« En Afrique, les religieuses abusées vivent dans la peur » 

 
entretien
  • Sœur Mary LemboReligieuse, thérapeute et formatrice

Religieuse togolaise, sœur Mary Lembo est psychothérapeute et formatrice pour les séminaires et maisons religieuses. Sa thèse, consacrée aux religieuses abusées en Afrique, brise un tabou et dénonce « la plaie béante » de ces abus commis dans l’Église.

  • Recueilli par Christophe Henning, 
« En Afrique, les religieuses abusées vivent dans la peur »
 
Sœur Mary Lembo, auteure du livre « Religieuses abusées en Afrique, Faire la vérité ». SPIRITAINES.ORG

La Croix : Vous êtes religieuse togolaise et venez de publier le résultat de votre enquête sur les religieuses abusées en Afrique (1). Comment en êtes-vous venue à travailler sur cette question ?

Sœur Mary Lembo : Éducatrice et formatrice, j’ai animé des sessions sur la maturité affective et sexuelle pour aider des religieuses à vivre leur engagement. Dans ce contexte, j’ai rencontré des femmes consacrées qui parlaient de leur expérience avec un prêtre abuseur. À l’époque, j’estimais qu’elles pouvaient dire non à ces relations d’inconduite. En les écoutant, j’ai compris qu’elles n’étaient pas libres.

Comment se trouvent-elles dans cet état de soumission ?

Sœur M. L. : Ces femmes consacrées sont adultes mais vivent dans des conditions de vulnérabilité. Quand elles s’interrogent sur leur vocation, ou ressentent des doutes dans leur engagement, elles se confient à un prêtre, se mettent à nu spirituellement et humainement. Ce peut être aussi dans le cadre de collaborations pour la vie de la paroisse : le prêtre est le responsable et elles ne sont pas en situation d’égalité. Doucement, la relation passe de la fraternité à la familiarité, et elles ne peuvent plus se défendre.

Est-ce le statut du prêtre qui lui confère cette supériorité ?

Sœur M. L. : Dans la société africaine subsaharienne, le prêtre est une personne de référence, un sage, un chef. Il est l’homme de Dieu, craint et respecté. Ce qu’il demande, les sœurs le font, par crainte de Dieu et par crainte du prêtre qui parle au nom de Dieu.

Vous avez eu du mal à récolter des témoignages : les victimes n’accèdent pas encore à la parole ?

Sœur M. L. :« C’est la première fois que je parle de cette situation », m’ont confié les sœurs que j’ai interrogées. « Je ne savais pas, je me rends compte de ma naïveté », me rapportait l’une d’elles. Parler donne la force de continuer. Faire le récit de sa vie permet de mettre à distance la souffrance.

Peut-on parler d’un caractère systémique ?

Sœur M. L. : J’ai mené une étude qualitative à partir des témoignages des religieuses pour comprendre la dynamique des abus. Mais il n’y a pas, à ce jour, d’étude statistique. Mais qui vit et travaille en Afrique voit bien que la femme est soumise. Et la femme consacrée donne sa vie à Dieu. Les échanges que j’ai pu avoir avec les responsables de communautés et des personnes qui accompagnent les femmes consacrées sont assez préoccupants.

Comment éviter ce rapport ambigu dans les responsabilités pastorales ?

Sœur M. L. : Travailler ensemble crée une certaine familiarité et peut générer des désirs affectifs, des pulsions sexuelles. Si les personnes sont formées humainement, elles pourront mettre des limites pour préserver leur vœu religieux. Et c’est d’abord au prêtre responsable de ne pas envahir l’intimité de la personne. L’abus sexuel crée la confusion, et l’agresseur use de chantages, menace de tout révéler et c’est la religieuse qui sera renvoyée.

Les évêques, les responsables de l’Église sont-ils conscients des abus ?

Sœur M. L. : Certains prêtres sont conscients. Le plus souvent, les évêques soutiennent les prêtres. Les laïcs épient les mouvements de la religieuse, savent et ne disent rien. Personne n’ose dire quoi que ce soit sur le prêtre. Dans certaines communautés, les supérieures ne sont pas en mesure de gérer ces situations. C’est la sœur agressée qui n’est pas fidèle à son engagement. Sa communauté ne comprend pas. Elle n’a plus qu’à se taire, ou partir…

Peut-on mesurer les conséquences de ces agressions ?

Sœur M. L. : Viols, agressions, grossesses non désirées… Il y a d’abord des conséquences physiques, mais aussi psychologiques : honte, culpabilité, tristesse, angoisse, confusion, révolte, isolement. Des conséquences encore dans la vie communautaire et relationnelle, la victime n’ayant plus confiance. Enfin, des conséquences spirituelles : abandon de la vie religieuse, révolte contre Dieu, tiédeur spirituelle, inefficacité dans la mission. Assombries, elles vivent sans vivre.

Y a-t-il des poursuites judiciaires contre les agresseurs ?

Sœur M. L. : Des femmes laïques qui subissent les abus de certains prêtres s’organisent, par exemple au Cameroun. Mais les religieuses sont encore timides. S’il y a des condamnations de certains prêtres obtenus par des ONG qui défendent les filles mineures ou même des procédures canoniques, je ne connais pas de procès qui auraient pu porter sur des agressions de religieuses. Elles ont peur pour elles-mêmes, elles seraient rejetées par leur communauté, leur famille, le village… Pour qu’elles portent plainte, il faudrait qu’elles soient accompagnées.

Quel est l’avenir de ces femmes consacrées agressées ?

Sœur M. L. : Certaines quittent la vie religieuse, mais pas l’Église. Elles ont beaucoup de mal à prier, ne veulent plus entendre parler de confession, ne considèrent plus le prêtre comme sacré. J’entends encore cette parole d’une femme consacrée qui vit avec son enfant : « Mon cœur reste toujours celui d’une religieuse. » Celles qui restent se sentent indignes, toujours sous l’emprise du prêtre. Il faut de la force pour dire à l’agresseur, « tu peux faire tout ce que tu veux, tu peux me faire chanter, le dire à qui tu veux, je refuse cette relation ». Ce n’est que par la formation qu’on sortira de la soumission. La formation aide à se connaître, à comprendre les réactions affectives. Il faudrait aussi que les relations pastorales soient plus professionnelles.

Vous soulignez le dynamisme de l’Église catholique en Afrique : cette crise pourra-t-elle être dépassée ?

Sœur M. L. : Je l’espère. L’Église africaine est jeune, dynamique, elle croît encore. Et l’Africain est religieux, il croit en Dieu, veut servir Dieu, et il y a beaucoup de vocations. Si tous et toutes, nous prenons conscience du problème, nous serons renforcés dans notre foi en Jésus-Christ. Le Seigneur se servira de nous pour raffermir son Église.

(1) Religieuses abusées en Afrique, Faire la vérité, Sœur Mary Lembo, Salvator, 412 p., 24 €.