La vie sans le franc CFA : sommes-nous prêts ?

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La transition vers l’eco aura un impact tant sur les grands équilibres économiques que sur les transactions du quotidien.

La transition vers l'eco aura un impact tant sur les grands équilibres économiques que sur les transactions du quotidien. © PATRICK GELY/SIPA

 

Banquiers, économistes, gestionnaires de fonds… Les financiers de la zone Uemoa font face à la métamorphose du franc CFA, avec plus ou moins d’appréhension.

Après un nouveau report du lancement de la monnaie unique de la Cedeao qui devait voir le jour en 2020, la date putative de la transition est fixée à 2027 par les quinze chefs d’État et de gouvernement concernés. Est-ce que cette fois sera la bonne ? Le doute est légitime, car le délai pour créer l’eco est très court. Les huit pays membres de l’Uemoa tardent à ratifier l’abandon de l’anachronique franc CFA. Le Nigeria boude cette démarche des pays francophones. On voit peu d’amélioration de la convergence entre les États candidats à l’union monétaire. Le cours de l’eco sera-t-il fixe ou flexible? Sa Banque centrale sera-t-elle vraiment indépendante ?

Les acteurs économiques sont nombreux à se préoccuper du flou qui entoure cette révolution monétaire et l’expriment dans un éventail d’analyses qui va de l’optimisme à l’inquiétude la plus vive. Représentants de ces deux extrêmes :  Jean-Luc Konan, directeur général de Cofina (spécialiste de la mésofinance), et Luc Rigouzzo, cofondateur de la société de capital-investissement Amethis.

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LES TECHNIQUES DE CHANGE NE BOUGERONT PAS

L’Ivoirien Jean-Luc Konan constate cette inquiétude chez ses partenaires qui sont habitués à la sécurité du franc CFA, mais il ne la partage pas. « J’ai travaillé au Ghana et j’ai constaté que le change flexible était parfaitement gérable, rappelle-t-il. Il nous force à anticiper les gains et les risques de nos opérations, à renforcer nos compétences en matière de gestion du risque de change. Nous quittons d’ailleurs le confort de l’arrimage à l’euro à chaque fois que nous faisons des transactions en dehors de la zone notamment avec la Chine ou les États-Unis. Les techniques de change ne bougeront pas. »

Pas de changement majeur donc, mais des précautions à prendre. « Entre le moment de la commande d’un bien à l’étranger et celui de sa livraison, nous déterminerons le prix final vraisemblable avec l’acheteur. Il nous faudra utiliser les mécanismes de couverture traditionnels, les achats et ventes à terme, des options de change ou de swap de devises », explique le financier ivoirien. À ses yeux, le plus important est « que cet élargissement de notre horizon économique et monétaire à quinze pays se fasse en plusieurs étapes selon un processus bien maîtrisé. Les États devront veiller au respect des critères de convergence, en l’occurrence l’inflation, le déficit budgétaire et la dette publique ».

Un risque d’exacerbation des tensions sociales

Cette approche ne fait pas l’unanimité. Nombre de dirigeants pointent plutôt le risque de dépréciations successives qu’un taux de change entièrement flexible ferait courir à la région. « La dévaluation du franc CFA en 1994 a été favorable aux exportateurs agricoles, mais pas aux consommateurs urbains. Or ces derniers sont devenus majoritaires en Afrique et dépendent de produits d’importation », avertit Luc Rigouzzo, qui indique l’éventuel renchérissement en monnaie locale constant des biens importés et la conséquente érosion permanente du pouvoir d’achat des classes urbaines moyennes et pauvres. Une évolution grosse de risques d’exacerbation des tensions sociales.

« Nos pays ont une balance commerciale déficitaire. Cela suppose d’importantes réserves de change pour faire face aux engagements commerciaux extérieurs. Il y a un vrai danger de déclencher une inflation terrible en cas de tension sur ces réserves », complète, depuis Abidjan, Youssouf Carius, fondateur de Pulsar Partners, qui gère un portefeuille d’investissements de 6,5 milliards de F CFA (10 millions d’euros).

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ON NE SAIT TOUJOURS PAS SI LA VALEUR DE L’ECO SERA GARANTIE OU EN FLUCTUATION CONSTANTE

Les effets vont au-delà des grands équilibres macroéconomiques. « Les épargnants sont mal rémunérés par des taux qui ne dépassent souvent pas 2 %. Le passage d’un change fixe, où l’inflation oscille entre 2 % et 3 % à un régime de change flexible où elle atteint généralement entre 8 % et 10 % pourrait gravement pénaliser les plus pauvres », décrypte Georges Vivien Houngbonon, l’économiste et administrateur du think-tank L’Afrique des Idées.

