Des « race pictures » à Black Panther, un siècle de cinéma noir

| Par
Image du film « Do the right thing » de Spike Lee

Entre la sortie du premier long métrage réalisé par un Africain-Américain et le succès planétaire de « Black Panther », un siècle s’est écoulé. Retour sur l’épopée de ces réalisateurs afrodescendants qui se sont battus pour exister, même quand Hollywood les ignorait.

C’était il y a exactement cent ans, en 1920, très longtemps avant le succès mondial de Black Panther. Le pionnier américain du cinéma noir, Oscar Micheaux, signait Within Our Gates, le plus ancien long-métrage réalisé par un cinéaste de la diaspora africaine aux États-Unis que l’on ait pu retrouver. Ce film apparaissait à son humble échelle comme une œuvre critique du célèbre Naissance d’une nation (D. W. Griffith, 1915) et de ses stéréotypes raciaux.

Within Our Gates avait disparu, croyait-on, à jamais quand, dans les années 1970, on en a découvert l’unique copie qui existait encore, en Espagne, où elle avait été baptisée La Negra, après son étonnante exportation vers l’Europe dès les années 1920.

« Within Our Gates » de Oscar Micheaux (1920)

Il a donc fallu retraduire en anglais les intertitres de la version espagnole pour que ce film du temps du muet puisse être à nouveau visible dans son pays d’origine ! Et pour que l’on puisse aujourd’hui célébrer le centenaire du cinéma noir, comme cela a déjà été le cas avec un peu d’avance au festival de Locarno (Suisse), à l’été 2019. Le chercheur Greg De Cuir Jr y avait organisé une rétrospective intitulée Black Light, dont le livre collectif qui vient de paraître sous ce même titre, presque exclusivement consacré au cinéma noir américain et dont nous rendons compte ici, est une émanation.

Ségrégation sur grand écran

La rencontre entre les Noirs des États-Unis et le cinéma est cependant bien antérieure à la sortie de Within Our Gates. Dès le tournant du XXe siècle, alors que le septième art est dans sa prime enfance, les Noirs, qui ont amorcé depuis la fin de la guerre de Sécession leur exode des campagnes vers les petites villes du Sud et de l’Ouest puis vers les grandes cités du Nord, découvrent le cinéma presque en même temps que les Blancs grâce à des projectionnistes itinérants, qui montrent des films issus de la culture blanche dominante aux migrants dans des lieux communautaires – églises, associations, etc.

Mais la sédentarisation de l’industrie cinématographique après 1906, avec la création de petits cinémas de quartier, les « nickelodéons » – car l’entrée coûte 1 nickel –, puis celle de véritables salles « modernes » dans tout le pays, ira de pair avec le développement d’une politique de ségrégation officielle (dans le Sud) ou officieuse (dans le Nord) qui durera longtemps. Autour de 1910, il y a ainsi plus de 200 « colored theaters » aux États-Unis, et pas moins de 425 en 1925, dont la moitié seulement appartient à des Noirs.

Les cinéma « colored » proposent peu à peu des drames, des comédies musicales et des westerns destinés aux Noirs.

Si ces salles « colored » programment en général les mêmes films que les « theaters » des Blancs, elles proposent peu à peu des longs-métrages de fiction destinés uniquement aux Noirs et dans lesquels jouent des acteurs issus de la communauté africaine-américaine.

« Cow-boys sépia »

Bientôt, parmi ces « race pictures », comme on les surnomme, elles présentent des œuvres de réalisateurs noirs, dont le plus célèbre sera précisément Oscar Micheaux. Il tournera de façon artisanale et avec des moyens dérisoires (des budgets inférieurs à 10 000 dollars par long-métrage) une cinquantaine de films jusqu’en 1948.

Parmi les « race pictures » des années 1920, 1930 et 1940, beaucoup de drames ou de mélodrames sociaux – comme Within Our Gates – mais aussi des films de genre : histoires de gangsters noirs (Dark Manhattan, de Harry L. Fraser), comédies musicales (Tall, Tan and Terrific, de Bud Pollard) et même westerns noirs (Harlem on the Prairie, de Sam Newfield, avec des « cow-boys sépia »).

À partir de la fin des années 1950, la suppression de la ségrégation raciale permit aux Noirs de fréquenter les cinémas jusque-là réservés aux Blancs sans pour autant que les productions africaines-américaines en bénéficient. Les colored theaters subsistants projettent d’ailleurs eux-mêmes essentiellement, comme toutes les salles, des films hollywoodiens grand public.

