«À l’indépendance, la Centrafrique souffrait d’un énorme handicap»

Photo datée de juillet 1960, année de l'indépendance de la République centrafricaine, de David Dacko, président, prononçant un discours devant le lieutenant Jean-Bedel Bokassa (C), attaché militaire à la présidence.
Photo datée de juillet 1960, année de l'indépendance de la République centrafricaine, de David Dacko, président, prononçant un discours devant le lieutenant Jean-Bedel Bokassa (C), attaché militaire à la présidence. AFP

La Centrafrique fête les 60 ans de son indépendance. Dès le départ, le pays a eu des difficultés à faire fonctionner l'administration faute d'élites. Comment expliquer ce manque de cadres, de quasiment tout, d'écoles, de routes, de ponts. Pour l'historienne Catherine Coquery Vidrovitch, c'est la conséquence du type de colonisation mis en place en Afrique équatoriale française en général et plus particulièrement dans la colonie de l'Oubangui Chari, le nom colonial de la Centrafrique. Une colonisation dans laquelle le pays a été confié à des compagnies concessionnaires françaises très mal surveillées.

 

Catherine Coquery-Vidrovitch, quand la République centrafricaine obtient son indépendance le 13 août 1960, part-elle avec un handicap de départ ?

Catherine Coquery-Vidrovitch: A mon avis, un énorme handicap et qui date de très longtemps. Je pense que c‘est une des régions d’Afrique qui a le plus souffert pendant le plus longtemps. La Centrafrique, c’était du temps de la colonisation l'Oubangui-Chari et c’était une zone intermédiaire entre le Sahel et la forêt qui a souffert de la traite des esclaves. Au 19è siècle, vous avez eu l’empire de Rabah, grand conquérant, il était très esclavagiste. Alors ça a été une zone qui était déjà ravagée quand les Français sont arrivés. Par la suite, ça n’a pas été mieux d’une certaine façon, parce que d’une part la colonisation française était inexistante pendant très longtemps et d’autre part elle a préféré, surtout dans cette zone très éloignée, céder le territoire à d’énormes compagnies privées, à une quarantaine de compagnies privées pour l’ensemble de ce qui deviendrait l’Afrique équatoriale française, et en particulier une compagnie à triste réputation qui s’appelait justement la Compagnie des sultanats du Haut-Oubangui.

Et de quelle manière cette compagnie va gérer le territoire qui lui a été confié ?

Elle avait le monopole de la récolte d’ivoire, c’est-à-dire en réalité de la confiscation des trésors d’ivoire accumulés par les chefs et de l’exploitation du caoutchouc de liane, c’est-à-dire imposer à ce qu’on appelle « les indigènes » à l’époque d’apporter du latex récolté dans la forêt pour des sommes absolument dérisoires. Et comme c’était très mal contrôlé par l’administration, ces privés se sont livrés à des exactions qui étaient un peu comparables à celles qui se sont passées dans le Congo de Léopold, le futur Congo belge.

La Centrafrique de l’époque est donc laissée aux compagnies concessionnaires. On imagine que cela ne favorise pas les investissements en infrastructures, en écoles dans cet Oubangui Chari ?

Précisément, les compagnies concessionnaires ont été créées par l’Etat pour que ce soient les privés qui fassent les investissements que le Parlement ne voulait pas voter pour cette colonie très lointaine, inconnue pour laquelle il fallait tout faire. Il fallait des ponts, il fallait des pistes, il fallait des bâtiments, une infrastructure solide pour pouvoir, comme on disait à l’époque, « mettre en exploitation la colonie ». Le Parlement n’a pas voulu voter les crédits. Donc, l’idée a été de dire : on partage l’ensemble de l’Afrique équatoriale en une quarantaine de compagnies concessionnaires pour trente ans qui feront les investissements à notre place. Seulement, c’était des compagnies commerciales qui cherchaient à faire des bénéfices immédiats pour leurs actionnaires. Donc, elles ont fait excessivement peu d’investissements. C’était une très mauvaise idée. Le gouvernement français s’en est aperçu très vite. Seulement les concessions avaient été obtenues, elles étaient trentenaires et l’Etat a négocié pour les supprimer les unes après les autres.

Est-ce que les autorités françaises ont engagé dans les années qui ont précédé l’indépendance les travaux qui n’avaient pas été faits par les compagnies concessionnaires ?

Oui, bien sûr. Parce que, avec la conférence de Brazzaville, est devenu évident ce qu’on savait déjà, mais qu’on n’avait pas réalisé faute d’argent, qu’il fallait investir. Il fallait faire des infrastructures. Il fallait que la France investisse pour que ces pays puissent se développer. Et cela a été la création de ce qu’on a appelé le Fides en 1946-1947 (Fonds d’investissement pour le développement économique et social). Mais c’est tard… c’était la première fois que la métropole admettait l’idée qu’elle pouvait financer quelque chose dans les colonies.

Qu’est-ce qui manquait le plus au pays quand il obtient son indépendance, est-ce que ce sont des infrastructures, des écoles, des cadres qualifiés ?

 

Je dirais que ce qui manquait essentiellement, c’était des cadres qualifiés parce que l’école avait été très insuffisante. Les gens par héritage craignaient énormément l’Etat. Ils n’avaient pas envie d’envoyer leurs enfants à l’école, parce que c’était pactiser avec l’occupant en somme. Donc, au moment de l’indépendance, vous aviez très peu de cadres qui pouvaient prendre la place. Alors quelques cadres supérieurs comme Barthélemy Boganda [père fondateur de la nation, décédé avant l’indépendance], mais pratiquement pas de cadres intermédiaires qui sont très importants pour faire marcher la machine administrative. Donc, la coopération française a été essentielle, on a remplacé tout ce qui manquait par un personnel français, les anciens fonctionnaires coloniaux qui sont devenus très souvent coopérants.

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