Walter Rodney, une vie d’engagement anticolonialiste et panafricaniste

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Mis à jour le 22 août 2020 à 16h29
Les travaux de l'historien guyanien formaient le socle de son action combative.

Singulier destin que celui de cet historien guyanien. Auteur d’ouvrages consacrés au continent africain, à l’esclavage et à la colonisation, il rêvait, pour son pays, d’une solidarité de classe qui aurait dépassé les divisions ethniques.

Dans les rues en damier du centre-ville de Georgetown, la capitale du Guyana, un modeste mémorial rend hommage à l’historien et militant politique Walter Rodney (1942-1980). Sur le terre-plein central d’une avenue passante, des palmiers sont ceints de bandes vertes, jaunes et rouges, les couleurs nationales de ce petit pays anglophone d’Amérique du Sud. Une arche en fer forgé porte les initiales W.A.R., pour Walter Anthony Rodney.

Sur les piliers en béton, qui supportent la structure métallique, les titres de huit de ses livres ont été gravés. Comme si ses travaux, de l’histoire de l’esclavage à celle de la classe ouvrière guyanienne, en passant par l’exploitation des ressources du continent africain par les puissances coloniales, formaient le socle de son action combative.

En 2019, son nom est retiré des archives nationales

« Du moins une évaluation historique correcte contient-elle des solutions implicites », écrivait-il. Au sol, une inscription proclame la pérennité de celui qui fut assassiné à quelques pas de là : « Walter Rodney lives » (« Walter Rodney vit »). Le soir du 13 juin 1980, l’explosion d’un talkie-walkie piégé lui arrache la vie. Il lui avait été remis par un membre des forces de défense spéciale du Guyana.

La commission, qui, en 2014, a enquêté sur les circonstances de sa mort, a conclu à l’implication du gouvernement de l’époque, dirigé par Forbes Burnham, et dont Rodney s’était révélé être un opposant de plus en plus populaire.

Inauguré en 2010, trois décennies après son assassinat, le mémorial constitue aujourd’hui, dans l’espace public guyanien, l’une des rares traces de l’historien depuis que son nom a été retiré des archives nationales, à la fin de 2019. Quarante ans après son décès, Walter Rodney continue de diviser le monde politique du Guyana, dont tout un pan est historiquement lié à sa disparition.

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JAMAIS PERSONNE D’AUSSI CULTIVÉ N’EST, DEPUIS, ENTRÉ DANS LA VIE POLITIQUE DU GUYANA

Parmi les Guyaniens, le souvenir de l’intellectuel s’estompe. « Rodney était très intelligent. Jamais personne d’aussi cultivé n’est entré, depuis, dans la vie politique du Guyana, reconnaît Joel, au volant de son taxi stationné près du mémorial. Mais son histoire est morte depuis longtemps ici. Aujourd’hui, les gens se soucient bien davantage d’arriver à joindre les deux bouts. »

Pensée anticolonialiste et panafricaniste

Walter Anthony Rodney naît le 23 mars 1942 au sein d’une famille ouvrière du Guyana, alors colonie britannique, situé dans le nord-est du continent sud-américain. Dans les années 1960, il suit des études supérieures en Jamaïque, puis à l’École des études orientales et africaines à l’université de Londres.

C’est dans la capitale britannique qu’il rencontre l’intellectuel caribéen Cyril Lionel Robert James, dont il deviendra l’un des plus fidèles disciples et avec qui il partagera la pensée anticolonialiste et panafricaniste.

Le Mémorial Rodney Walter, à Georgetown, à Guyana.
Le Mémorial Rodney Walter, à Georgetown, à Guyana. © Photo12/Alamy/MJ Photography

En 1966, Rodney soutient sa thèse sur la traite en Afrique de l’Ouest, dont il tirera History of the Upper Guinea Coast 1545-1800 – publié en 1970 aux Presses universitaires d’Oxford –, l’un des livres mentionnés sur les piliers du mémorial.

La moitié des écrits qui y figurent concerne du reste l’histoire du continent africain, auquel Rodney a consacré une partie de sa vie et auquel le Guyana est lié par la traite esclavagiste.

Une participation active au dynamisme de l’école universitaire de Dar es-Salaam

« S’il est souvent considéré comme un “historien africain”, et s’il se présenta lui-même ainsi, ce n’était donc pas en raison de ses origines mais bien de sa trajectoire intellectuelle et de ses positions panafricaines affirmées », écrit Amzat Boukari-Yabara, l’auteur béninois de Walter Rodney. Un historien engagé, 1942-1980, première biographie en français consacrée à l’intellectuel guyanien (Présence africaine, 2018).

