseau, avec la même drogue, le même emballage et le même mode opératoire

Ils découvrent de la poudre blanche dans une quinzaine d’entre eux. Cette fois, la prise est inédite : 798 kg. « C’est le même réseau, avec la même drogue, le même emballage et le même mode opératoire », explique une source policière. Au total, plus d’1 t saisie en quatre jours et un butin estimé entre 70 millions et 120 millions d’euros. Soit la plus grosse prise jamais effectuée au port de Dakar.

Chaîne de responsabilité

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Saisie de 1,3T de cocaïne au port : la drogue évaluée à 50 milliards.1/434 vues"1 juil. 2019
Dakaractu TV HD © Dakar Actu TV/YouTube

 

Très vite, les policiers de l’Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) se mettent sur le coup. Plusieurs personnes sont arrêtées et interrogées, notamment des transitaires, des travailleurs du port, ainsi que le commandant italien du Grande Nigeria, un membre de l’équipage et un couple de jeunes Allemands qui voyageaient à bord. À partir de ces auditions et de numéros issus de téléphones qu’ils ont exploités, les agents de l’OCRTIS identifient trois hommes qu’ils considèrent comme les têtes du réseau au Sénégal : Amadou Gueye (le nom a été changé), Ismaïla Ousmane Ba et Ibrahima Thiam, dit « Toubey ».

Tous étaient présents à proximité du port le soir de la première saisie. Le premier, un Sénégalais installé en Italie, a repris l’avion dès le lendemain et est toujours recherché. Le second, un Français d’origine sénégalaise qui fait de l’import-export entre les deux pays, est cueilli le 20 août dans le quartier dakarois de Yoff après la filature d’un de ses « petits ».

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Saisie de 1,3T de cocaïne au port : la drogue évaluée à 50 milliards -
Grand Nigeria1/434 vues»1 juil. 2019Dakaractu TV HD © Dakar Actu TV/YouTube

Vu la quantité de cocaïne saisie, il ne fait aucun doute qu’elle devait finir sur le marché européen

Le troisième, déjà connu des services de police pour son implication dans des trafics de voitures volées, a fini par se rendre quelques jours plus tard après une cavale qui l’a mené en Gambie et en Guinée-Bissau. Finalement, une enquête hors norme, dans les méandres d’un vaste réseau de trafic international de cocaïne qui s’étend du Sénégal à l’Europe en passant par le Brésil. Alertées par Interpol, qui a envoyé une mission à Dakar fin juillet, les polices de plusieurs pays travaillent aujourd’hui sur cette affaire.

« Vu la quantité de cocaïne saisie, il ne fait aucun doute qu’elle devait finir sur le marché européen, probablement en remontant par les différentes routes sahéliennes, poursuit notre source policière. Cela étant, il ne faut pas exclure qu’une petite partie pouvait être destinée au marché sénégalais ou ouest­-africain. »

Une consommation en augmentation en Afrique de l’Ouest

Car l’époque où l’Afrique de l’Ouest n’était qu’une plaque tournante est terminée. En dix ans, la consommation de cocaïne y a fortement augmenté, même si la demande y reste bien moindre que dans les pays européens.

Parfois vendue pure, mais le plus souvent sous la forme plus économique de crack, ces petits cailloux jaunâtres obtenus en mélangeant la cocaïne à du bicarbonate de soude, que l’on retrouve désormais dans les banlieues de Dakar, d’Abidjan ou de Lagos. « Les marchés nord-américain et européen arrivent à saturation. Les producteurs et trafiquants latino-américains cherchent donc de nouveaux marchés. Et l’Afrique en fait évidemment partie », analyse un expert de l’ONU.

Signe que ce stupéfiant circule abondamment sur les côtes ouest-africaines, plusieurs saisies records ont eu lieu ces derniers mois dans la région. À la fin de 2018, 1,2 t de cocaïne cachée dans des engins de chantiers à destination d’Abidjan était découverte dans les soutes d’un bateau à Santos, au Brésil. à la fin de janvier, 9,5 t, dans un bateau panaméen à Praia, au Cap-Vert. Plus récemment, en septembre, la police bissau-guinéenne a annoncé la saisie, en deux temps, de 1,8 tonne.

Tout au long de cette chaîne de complicité, chacun prend son pourcentage sur la cargaison, en cash ou en nature

Selon le dernier rapport annuel de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), la production mondiale de cocaïne n’a jamais été aussi importante : près de 2 000 t en 2017, soit une augmentation de 25 % par rapport à 2016 ; 70 % de cette cocaïne est produite en Colombie. Le reste vient du Pérou et de la Bolivie.

