BARABARA LE VOLEUR


Il avait passé les vingt-trois ans de son interminable vie sur les chemins du malheur. Un jour, quelqu’un le mit sur le chemin du paradis. Il court encore, entre ciel et terre; et moi derrière lui. Écoutez. Regardez. Vous comprendrez pourquoi on l’appelait Barabara, un mot qui veut dire chemin, route.

***


 

Ce Barabara, c’est dans la plus confuse et la plus sombre des nuits que je l’ai rencontré. Une nuit de sorcière comme Jérusalem n’en avait encore jamais connue. Alors que le soleil de midi remplissait la Terre de sa lumière et de sa chaleur, celle-ci, prise d’un frisson qui bientôt la ferait trembler, s’était comme par un mauvais sort retrouvée couverte d’un funèbre linceul : « À partir de la sixième heure jusqu’à la neuvième, l’obscurité se fit sur tout le pays ».


Moi, pauvre mendiant de bonheur, j’étais là, figé d’angoisse sur ce lugubre rocher qu’on disait recouvrir le crâne du Premier Adam. Depuis des années, j’avais gardé les yeux fixés sur Jésus, l’inspiration des pèlerins de l’espérance. C’est sur ses pas que je m’étais engagé, un jour que nos chemins s’étaient rencontrés; le mien n’allait nulle part, le sien, justement, promettait le bonheur. Mais voilà que les dés jetés sur l’autel par le Grand- Prêtre avait fait de lui un perdant. À mon amère désillusion, de la croix où on l’avait cloué, il criait sa désespérance : Eli, Eli, lema sabachtani .


Je me demandais si ce ‘Père qui est aux cieux’, que chaque jour j’avais prié avec lui, entendrait son cri. Ou bien allait-Il le sacrifier à la horde des mauvais bergers, assoiffés de gloire et de puissance, décidés à le faire basculer hors de leur planète?


***


Le Père Céleste, Lui, avait un plan. Un plan de salut, à sa mesure, à son image. Il avait rallumé la mince flamme de charité qui vacillait encore dans l’âme de notre Barabara, l’un des deux criminels crucifiés avec Son Fils. Et voilà que cet endurci avait laissé son cœur d’enfant se révolter contre l’ignoble parodie du droit qui se jouait sous ses yeux.

« Pour nous, c’est justice, nous payons pour nos actes; mais lui n’a rien fait de mal ». Un voleur au grand cœur qui avait tout juste réalisé que ce qu’il avait en commun avec Jésus, c’était d’être comme lui au but de sa route.

La sienne avait commencé dans un village sans histoire, où tout était soumis à la servitude de la Loi. Enfant de la prostitution, méprisé depuis sa naissance, on l’avait expulsé de son minable refuge dès qu’on l’avait surpris à se sustenter aux dépens d’un riche voisin. La même scène s’était répétée dans les villes et les villages où il avait tenté de refaire sa vie. Les chemins devinrent sa demeure. Le monde se lassa finalement de son errance. Et cette nuit-là, on lui réservait le même sort qu’à Jésus: on le chassait de la Terre des vivants et l’expédiait au séjour des morts.


Ce qui survint en cette nuit de ténèbres n’a depuis lors jamais cessé d’être raconté par les habitants de la Terre. Barabara avait entendu parler de Jésus, le Prophète qui prenait la part des petits. Mais jamais il n’aurait imaginé qu’il puisse s’intéresser à lui. Pourtant, il l’avait rejoint, sur la croix d’à côté. Exposés tous deux aux railleries et aux sévices de nains spirituels qui se vengeaient sur eux de leurs propres inepties, lui, Barabara, le bandit des grands chemins, et Jésus, le Sauveur du monde, s’étaient reconnus comme enfants d’un même Père et s’étaient liés d’amitié. « Jésus, souviens-toi de moi quand tu entreras dans ton Royaume », lui avait-il crié. La plus inattendue des réponses lui était revenue: «En vérité je te le dis, dès aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis ».


À la surprise outragée des innombrables générations de justes qui ont depuis exigé le Ciel pour leur salaire et demandé l’enfer pour les indignes, en pleine vue de l’humanité entière de tous les temps, au grand dam des prêtres du Temple et des docteurs de la Loi, voilà que la main dans la main, le criminel des taudis malsains de la Judée et le Seigneur du Ciel et de la Terre étaient ensemble partis triomphants rejoindre leur Père.


Jésus, un perdant? Du haut de sa croix, il avait gagné le cœur d’un misérable, Barabara, et ce faisant il avait redonné espoir aux petits qui se croyaient perdus. Comme l’avait prédit sa mère, « il avait renversé les potentats de leurs trônes et élevé les humbles, rassasié de biens les affamés et renvoyé les riches les mains vides »


***


J’avais à peine regagné la ville rebelle quand se fendirent les rochers et s’ouvrirent les

tombeaux. Et qui croyez-vous que, dans ma déroute, je rencontrai?


Barabara, le Bon Larron, désormais messager de Bonne Nouvelle pour quiconque est de trop sur cette terre. Il venait de la part du Nouvel Adam. Il m’annonçait que lorsque viendrait mon ‘aujourd’hui’, à l’aube de la Pâque éternelle, il y aurait une petite place pour moi aussi sous le soleil, dans la lumière du paradis.


 

 

Marcel Boivin

M.Afr.

Septembre 2015