LE RETOUR DU PRODIGUELe retour du Fils prodigue

Je regarde le Père,

Un visage d’aveugle. Il s’est usé les yeux à son métier de Père.

Scruter la route obstinément déserte, guetter du même regard l’improbable retour.

Sans compter toutes les larmes furtives : il arrive qu'on soit seul !

Oui, c'est bien lui, le Père, qui a pleuré le plus. Si c'était lui le vrai « prodigue »


Je regarde le Fils.

Une nuque de bagnard et cette voile informe dont s'enclôt son épave.

Des plis froissés où s'arc‑boute et vibre encore le grand vent des tempêtes.

Des talons rabotés comme une coque de galion sur l'arête des récifs,

cicatrices à vau‑l'eau de toutes les errances.

 

Le naufragé s'attend au juge :

« Traite‑moi, dit‑il, comme le dernier de ceux de ta maison... »

Il ne sait pas encore qu'aux yeux d'un Père comme Celui‑là,

le dernier des derniers est le premier de tous.

Il s'attendait au juge ; il se retrouve au port, échoué, déserté, vidé comme sa sandale.

Enfin capable d'être aimé.

 

Appuyé de la joue, tel un nouveau‑né au creux d'un ventre maternel, il achève de naître.

La voix muette des entrailles dont il s'est détourné murmure enfin au creux de son oreille.

Il entend :

« Lève les yeux, prosterné, éperdu de détresse, et déjà tout lavé dans la magnificence ;

lève les yeux et regarde.

Ce visage, cette Face très sainte qui te contemple amoureusement.

Tu es accepté, tu es désiré de toute éternité.

Avant l'éparpillement des mondes, avant le jaillissement des sources,

j'ai longuement rêvé de toi et prononcé ton Nom. »

 

« Vois donc : je t'ai gravé sur la paume de mes mains. Tu as tant de prix à mes yeux.

Ces mains, je n'ai plus qu'elles, de pauvres mains ferventes

posées comme un manteau sur tes maigres épaules ‑ tu reviens de si loin !

Lumineuses, tendres et fortes, comme est l'amour de l'homme et de la femme,

tremblantes encore, et pour toujours, du déchirant bonheur. »

 

Et d'une patience qui attend et d'une attente qui écoute, naît le dialogue insurpassable.

Nous recevons de Dieu certitude et confidence

Il faut misère pour avoir coeur.

Notre assurance n'est plus en nous ; elle est en Celui qui nous aime.

 

Accepter d'être aimé... accepter de s'aimer...

Nous le savons, il est terriblement facile de se haïr.

La grâce est de s'oublier.

La grâce des grâces serait de s'aimer humblement soi‑même, comme n'importe lequel des membres souffrants de Jésus‑Christ.

 

Encore faut‑il avoir appris ce que tomber veut dire,

comme tombe une pierre dans la nuit de l'eau.

Ce que veut dire « craquer », comme un arbre s'éclate aux feux ardents du gel,

sous l'éclair bleu de la cognée.

 

Que peuvent savoir de la miséricorde des matins,

ceux dont les nuits ne furent jamais de tempêtes et d'angoisse ?

Pour retentir à ces atteintes, il faut avoir vécu ‑ et vivre encore ‑ en haute mer,

menacé sans doute, naufragé peut‑être, mais à la crête des certitudes royales.

L'amour alors peut faire son oeuvre, nous féconder, nous rajeunir, nous re‑joindre.

 

Que nous soyons dans l'inquiétude, le doute et le chagrin ;

que nous marchions, le coeur serré, dans la vallée de l'ombre et de la mort ;

que nos visages n'aient d'autre éclat que ceux ‑ épars ‑d'un beau miroir brisé.

Un Amour nous précède, nous suit, nous enveloppe...

L’inconnu d'Emmaüs met ses pas dans les nôtres

et s'assied avec nous à la table des pauvres.

 

Malgré tous les poisons mêlés au sang du coeur,

au creux de ces hivers dont on n'attend plus rien,

rayonne désormais un invincible été.

 

Morts de fatigue, nous ne saurions rouler que dans les bras de Dieu.

Nous avons rendez‑vous  « sur un lac d'or »

Le miroir est sans ride.

Du fond de toute détresse émerge un vrai Visage.

Et l'icône est plus fine, plus précieuse, plus belle,

quand l'homme qui l'a peinte est passé par l'enfer.

Trinité de Roublev et « Trinité » Rembrandt...

 

Du fond des terres où rayonnent ces images,

le Père des Miséricordes ne cesse de s'engendrer des fils,

sous le couvert annonciateur et fécondant de mains plus vastes que des ailes.

 

L'ombre d'un grand oiseau nous passe sur la face.

Les vrais regards d'amour sont ceux qui nous espèrent.

 

 

Paul Baudiquey,

Pleins signes p.116-119

Editions du Cerf – Collection Epiphanie