Dans l’affaire du port de Dakar, les enquêteurs estiment que la poudre est bolivienne et qu’elle est arrivée à Paranagua par l’intermédiaire du Paraguay. « Tout au long de cette chaîne de complicité, chacun prend son pourcentage sur la cargaison, en cash ou en nature, détaille encore l’expert onusien. Une fois au Brésil, la cocaïne est prise en charge par des réseaux criminels très structurés et spécialisés dans le trafic, qui s’occupent de l’acheminer à l’étape d’après. »

Un contrôle difficile

La traversée de l’Atlantique est l’un des principaux défis pour ces entrepreneurs de la drogue. S’ils rivalisent d’imagination pour convoyer leur marchandise en Afrique de l’Ouest ou en Europe, ils ont tendance à privilégier les porte-­conteneurs, car ils présentent le triple avantage de la quantité, de la rapidité et de la sûreté. Des monstres des mers, capables de transporter jusqu’à 20 000 conteneurs et de rallier le Brésil au Sénégal en une dizaine de jours.

Nos effectifs ont été un peu renforcés mais, globalement, nous n’avons que nos torches, nos têtes et la baraka

Les trafiquants cachent la poudre dans la marchandise chargée à bord ou utilisent la technique du « rip off », qui consiste à ouvrir un conteneur frauduleusement pour y déposer leurs paquets. « Le défi du contrôle de flux de marchandises par voie maritime est immense, analyse un spécialiste du transport marin. Les bateaux sont de plus en plus gros et de plus en plus nombreux. Les contrôles sont aléatoires et ne portent que sur une infime minorité de conteneurs. Tout le reste passe au travers. »

« Nous ne contrôlons que ce qui descend à Dakar, sauf si nous avons un renseignement sur une marchandise suspecte, comme cela a été le cas avec le Grande Nigeria », abonde un douanier sénégalais.

Face à cette masse de conteneurs qui débarquent chaque jour dans leurs ports, les services de douane et de police font comme ils peuvent. En ciblant les navires grâce à un important travail documentaire réalisé en amont – port de départ, route maritime, pavillon, marchandises transportées… – mais aussi en procédant à des contrôles humains, cynophiles ou techniques, quand c’est possible. « Nos effectifs ont été un peu renforcés mais, globalement, nous n’avons que nos torches, nos têtes et la baraka », ironise un douanier sénégalais qui déplore le manque de scanners mobiles au port de Dakar.

Redoutable corruption

Comme partout ailleurs, la corruption est un autre problème de taille. Et est l’une des armes les plus redoutables des trafiquants. « Il leur suffit de lâcher quelques milliers d’euros pour que les douaniers ferment les yeux sur tel ou tel conteneur, explique un spécialiste de la lutte contre la drogue. Quand on sait l’argent qu’ils brassent, pour eux, ce sont des cacahuètes. »

Les services ont peu de leviers pour contrer ce fléau. Ces dernières années, la DEA, la puissante agence américaine antidrogue, a fait passer au polygraphe les hommes qu’elle formait au Ghana, au Nigeria ou encore au Sénégal. « Cela donne des résultats et aide à faire le ménage. Il y en a qui avouent tout avant même d’avoir été branchés », confie un formateur occidental.

À cela s’ajoute l’absence de pôles judiciaires spécialisés dans le crime organisé, inexistants dans la plupart des capitales ouest-africaines et pourtant déterminants pour lutter efficacement contre ces réseaux mafieux.

Malgré ces nombreux défis, la plupart des observateurs saluent les efforts accomplis par les gouvernements ouest-africains en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants. Renforcement des unités spécialisées, meilleure maîtrise des techniques d’enquête, coopération policière et judiciaire accrue entre les pays de la région sur ces affaires… Les progrès sont notables.

« Les récentes saisies montrent que les capacités d’intervention sont là. Chaque tonne de cocaïne interceptée est un grand coup de poing dans la figure des trafiquants, qui leur fait perdre des dizaines de millions d’euros », explique une source haut placée à l’ONUDC. Pour autant, il en faudra plus pour mettre K.-O. les cartels sud-américains.

Tous les moyens sont bons

Les trafiquants sud- américains utilisent de nombreux moyens pour convoyer leur cocaïne de l’autre côté de l’Atlantique : outre les « mules », l’un des plus connus est le système du « mothership » : un grand bateau, qui mouille au large des côtes, dans les eaux internationales, et auprès duquel des petits bateaux de pêche, de tourisme ou des pirogues viennent s’approvisionner.

Les voiliers de plaisance, sur lesquels peuvent être chargés plusieurs centaines de kilos, sont aussi utilisés. Une autre technique est la dissimulation de la cocaïne par des plongeurs contre la coque des bateaux, dans des contenants étanches, qui sont récupérés par d’autres plongeurs au port d’arrivée. Surtout utilisées pour du cabotage le long des côtes, ces cachettes sous-marines le sont moins pour la traversée de l’Atlantique.