Mais, à cette époque, des stars noires (Dorothy Dandridge, Sidney Poitier, Harry Belafonte…) apparaissent sur les écrans. Des acteurs, assez peu nombreux, « à la fois suffisamment typés – classe moyenne, asexués et banlieusards – et suffisamment charismatiques pour être tolérés » par le système hollywoodien et le public blanc, explique l’universitaire Adrienne Boutang, qui, dans l’ouvrage Black Light, explore la préhistoire du cinéma noir américain. Jusqu’à ce que la situation évolue, à partir des années 1970.

En lutte contre le modèle hollywoodien

Alors que les militants des droits civiques ou du black power revendiquent avec une fierté grandissante leur culture africaine-américaine, deux courants artistiques marquent la réapparition durable d’un cinéma noir doté d’une ambition esthétique et du souci d’affirmer sa singularité.

D’abord, un mouvement radical et engagé, parfois élitiste, celui de la Los Angeles School, ou L.A. Rebellion, qui veut mettre le cinéma au service des minorités et lutter contre le modèle hollywoodien. Il a pour épicentre l’Ucla (University of California, Los Angeles), d’où son nom. Toute une série de réalisateurs émergent, qui mènent, aux États-Unis et dans le reste du monde, un combat militant préfigurant d’une certaine façon celui du courant postcolonial.

« Daughters of the Dust » de Julie Dash (1991)

S’en détachent quatre figures de proue. D’abord, Charles Burnett, que beaucoup de critiques considèrent comme l’un des plus grands réalisateurs américains. Dans Killer of Sheep (1973), qui s’inscrit pourtant dans la veine du néoréalisme, il livre le portrait poétique d’un travailleur des abattoirs de South Central, à L.A.

Ensuite, Julie Dash, remarquée grâce à Illusions (1982), qui dénonce la discrimination raciale et sexuelle à Hollywood, et, en 1991, grâce au très beau et étonnant Daughters of the Dust, qui évoque la migration d’une famille noire de Géorgie quelques années après la fin de l’esclavage.

Puis, Jamaa Fanaka, qui, dans Welcome Home Brother Charles (1975), montre comment un super-héros peut devenir un antihéros. Enfin, Hailé Gerima, le grand cinéaste éthiopien, en exil depuis 1968 en Californie, que le Fespaco couronnera sur le tard pour Teza, en 2009.

L’ère de la Blaxploitation

Le second courant du cinéma noir, dominant à partir du début des années 1970, est celui de la Blaxploitation, plus commercial et, donc, populaire. Les deux films qui l’ont lancé, jusqu’au niveau international, et restent des jalons importants dans l’histoire cinématographique américaine sont Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, de Melvin Van Peebles, et, à un moindre degré, Shaft, de Gordon Parks.

« Sweet Sweetback’s Baadasssss Song », de Melvin Van Peebles (1971)

Ces œuvres puissantes, qui mettent en valeur des héros black virils évoluant au son de musiques afroaméricaines pleines d’énergie dans des décors urbains, connaissent un immense succès. Elles obligent Hollywood, alors dans le creux de la vague, à s’apercevoir de l’importance du public noir pour assurer l’avenir du septième art.

En l’espace de trois ou quatre ans, une soixantaine de films revalorisant l’image des Noirs, le plus souvent sans craindre les stéréotypes, seront ainsi réalisés avant que le mouvement de la Blaxploitation décline rapidement.

Trois films oscarisés

On ne distingue plus, depuis les années 1980, de véritable courant important dans la cinématographie noire américaine. Pourtant, avec des hauts et des bas, les réalisateurs issus de la communauté n’ont plus jamais cessé de fournir en quantité – on parle de 200 longs-métrages, rien que depuis 2007 – des films plus ou moins réussis. Jusqu’à ce que, ces dernières années, une série d’œuvres de premier plan donnent l’impression d’une véritable renaissance.

« Black Panther » de Ryan Coogler (2018)

Avant même le triomphe planétaire des aventures de super-héros noirs (Black Panther, de Ryan Coogler, en 2018), qui n’a entendu parler, pour ne citer que ceux-là, du drame 12 Years a Slave, de Steve McQueen, de Moonlight, de Barry Jenkins (le portrait d’un dealer black gay), ou du thriller antiraciste Get Out, de Jordan Peele, oscarisés respectivement en 2014, 2016 et 2017 ?

Sans oublier les sorties à intervalles réguliers, depuis le milieu des années 1980, des nombreux films de qualité inégale, certes, mais toujours marquants du remuant Spike Lee, le porte-drapeau d’un cinéma noir américain plus que jamais vivant. Et qui compte !