4 août 1983 : le jour où Thomas Sankara a fait sa révolution

Après une première tentative manquée, l’ancien Premier ministre de la Haute-Volta (futur Burkina) s’empare du pouvoir, le 4 août 1983, avec l’aide d’un ami d’enfance, Blaise Compaoré. Voici le récit qu’en fit à l’époque François Soudan, dans « Jeune Afrique ».

Mis à jour le 4 août 2023 à 09:57
 
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Le capitaine Thomas Sankara devient président du Conseil national de la révolution, en Haute-Volta, le 4 août 1983. © Information Haute Volta / Archives JA

 

De Conakry à Cotonou (version française), de Luanda à Maputo (traduction portugaise), de meetings enfiévrés en ondes courtes grésillantes, les soirs martiaux des coups d’État, un petit slogan en quatre mots a fait le tour de l’Afrique « progressiste ». Usé à force de servir ? Peut-être, mais la magie des mots, il faut le croire, supplée toujours à l’imagination défaillante des chefs. « Prêt pour la révolution !­ – puisque c’est de ce couperet verbal qu’il s’agit – vient en effet de retrouver dans la Haute-Volta du capitaine Sankara une seconde jeunesse. Jolie carrière pour un simple slogan, dont l’inventeur il est vrai, fut, il y a vingt-cinq ans, un expert en marketing politique du nom de Sékou Touré.

« Prêt pour la révolution », donc. Depuis cette autre nuit du 4 août qui a vu l’ancien Premier ministre et ci-devant président du « Conseil national de la révolution », Thomas Sankara, prendre le pouvoir à Ouagadougou, les Voltaïques commencent à se rendre compte que leur pays a changé de case sur l’échiquier de la politique africaine.

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Certes, ici comme ailleurs, chaque fois qu’un régime « fort » entend vieillir en sécurité, on quadrille le plus étroitement possible le pays : technique d’encadrement éprouvée, même si l’on préfère souvent la présenter comme une autodéfense nécessaire contre les agressions extérieures. Mais le nom donné par Thomas Sankara et les civils radicaux qui l’entourent à ces « cellules de base » ressemble comme un frère à ses équivalents cubains, ghanéens, béninois ou éthiopiens : Comités de défense de la révolution.

Intellectuels marxistes

Placés sous l’autorité d’un jeune commandant, Salam Kaboré, qu’assistent nombre d’intellectuels et de syndicalistes marxistes issus de la Lipad (Ligue patriotique pour le développement) ou du PCRV (Parti communiste révolutionnaire voltaïque), ces CDR qui essaiment depuis le 5 août dans les quartiers de Ouaga, de Bobo ou de Fada ne sont pas des sigles creux. Sous la houlette d’un homme de 33 ans et de capitaines en colère, la Haute-Volta a viré de bord.

Et si certains en doutaient encore, Thomas Sankara lui-même s’est chargé, le 16 août, de dissiper les hésitations. Scène étrange dont le Palais du Conseil de l’Entente a été, ce jour-là, le théâtre. Dehors, dans la rue bruissante, les CDR recrutent à même le trottoir dans une ambiance de fête : une table, une chaise, un militant et des dizaines de jeunes en file indienne pressés de voir leur nom couché sur un cahier de papier quadrillé. Dedans, sagement assise en face du jeune maître, toute une page de l’histoire voltaïque, celle qui s’est achevée le 7 novembre 1982 avec la chute du colonel Saye Zerbo.

La leçon du capitaine

L’un après l’autre ou par petits groupes, ils sont tous venus, sur convocation, écouter la leçon du capitaine : il y a là Zerbo lui-même, les anciens présidents Lamizana et Yaméogo (« Monsieur Maurice »), le général Garango aussi, et puis l’ex-président de l’Assemblée nationale Gérard Kango Ouédraogo et l’ex-Premier ministre Issoufou Conombo, Joseph Ouédraogo (« Jo-la-Balafre »), maire déchu de Ouaga, quelques autres encore, images fidèles de cette Haute-Volta des képis et des chapeaux mous, des militaires et des civils républicains un peu ventrus dont Sankara ne veut plus.

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Un seul manque à l’appel : Jean-Baptiste Ouédraogo, le chef de l’État renversé, en résidence surveillée à Pô. « Par rapport à la politique que vous avez animée, nous avons choisi nous autres de proclamer la révolution », leur lance Sankara, « convaincus que nous répondons de cette façon à l’attente du peuple voltaïque, qui, depuis plus de vingt ans, cherche sa voie… La révolution tend la main à chacun, mais nous serons fermes vis-à-vis de tous ceux qui seront définis comme ses ennemis ».

Eux l’écoutent, le front lourd, méditant l’âme vaguement mortifiée sur les aléas de la vie politique africaine. Sankara, ils le savent, ne se laissera pas surprendre une seconde fois.

Poing dressé face à la foule

La première, c’était il y a trois mois, le 17 avril. Thomas, le petit peuple de Ouaga dont il est le héros, l’appelait alors « P.M ». Comme pistolet mitrailleur ? Non, comme Premier ministre – en treillis moucheté – du médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, qu’il avait littéralement porté au pouvoir, le 7 novembre 1982. Inquiétant Sankara… Avec ses airs de prétorien sec et pur, son langage populiste injecté de marxisme, ce poing qu’il dressait face à la foule, cette petite maison qu’il continuait d’habiter, en plein quartier populaire, et puis ce voyage, en février, à Tripoli…

Inquiétant pour qui, au fait ? Il avait fallu bien vite mettre au rencart la fable de « ces bons petits Voltaïques, qui, vous savez, sont très conservateurs », tant la popularité du capitaine – bien plus forte que celle du président, cela se voyait à chaque meeting – était évidente. La brousse ne « suivait » pas ? Sans doute, mais depuis quand les paysans, en Afrique, font-ils et défont-ils les pouvoirs ? Non, décidément, l’inquiétude était ailleurs.