Une fois diplômé, Rodney rejoint en qualité de lecteur la jeune université de Dar es-Salaam, dans la Tanzanie socialiste de Julius Nyerere. Dans les réserves de la Bibliothèque nationale du Guyana, West Africa and the Atlantic Slave Trade, un opuscule sur l’histoire de la traite transatlantique, signé par Rodney et publié à Nairobi en 1967 pour le compte de l’Association d’histoire de Tanzanie, rappelle le dynamisme de l’école universitaire de Dar es-Salaam durant ces années. Rodney y participa activement.

C’est à cette même époque qu’il écrit son ouvrage le plus connu : How Europe Underdeveloped Africa, publié en 1972 et traduit en français sous le titre Et l’Europe sous-développa l’Afrique, en 1986. L’historien y analyse la domination des économies africaines par les puissances coloniales, maintenant le continent dans une situation de sous-développement chronique et contribuant à l’essor du capitalisme européen.

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DES PUISSANCES COLONIALES QUI MAINTIENNENT LE CONTINENT DANS UNE SITUATION DE SOUS-DÉVELOPPEMENT CHRONIQUE, CONTRIBUANT À L’ESSOR DU CAPITALISME EUROPÉEN.

Dans la préface qu’elle a écrite à l’occasion de la réédition de cet ouvrage désormais classique, Angela Davis se souvient de « l’urgence révolutionnaire générée parmi les cercles universitaires et militants qui l’entouraient » lorsqu’elle avait rencontré Rodney à Dar es-Salaam, en 1973.

« Parce qu’il a écrit quelques-uns des textes les plus importants pour l’Afrique depuis la Tanzanie ou la Jamaïque et non depuis Oxford, Harvard ou la Sorbonne, Rodney est un pionnier dans la critique de la thèse qui a longtemps soutenu que l’Europe était le lieu d’écriture de l’histoire de l’Afrique et du monde entier », note de son côté Amzat Boukari-Yabara.

En 1974, Rodney quitte la Tanzanie pour retourner au Guyana. À son arrivée, le poste de professeur qui lui était promis à l’université lui est finalement refusé à la suite de pressions du gouvernement.

Vulgariser le savoir historique pour les enfants

Rodney retrouve, certes, un pays indépendant (depuis 1966), mais divisé entre ses principales composantes ethniques que sont les afrodescendants et les Indiens (descendants, eux, de travailleurs originaires du sous-continent indien).

Il s’engage ainsi au sein d’un mouvement qui œuvre à dépasser les divisions ethniques de la société guyanienne pour privilégier une solidarité de classe. Rodney entremêle alors plus que jamais la recherche historique et le militantisme, diffusant des outils de compréhension des mécanismes historiques, sociaux et économiques qui régissent le pays.

Il s’attellera à l’écriture d’une histoire populaire du Guyana, restée inachevée : A History of the Guyanese Working People. 1881-1905, dont seul le premier tome sera publié à titre posthume, en 1981, et qui fait aujourd’hui partie des huit livres inscrits sur le mémorial.

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NOUS DEVONS RESOCIALISER NOTRE POPULATION POUR LUI FAIRE CONNAÎTRE L’HUMANITÉ DE CHACUN, ET, POUR CELA, NOUS POUVONS UTILISER L’HÉRITAGE DE RODNEY.

Les proches de Walter Rodney ont aussi veillé à y faire graver deux de ses ouvrages les plus méconnus : deux livres pour enfants, dans lesquels l’auteur vulgarisait le savoir historique à destination d’un jeune public. Dans Kofi Badu out of Africa et Lakshmi out of India, il raconte l’arrivée des Africains et des Indiens au Guyana.

Conscient de la nécessité d’expliquer la présence de populations originaires d’Afrique, d’Asie et d’Europe dans ce bout de forêt équatoriale du continent sud-américain, il souhaitait poursuivre cette série avec l’histoire des Portugais, des Chinois, des Européens, et la clore par une histoire amérindienne du Guyana.

« Dans la société guyanienne, où la division raciale est structurelle, la déshumanisation de l’autre commence par la socialisation primaire dans l’espace privé, explique le sociologue guyanien Wazir Mohamed. Nous devons resocialiser notre population pour lui faire reconnaître l’humanité de chacun, et, pour cela, nous pouvons utiliser l’héritage de Rodney. »

Hormis une rééditition de ces livres jeunesse dans les années 2000 à l’initiative d’une association, les ouvrages de Rodney sont quasi introuvables au Guyana, et sa pensée n’est toujours pas enseignée. Encore récemment, en novembre 2019, Patricia Rodney demandait que les livres de son mari soient rendus accessibles aux Guyaniens. Et pas seulement mentionnés au pied d’un mémorial.