Pour Youssouf Carius, l’absence de débat sur la jugulation des cycles des prix des matières premières d’exportation, socles de bien des pays de la région, est une source majeure de préoccupation. Une autre – qui lui est directement liée – tient à l’absence de visibilité sur le régime de change de la future monnaie et son calendrier de mise en œuvre.

« Depuis 2003, on ne sait toujours pas si la valeur de cette monnaie sera garantie, comme celle du CFA, ou en fluctuation constante comme le naira », regrette Youssouf Carius.

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QUEL SERA LE PANIER DE MONNAIES AUQUEL CETTE MONNAIE S’ADOSSERA SI ELLE EST FLEXIBLE ?

« Un producteur malien de mangues non transformées destinées au marché de Rungis, en France, peut vivre quelque chose de violent avec un taux de change flexible, car il maîtrise moins son prix de vente, et si l’eco chutait, il n’aurait plus une recette “garantie” sur la durée. Je suis plutôt partant pour adosser l’eco à un panier de monnaies qui adoucirait les fluctuations monétaires », complète Jean-Marc Savi de Tové, associé d’Adiwale Partners, gérant d’un fonds de 50 millions d’euros visant les PME en zone Uemoa.

Quelles modalités pratiques ?

Au-delà du régime basique de change, les modalités pratiques du futur système sont tout aussi importantes alertent les investisseurs de la région. « Prendre son indépendance monétaire et créer un espace monétaire regroupant francophones et anglophones, c’est très bien. Mais, concrètement, quel sera le panier de monnaies auquel cette monnaie s’adossera si elle est flexible ? Quelles institutions mettre en place pour la défendre ? Comment concilier les intérêts divergents des pays exportateurs et des pays importateurs de pétrole, ou à l’intérieur d’un même pays entre les importateurs, partisans d’une monnaie forte, et les exportateurs qui la souhaitent faible ? », presse Paul Derreumaux, président d’honneur de Bank of Africa et économiste.

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IL NOUS FAUT TROUVER UN ÉQUILIBRE ENTRE « NOTRE » MONNAIE À TOUT PRIX ET LA RÉALITÉ ÉCONOMIQUE

« Avec un eco en régime de change flexible, les pays de la zone CFA connaitraient une dévaluation monétaire par rapport aux cours actuels du franc CFA, ce qui augmenterait la valeur des importations et aggraverait leur déficit commercial au moins pour un temps. Les importateurs en pâtiront et risqueraient de fuir massivement l’eco en attendant l’installation définitive de la nouvelle monnaie. Il faudra leur fournir des garanties pour maîtriser ces risques », décrypte Georges Vivien Houngbonon.

Jean-Marc Savi de Tové, pour sa part, souhaite que « la BCEAO éduque plus les populations » et que « les gouvernants disent comment les pays de la Cedeao vont faire converger leurs économies ainsi que les mesures d’accompagnement prévues pour les pays les moins préparés­ ».

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PRÉTENDRE CHANGER DE MONNAIE EN DISANT « TOUT VA BIEN SE PASSER » EST TROP SIMPLISTE

« Il nous faut trouver un équilibre entre “notre” monnaie à tout prix et la réalité économique, estime-t-il. Ce qui doit primer, c’est que nos jeunes aient du travail et nos populations, de quoi manger.» Un avis proche de celui de Paul Derreumaux qui insiste : « Prétendre changer de monnaie en disant “tout va bien se passer” est trop simpliste. »

Le ministre français des Finances, Bruno Le Maire, et son homologue béninois, Romuald Wadagni, à Abidjan, le 21 décembre 2019.
Le ministre français des Finances, Bruno Le Maire, et son homologue béninois, Romuald Wadagni, à Abidjan, le 21 décembre 2019. © Ludovic MARIN/AFP

« Une monnaie commune avec le Nigeria, qui pèse autant que les quatorze autres membres de la Cedeao ne peut qu’être totalement contrôlée par lui. La monnaie de la Cedeao sera la monnaie du Nigeria. Or la politique de change de ce dernier est gouvernée par le pétrole, ce qui n’est pas le cas des autres. La convergence des intérêts sera difficile à trouver. En revanche, si le Ghana, la Guinée et l’Uemoa créaient une monnaie commune, fixe ou pas, et totalement indépendante de la France, si c’était leur choix, cela aurait du sens, car leurs économies sont plus convergentes et leurs tailles plus équilibrées », plaide Jean-Michel Severino, gérant du fonds éthique Investisseurs et Partenaires.

