Islam et diplomatie religieuse : Sénégal, Mali, Niger… Le duel entre le Maroc et l’Arabie saoudite

Pour Rabat, l’islam du « juste milieu » est vecteur de soft power sur le continent. De nombreux outils ont été mis en place pour le promouvoir. Mais il doit faire face à la concurrence des pétrodollars wahhabites.

Mis à jour le 27 juin 2023 à 10:21
 

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Des étudiants subsahariens à l’Institut Mohammed-VI de formation des imams, à Rabat. © FADEL SENNA / AFP)

 

Le 27 mars 2015, le roi Mohammed VI inaugurait l’Institut Mohammed-VI de formation des imams dans le quartier-campus universitaire de Madinat Al Irfane, à Rabat. Dans la foulée, le 13 juillet de la même année, était créée à la Qaraouiyine de Fès, considérée comme l’une des plus anciennes universités du monde, la Fondation Mohammed-VI des oulémas africains – consacrée à l’édiction de fatwas notamment –, qui compte 150 membres, dont 17 femmes, provenant de 31 pays africains.

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Deux instruments mis en place au lendemain des attentats du 13-Novembre en France, revendiqués par Daech, et censés porter la diplomatie religieuse du Maroc et son « islam du juste milieu », véritable instrument de soft power du royaume en Afrique.

Ses objectifs : accompagner la « reconquête » marocaine de l’espace politique, sécuritaire et économique du continent, renforcer la légitimité religieuse et le leadership de Mohammed VI, mais également contrer la pénétration wahhabite et lutter contre le radicalisme (et le terrorisme) au Sahel.

Sa légitimité ? Le Maroc, considéré comme un modèle de stabilité par ses voisins continentaux, partage une identité religieuse et spirituelle avec les pays d’Afrique de l’Ouest : le rite malékite, d’inspiration soufie, ancré dans un contexte africain. Surtout, Fès est la capitale de la confrérie soufie Tidjaniya, qui rassemble 200 millions de fidèles sur le continent et dans le monde.

Former à la prévention

Huit ans plus tard, il est très difficile de mesurer l’impact de cette politique sur le continent, notamment les statistiques de l’Institut de formation. « Encore faudrait-il interroger l’ensemble des anciens étudiants, et réaliser des études pays par pays. On sait en revanche qu’il a beaucoup de succès et qu’il y a une liste d’attente », souligne Farid El Asri, docteur en anthropologie et enseignant à l’Université internationale de Rabat.

À la fin de l’année 2022, « 2 798 imams ont été diplômés de l’Institut Mohammed-VI. Dix pays africains sont concernés (majoritairement d’Afrique de l’Ouest) : le Sénégal, le Mali, le Gabon, le Nigeria, le Niger, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Conakry, le Tchad, la Gambie et la Tunisie », détaille cependant Salim Hmimnat, chercheur à l’Institut des études africaines, rattaché à l’Université Mohammed-V de Rabat.

À ce jour, la Libye, la Tanzanie, la Mauritanie et la Somalie ont également manifesté leur intérêt ou sont déjà en train de négocier des accords, afin de participer à ce programme au cours des prochaines années.

Si tous les étudiants ont bénéficié d’une prise en charge intégrale une fois à Rabat (billets d’avion aller-retour, bourse mensuelle de 200 euros, hébergement, soins médicaux), tous ne sont pas devenus imams une fois de retour dans leur pays d’origine.

« L’institut forme les imams sans aucune promesse de pratiquer le métier au moment du retour, explique Farid El Asri. Ces diplômés sont sélectionnés localement par le biais des confréries et des institutions du pays. La plupart du temps, ils s’inscrivent sur une liste d’attente et se voient proposer ou non un poste. Voilà pourquoi, en plus de suivre la formation des imams, le royaume leur fournit souvent les outils pour apprendre un autre métier [électricien, couturier…]. Finalement, l’institut forme à la fonction pour avoir des acteurs de la prévention in situ. Ainsi, ils peuvent très bien gagner leur vie en pratiquant une autre profession, mais faire de la prévention en ligne par exemple. »

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L’autre levier très concret de cette diplomatie religieuse, c’est l’édition et la diffusion de corans de « l’islam du juste milieu » – ouvert aux débats, avec une approche rationaliste – sur tout le continent. En 2021, la Fondation Mohammed-VI pour l’édition du Saint Coran – créée en 2010 – a imprimé 500 000 corans, pour un budget avoisinant 22 millions de dirhams (plus de 2 millions d’euros). « En Afrique de l’Ouest, la version du Coran warch – la plus répandue au Maghreb et sur le continent – a progressivement commencé à être remplacée par la version hafs du Moyen-Orient. Voilà pourquoi le Maroc a décidé d’intervenir », abonde Farid El Asri.