Un aigle à abattre

Au Togo et au Niger, où les présidents Eyadéma et Kountché sont des généraux installés ; en Côte d’Ivoire, où  le président Houphouët-Boigny remâche les aubes proches de son absence, qu’il redoute peuplées de Rawlings, de Doe et de Sankara ; à Lagos aussi, en plein « test » démocratique, et jusqu’à Freetown, où le vieux Stevens achève son règne. Cette angoisse, quelques-uns d’entre eux la font très vite connaître à Paris. Dès lors, Sankara devient une cible. Un aigle à abattre.

Pressions, campagnes d’information pas toujours de bon aloi, argent aussi : rien n’est négligé. Cela bouillonne en Côte d’Ivoire, où l’importante communauté voltaïque (1 million de personnes) a toujours fourni un terrain de recrutement privilégié aux politiciens conservateurs de Ouaga. Surtout, il s’agit de profiter des profondes divisions qui déchirent la junte et ce drôle de « coucous saleté » qu’est le Conseil de salut du peuple (CSP, sorte de Derg à la voltaïque). Bref, s’appuyer sur les colonels pour mater les capitaines, et forcer la main au président Ouédraogo considéré comme « récupérable ».

Le 17 mai, à 4 heures du matin, Sankara et ses amis Zongo et Lingani sont arrêtés par les colonels Somé Yorian et Tarnagda ; sommé de choisir son camp, Ouédraogo choisit celui des vainqueurs du jour. Un peu par lassitude, un peu par conviction, beaucoup par faiblesse. Bien sûr, chacun remarque la présence discrète de Guy Penne, l’africaniste de l’Élysée. Il est arrivé en catimini, loge chez l’ambassadeur de France et repart tout aussi subrepticement le lendemain, direction … Yamoussoukro.

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Mais un homme a réussi à échapper aux mailles du filet, un ami d’enfance de Sankara, un capitaine du nom de Blaise Compaoré. Dans des circonstances rocambolesques, sautant d’un véhicule à l’autre en évitant les pistes trop connues, il regagne son unité, les célèbres para-commandos de Pô et entre aussitôt en dissidence.

Une mauvaise demi-mesure

Pendant deux mois et demi, toute une région du pays, celle qui est adossée à la frontière ghanéenne, échappera complètement à l’autorité centrale. Une mini république populaire, en quelque sorte, encadrée par des hommes armés de kalachnikovs (fournies par Kadhafi à Sankara quand ce dernier était encore Premier ministre), un maquis bien organisé qui reçoit les journalistes dans sa « capitale », met en place des barrages routiers, communique avec l’extérieur.

Ce que veut Compaoré ? Que Sankara revienne au pouvoir, tout simplement. Conseillé par les Français, Ouédraogo opte pour une mauvaise demi-mesure : il libère Thomas et ses deux amis le 30 mai, mais ne les rappelle pas au gouvernement. Au contraire, sa nouvelle équipe, dont l’homme fort est le colonel Somé, ne comporte aucun élément « progressiste » et le CSP est dissout. Compaoré campe donc toujours dans sa rébellion.

Compaoré passe à l’action

Suivent plusieurs semaines d’extrême tension où chacun s’observe, calcule, le doigt sur la gâchette. Gâchette d’armes françaises côté colonels, gâchettes soviétiques chez les capitaines. Fin juillet, Somé pense que l’heure est venue de dégainer. Il a son propre fief à Dédougou, dans le centre-ouest, et un plan très simple : une colonne sur Ouaga pour mettre définitivement Sankara sous clef avec l’appui de la gendarmerie et une autre sur le Pô pour liquider la dissidence. Date retenue : le 6 août. Mais Compaoré, justement, ira plus vite.

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Le 4 août à l’aube, ce sont ses paras qui, partis quelques heures plus tôt de Pô, encerclent la présidence et la gendarmerie de la capitale. Ouédraogo est placé en résidence surveillée, Somé Yorian et le commandant Fidèle Guebré (chef des commandos de Dédougou) tentent d’organiser une résistance. Ces deux-là seront abattus cinq jours plus tard au cours d’une « tentative d’évasion » alors que s’épuisent, à Dédougou et Ouahigouya, les dernières résistances.

Sankara est seul, désormais. Il est populaire, et la Libye lui a fourni des blindés. Il a en main presque toutes les cartes sauf une : il fait peur autour de lui. Pas tant à cause de son langage que parce qu’il cristallise, à l’instar de beaucoup de ces jeunes officiers africains en ces années 1980, les frustrations des décolonisations ratées. À tort ou à raison, il représente aux yeux du peuple un espoir, une réhabilitation.

Sankara, pour beaucoup de Voltaïques, est un héros. Mais il devrait se méfier, Thomas. Il faut de larges épaules pour supporter cet habit-là. Et rien n’est plus imprévisible qu’un peuple dont le héros ne ressemble plus à l’image qu’il s’est fait de lui.