La théologienne Geneviève Medevielle accompagne depuis de nombreuses années des religieuses, dont certaines ont été abusées par des clercs.
Sœur Geneviève Medevielle est professeur honoraire de théologie morale à l’Institut Catholique de Paris.
La Croix : Êtes-vous surprise par les témoignages qui sortent sur des religieuses victimes d’abus en Afrique au sein même de l’Église ?
Sœur Geneviève Medevielle : À vrai dire non. Les moralistes et les accompagnatrices spirituelles connaissent malheureusement cette réalité qui aujourd’hui éclate au grand jour. Il serait grave de mettre l’accent uniquement sur ce qui se passe en Afrique, au Chili, en Inde, aux Philippines…
À ma propre échelle, je suis témoin de femmes plus âgées que moi, qui ont été abusées par des prêtres dans leur jeunesse ici même, dans notre vieille Europe. Des plus jeunes l’ont été plus récemment dans années 1980, en plein essor de nouvelles communautés, liées soit aux mouvements charismatiques, soit à des courants plus traditionnels.
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Le déficit commun fut un manque de réflexion anthropologique, sociologique, psychanalytique. On n’a pas réfléchi quand, dans les communautés charismatiques, on a mis hommes et femmes ensemble, alors que la vie religieuse les séparait depuis 2000 ans. Quant aux communautés attachées à la tradition, pour elles un cours sur la chasteté à l’ancienne devait suffire à régler tous les problèmes !
Pourquoi cette réalité n’est mise à jour que maintenant ?
Sœur Geneviève Medevielle : Prenons le cas de l’Afrique. Si sœur Maura O’Donohue, médecin à la Caritas, a fait son enquête dans les années 1990, c’était pour aider les Églises à freiner la propagation du sida. Ce ne sont pas les religieuses elles-mêmes qui ont dénoncé les faits dont elles étaient victimes.
Cette année, au Chili, les Sœurs du Bon-Pasteur ont saisi l’occasion de la crise de la pédophilie pour faire des révélations. Et aux États-Unis, c’est à la suite du mouvement #MeToo que la conférence des supérieures majeures américaines a demandé aux sœurs de parler. C’est ce contexte de libération des femmes qui conduit aujourd’hui à révéler, à dénoncer des réalités qui existent depuis longtemps.
Comment décrire le mécanisme qui conduit à de tels abus ?
Sœur Geneviève Medevielle : Une jeune religieuse est en situation de vulnérabilité. Dans son enthousiasme à se donner totalement au Christ, dans son souci de perfection, elle idéalise l’obéissance d’autant qu’on lui apprend à remettre sa vie entre les mains d’autres. Les maîtresses des novices un peu aguerries feront tout pour qu’elle puisse rester autonome. Mais si elle a en face d’elle des gens qui ne permettent pas de vivre une véritable expérience d’obéissance libre, tous les cas d’emprise psychologique, sans tomber pour autant dans des perversions sexuelles, sont possibles.
Les abus sexuels des religieuses par des prêtres ont lieu la plupart du temps dans une relation qui est, au départ, spirituelle. C’est parce qu’il est le confesseur, l’aumônier, l’évêque… Quand un confesseur vient prêcher une retraite dans une communauté, il peut jouer de sa séduction intellectuelle, spirituelle, surtout sur des jeunes encore peu formées. Il s’agit d’abord d’une emprise psychologique ou spirituelle.
La jeune religieuse va également idéaliser le prêtre qu’on lui donne comme accompagnateur spirituel. Si elle tombe sur un prédateur, il prendra le meilleur de la relation spirituelle pour faire d’elle une proie sexuelle. Il lui fera comprendre qu’elle n’est ni belle, ni intelligente, ni donc attirante. Elle se dira alors qu’elle n’est peut-être pas objet du désir et, si elle ne l’est pas, c’est donc de sa responsabilité… Le pervers inverse le processus et laisse croire à la victime que c’est elle qui est responsable.
Pourquoi ce fléau est-il encore si peu connu ?
Sœur Geneviève Medevielle : Parce que les femmes ne viennent pas en parler facilement. C’est comme dans le cas d’inceste, certaines sœurs parviennent à me parler de faits vécus quand elles étaient petites filles, alors qu’elles ont 40, 60 voire même 80 ans ! Parvenir à la claire conscience qu’on a été abusée est difficile et requiert souvent des outils psychanalytiques. Parler, c’est traverser toute une part d’ombre, surtout si l’abuseur est parvenu à rejeter sa responsabilité sur la victime. Et intellectuellement, c’est la confusion car on cherche sa part de responsabilité sans voir celle de l’institution qui a manqué de prudence.
La religieuse, dans sa honte, peut aussi avoir une haine de son abuseur. Elle va alors se confesser à d’autres personnes sur la haine qu’elle ressent en tant que victime, parce qu’elle ne parvient pas à pardonner.
Que fait l’Église et que faudrait-il faire pour prévenir de tels abus ?
Sœur Geneviève Medevielle : Pour le moment, on en est encore au stade de la sidération devant ces révélations. Des formations sont nécessaires dans les noviciats, dans les séminaires, où les sciences humaines doivent être davantage présentes. Il nous faut aussi dire, sur le plan de la morale sexuelle, comment une maturité psycho-affective se déploie dans une vie.
Il est aussi de la responsabilité des formatrices et des supérieures de savoir à qui elles confient leurs sœurs, de ne pas être naïves face aux phénomènes d’adulation de tels prêtres. De grandes vedettes dans l’Église se sont révélées être des prédateurs.
Reprenons la théologie du peuple de Dieu du concile Vatican II, encore trop peu développée. Le pape dénonce une Église cléricale et nous demande de changer notre image du prêtre, de le sortir du registre du sacré. D’un sacré qui, comme dans les religions antiques, vient d’un ailleurs inconnu, d’un monde auquel on n’a pas accès et qui fait peur, bien loin de la religion de l’incarnation, dont le Dieu s’est fait vulnérable jusqu’à mourir en croix. Le prêtre donne sa vie pour la communion de la communauté chrétienne mais il reste l’un des nôtres.