Plusieurs puissances régionales utilisent l’islam en Afrique pour servir leurs intérêts hégémoniques. Parmi les candidats les plus redoutables (pour l’instant surtout dans la corne de l’Afrique) : la Turquie et le Qatar – deux soutiens des Frères musulmans – « qui s’appuient sur ce courant pour infiltrer la société, principalement à travers les domaines caritatif et éducatif, et asseoir leur domination politique, économique et géopolitique », estime Joseph Boniface Camara, chercheur à l’Université de Bourgogne, dans un article intitulé « La religion ? Nouvel outil du néo-colonialisme en Afrique » (Persée, 2021).

Le wahhabisme progresse au Mali, au Niger, au Nigeria…

Mais il y aussi l’Arabie saoudite, berceau du wahhabisme, qui est en réalité la concurrente numéro un du royaume en matière religieuse. D’autant que son influence a pénétré plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest : Mali, Gambie, Niger et Nigeria. Son crédo ? Imposer sa vision théologique littéraliste et combattre les autres lectures de l’islam. Or, fait intéressant, « si l’influence politique et religieuse de l’Arabie saoudite sur le continent semble importante, le royaume wahhabite ne jouit pas d’un poids réel sur le plan économique […]. Ses investissements restent modestes comparés à ceux des Émirats, de la Turquie et du Qatar. Elle investit en revanche davantage dans les pays du Maghreb », précise Joseph Boniface Camara.

En plus du pèlerinage à La Mecque, de ses instances pan-islamiques – Organisation de la coopération islamique (OCI), Banque islamique de développement (BID), Unesco islamique… –, de ses myriades d’ONG, de sa propagande médiatique et numérique, qui bénéficie de relais locaux, l’Arabie saoudite attire de nombreux étudiants subsahariens (17 000 en 2021, contre plus de 19 000 pour le Maroc).

Construction de mosquées

Farid El Asri parle même d’un « Erasmus wahhabite », avec des conditions d’accueil particulièrement favorables (bourses, couverture médicale, logements, universités ultra-modernes), qui a d’ailleurs inspiré Rabat, mais également l’Université Al-Azhar du Caire. Seulement voilà, l’Arabie saoudite et les pays du Golfe peuvent s’appuyer sur leurs pétrodollars pour financer leur volonté d’hégémonie, « ce qui représente le challenge numéro un face aux ambitions du Maroc d’accroître son influence spirituelle en Afrique de l’Ouest ».

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Et parce qu’une influence doit être visible, l’Arabie saoudite finance la construction et la rénovation de mosquées et autres complexes religieux. Au début des années 1980, le roi Fayçal a construit « la plus grande mosquée d’Afrique de l’Ouest » à Conakry, en Guinée (13 000 places), ainsi qu’une grande mosquée à N’Djamena, au Tchad, rénovée en 2022. En 2017, elle a signé un chèque de 3 millions de dollars au profit du gouvernement ivoirien afin d’achever la Mosquée du Plateau, à Abidjan.

Plus récemment, le Maroc, lui, a investi 13 millions de dollars pour construire la grande mosquée d’Abidjan, dont les travaux ne sont pas encore terminés. Entre 2021 et 2022, le royaume a également débloqué une première enveloppe de 900 000 euros pour rénover la Mosquée Mohammed-VI à Yamoussoukro, puis une seconde d’environ 11 millions d’euros afin de construire la Mosquée Mohammed-VI à Conakry, en Guinée. Optimiste, Farid El Asri estime que l’impact du wahhabisme en Afrique « n’est qu’un vernis qui ne résistera pas à la charge des héritages culturels des populations maghrébines et subsahariennes ». Pourtant, le jihadisme continue de sévir au Sahel…