Mali : le chérif de Nioro, faiseur de présidents

« Dieu tout-puissant » (3/5). Grande figure religieuse de l’islam soufi, Bouyé Haïdara est devenu l’un des businessmen les plus riches du pays. Et une personnalité incontournable pour les hommes politiques ambitieux.

Mis à jour le 10 juin 2022 à 16:08
 

 

Le chérif de Nioro, en septembre 2020 © MICHELE CATTANI / AFP

Rares sont les occasions qui poussent encore Mohamed Ould Cheikh Hamahoullah, 84 ans, à quitter Nioro du Sahel, cette commune de l’Ouest du Mali qui l’a vu naître. Paumes tournées vers le ciel, bouche soulignée d’une barbiche blanche qui rappelle celle de son père et chèche noir dissimulant son crâne, il prêche régulièrement devant des milliers de fidèles depuis la cour de sa zawiya (édifice religieux soufi).

On estime que 5 à 10 millions de talibés suivrait le leader religieux, surnommé Bouyé Haïdara. Un rayonnement qu’il doit à son père, le Cheikh Hamahoullah. Au XXe siècle, ce mystique soufi fonde le hamallisme, branche de la confrérie tidjane, qui fédère autour de la lutte contre le colonisateur français. « L’influence du chérif de Nioro tient à la nature même du mouvement qu’il dirige. Le hamallisme découle de la Tidjaniya, la confrérie la plus importante d’Afrique de l’Ouest », explique Boubacar Haïdara, auteur d’une thèse sur « ​Les formes d’articulation de l’islam et de la politique au Mali ».

« IBK devait sa victoire à Bouyé »

L’aura du chérif – un statut qui découle d’une descendance auto-proclamée du prophète Mahomet – transcende largement les frontières de la sphère religieuse. Voilà des décennies que la commune de Nioro, qui flanque la frontière sud de la Mauritanie, voit défiler les présidents et hommes politiques maliens. Nul besoin pour le chef spirituel de parcourir les quelque 330 kilomètres qui le séparent de la capitale : tous ceux qui passent ou aspirent à passer par le palais présidentiel de Koulouba viennent à lui.

« Tous les régimes en place ont eu conscience du statut du chérif, qui a toujours fait montre d’une forme de pression sociale ou politique, au point de s’imposer comme une personnalité incontournable. Et cela a valu à nombre de ses proches d’hériter de portefeuilles stratégiques ou de postes clés », explique Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute et professeur à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis au Sénégal.

C’est l’élection présidentielle de 2013 qui va véritablement mettre en lumière le poids qu’exerce le chérif de Nioro sur les affaires politiques. « Avant, on lui rendait visite principalement pour sa stature religieuse. Mais lorsque Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) a pris appui sur les religieux pour accéder au pouvoir, la nature des rapports a changé. C’est l’une des raisons pour lesquelles IBK n’a jamais accordé d’importance à sa majorité présidentielle. Il était conscient de devoir sa victoire à Bouyé et à l’imam Dicko », décryp

Il n’y aura jamais de réconciliation. Lorsque, le 18 août 2020, Ibrahim Boubacar Keïta est renversé, Mouhamed Ould Cheikh Hamahoullah le juge finalement « incapable et incompétent » et apporte son soutien aux colonels menés par Assimi Goïta. « J’ai une entière confiance en la junte », confie-t-il à plusieurs journalistes étrangers au lendemain du putsch, qu’il refuse de qualifier de coup d’État. Une adhésion qu’il n’a depuis eu de cesse de renouveler, enjoignant les Maliens à  « [se] donner du temps » afin de laisser la transition avancer. « Je soutiens la transition tant qu’elle sauve l’honneur et la dignité des Maliens », réitère-t-il aujourd’hui, condamnant l’« humiliation » faite au Mali par une « puissance étrangère ».

Ses fidèles affichent également leur soutien au programme des autorités intérimaires de Bamako. « À chaque manifestation en faveur de la transition ou contre les sanctions de la Cedeao, on trouve de nombreux adeptes de Bouyé, qui appelle personnellement ses partisans à sortir dans la rue. Là encore, c’est une illustration de son influence politique », analyse Boubacar Haïdara.

« Il n’hésite plus à tacler l’imam Dicko »

Ouvertement en faveur d’une prolongation de la transition, le chérif de Nioro se distingue sur ce point d’une autre figure religieuse dont on l’a longtemps estimé proche : l’imam Mahmoud Dicko. Alors que le premier multiplie les déclarations pro-junte, le second se montre de plus en plus critique à l’encontre de ce qu’il considère être un « gouvernement arrogant ».

« On a beaucoup dit que Bouyé était le père spirituel de Dicko. Mais sur le plan religieux, leur seul point commun est leur appartenance à l’islam, souligne Boubacar Haïdara. Ils se sont associés, notamment autour d’IBK, lorsqu’ils avaient des intérêts politiques communs. Mais les branches doctrinales auxquelles ils appartiennent sont aux antipodes et leur vision de la société sont radicalement différentes. Maintenant que leurs positionnements politiques divergent, ils ne se rendent plus visite et Bouyé n’hésite pas à tacler publiquement l’imam Dicko. »

C’est pourtant ensemble que les deux figures religieuses avaient croisé le fer avec les autorités, dès 2009, pour torpiller le code de la famille progressiste voté par l’Assemblée nationale sous Amadou Toumani Touré. « C’était le premier moment de l’ère démocratique lors duquel les religieux ont pris l’espace public quelque peu en otage, c’était leur premier combat politique. Et un déclic quant à l’influence politique de l’islam au Mali », estime le chercheur Boubacar Haïdara.

Ce combat s’étirera sur plusieurs années, jusqu’à obtenir, lors de la première partie de la transition, la tête de Bintou Founé Samaké, ministre de la Promotion de la femme, de l’enfant et de la famille. Portant une révision du code de la famille jugée trop progressiste par les religieux, la militante a été ciblée directement par Bouyé Haïdara, qui a fait de son limogeage une condition sine qua none au maintien de son soutien à la junte.

« Très très riche »

Il faut dire que le chef des hamallistes a l’oreille des autorités bien au delà du landerneau politique malien. « Tout comme celle de la confrérie tidjane, à laquelle il appartient, l’aura du chérif de Nioro s’étend à toute la sous-région, et notamment à la Mauritanie. Il appartient à la tribu des Kountas, de l’extrême Est du pays, au sein de laquelle il est très influent. Il jouit également d’alliances avec d’autres tribus comme les Ouled Daoud, dont est issu l’actuel ministre mauritanien de la Défense, ou celle des Oulad M’Bareck, à laquelle appartiennent nombre de grands banquiers du pays », explique Bakary Sambe.

Ce réseau transfrontalier lui permet de mener des affaires florissantes dans l’import-export. Alors qu’on lui prête une fortune « colossale », le chérif de Nioro est réputé pour être l’un des « plus puissants commerçants du Mali », selon un spécialiste de la question religieuse qui a souhaité garder l’anonymat. « Vous ne trouverez personne pour vous parler de la fortune du chérif, si ce n’est pour vous dire qu’il est très riche, très très riche même, et qu’il occupe le devant de la scène économique de sa région », ajoute notre interlocuteur.

Une prospérité qui résulterait, selon certains observateurs, des largesses des gouvernements successifs. « Les avantages, notamment douaniers, dont il bénéficie pour le transport de ses marchandises sont un secret de polichinelle. Cela lui permet d’écouler ses produits à un prix imbattable et d’étouffer toute concurrence », fait savoir le spécialiste. Des faveurs de l’État que le chef des hamallistes a toujours réfutées.