Anticiper la nouvelle donne monétaire

En attendant, les financiers de la zone Uemoa doivent intégrer dans leur modèle – avec plus ou moins d’enthousiasme et d’appréhension – la nouvelle donne monétaire, aussi incertaine soit-elle. Youssouf Carius  attend encore des clarifications des autorités. « Tant que je ne verrai pas le système se réformer, je ne réformerai pas mes activités et mes partenaires ne se préparent pas plus à l’eco. »

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NOUS NOUS ORIENTERONS VERS LES SECTEURS LES PLUS RÉSILIENTS

Pour autant, l’investisseur ivoirien ne cache pas son exaspération : « La migration monétaire ne devrait pas être politique, mais économique. Quand on est dans le flou, on anticipe le pire et on se souvient que certains de nos collègues ghanéens ont perdu 40 % de leurs investissements en raison des fluctuations monétaires provoquées par les risques pétroliers ».

D’autres adoptent une attitude plus proactive. Ainsi, Jean-Marc Savi de Tové se prépare, lui, activement à l’arrivée du risque de change dans ses activités. « Nous n’utiliserons pas de produits de couverture du risque de change, car ils sont trop chers, déclare-t-il. Nous nous orienterons vers les secteurs les plus résilients. Nous serons plus sélectifs encore sur nos investissements pour pallier la baisse de visibilité », explique l’investisseur togolais.

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AUCUNE PRÉPARATION MATÉRIELLE DE L’ECO NE PARAÎT ENCLENCHÉE

Du côté d’Amethis Finance, la priorité est d’investir dans des économies diversifiées dont les monnaies sont relativement stables, mais moins dans les pays pétroliers. « Oui à l’eco ! Mais s’il n’est pas adossé à un panier d’autres grandes monnaies comme le dirham marocain, si sa flexibilité est totale. Cela accroitrait la volatilité et les risques pour les populations et réduirait l’attractivité de l’Afrique de l’Ouest pour les investisseurs », prévient-il.

Incertitudes, retards et incohérences

Jean-Michel Severino n’est pas moins critique à l’égard d’une situation qui cumule incertitudes, retards et incohérences. « Nous sommes perplexes face au futur monétaire, ce qui n’est pas propice aux décisions d’investissement, souligne-t-il. Aucune préparation matérielle de l’eco ne paraît enclenchée, et la situation est confuse entre ce qui se passe au niveau de l’Uemoa et de la Cedeao. »

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LES INVESTISSEMENTS NE SONT PAS AUTOMATIQUEMENT PLUS RENTABLES ET DONC NOMBREUX AVEC UNE MONNAIE FLEXIBLE

Cela pourrait conduire les investisseurs en devises à privilégier les investissements dans les secteurs d’exportation ou dans ceux qui peuvent se substituer aux importations, ce qui serait négatif pour le marché intérieur.

« Les investissements ne sont pas automatiquement plus rentables et donc nombreux avec une monnaie flexible », affirme Jean-Michel Severino. « Un exemple récent pour nous est une sortie d’une banque ougandaise spécialisée dans la microfinance, dont la rentabilité, malgré sa performance économique, été érodée par les dépréciations du shilling », ajoute l’ancien patron de l’Agence française de développement.

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AVANT LA MISE EN PLACE DE L’ECO, LES ÉTATS DEVRONT AJUSTER LEUR FISCALITÉ

« Si la monnaie commune se dévalue, cela attirera les investissements étrangers. À condition que la Banque centrale leur garantisse transferts de capitaux et convertibilité. Un arbitrage devra être trouvé entre le contrôle des changes pour préserver la stabilité monétaire et la garantie aux investisseurs de pouvoir rapatrier leurs fonds si nécessaire », précise Georges Vivien Houngbonon.

Nécessaire approfondissement de la réflexion

Outre l’impact sur la rentabilité des investissements, l’évolution du régime monétaire aura également des conséquences pour les équilibres budgétaires des pays concernés.

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MIEUX S’INSÉRER DANS LES CHAÎNES DE VALEUR MONDIALES DEMANDERA DU TEMPS

« Si la nouvelle monnaie se déprécie, si le déficit de la balance courante s’aggrave, s’il n’y a pas assez d’investissements étrangers, certains États auront du mal à faire face à la charge de leur dette, notamment ceux qui ont une base fiscale étroite. Avant la mise en place de l’eco, les États devront ajuster leur fiscalité, faciliter la création d’industries pour améliorer leur capacité exportatrice et mieux s’insérer dans les chaînes de valeur mondiales afin de dégager des capacités financières supplémentaires », avertit Georges Vivien Houngbonon. De fait, l’économiste béninois ne serait pas surpris si le calendrier de naissance de l’eco était modifié, tant sa mise en place nécessite d’approfondir une réflexion sur ces sujets essentiels.

« Allô, les autorités ? », serait-on tenté de dire à l’issue de ce tour d’horizon. Si elles souhaitent réussir leur ambitieux objectif, il leur faut choisir, et vite, les institutions, la transparence, la prudence, la modestie et les réflexes communautaires qui donneront à leur future monnaie commune, l’eco, le seul socle qui lui vaudra longue vie : la confiance.