Guinée : Robert Sarah, prélat au verbe haut

« Dieu tout-puissant » (2/5). Le cardinal guinéen, conseiller du pape François, critique sans ambages la transition qui a cours dans son pays et l’attitude des militaires. À bientôt 77 ans, il n’a rien perdu de son franc-parler.

Mis à jour le 10 juin 2022 à 14:52
 

 

Le cardinal Robert Sarah, ici au Vatican, le 12 mars 2013. © Gabriel Bouys/AFP

 

L’église Sainte-Rose-de-Lima est, dit-on, l’une des plus vieilles églises de Guinée. Le bâtiment en pierre fut construit par les pères spiritains au cours de la première moitié du XXe siècle dans le village d’Ourous, niché aux confins du pays, près de la frontière avec le Sénégal. Chaque année, aux alentours de Noël, le cardinal Robert Sarah revient dans cette zone montagneuse qui l’a vu naître, le 15 juin 1945. Le prince de l’Église quitte les ors et les honneurs du Vatican, où il a été créé cardinal par le pape Benoît XVI en 2010, pour retrouver la simplicité de son village, ce « lieu coupé du monde » où il a vécu une enfance heureuse.

Traditionnellement animiste, Ourous a été progressivement évangélisé par les missionnaires coloniaux. La cloche de l’église, c’est le père de Robert Sarah qui l’a lui-même transportée depuis Conakry, avec l’aide d’autres villageois, avant la naissance de celui qui pourrait un jour devenir le premier pape africain de l’Histoire.

La maison familiale est depuis longtemps occupée par des neveux. C’est donc dans un bâtiment appartenant à la paroisse que Robert Sarah réside lorsqu’il vient au village. Il a d’ailleurs fait lui-même rénover l’édifice. Son dernier séjour à Ourous, en décembre 2021, a cependant dû être écourté. Souffrant, le cardinal a dû repartir d’urgence à Conakry, à 500 km de là, pour y être hospitalisé. Mais, pour un homme de près de 77 ans, le trajet par la route est long et éreintant. Aussi a-t-il rejoint la capitale grâce à un hélicoptère affrété par la junte au pouvoir : l’un des avantages dûs à son influence en terre guinéenne.

« Les Guinéens n’ont plus droit à l’erreur »

Archevêque de Conakry de 1979 à 2001, Robert Sarah n’a pas la réputation de mâcher ses mots. En septembre dernier, quelques jours seulement après le coup d’État de Mamadi Doumbouya contre Alpha Condé, l’homme de Dieu s’exprime dans une lettre adressée aux militaires. Leur arrivée au pouvoir est l’occasion, pour la Guinée, de repartir sur de nouvelles bases, estime-t-il. Mais il prévient : « Les Guinéens n’ont plus droit à l’erreur ». Invitant les nouvelles autorités à se méfier des « prédateurs invétérés, corrompus et incompétents » qui ont accompagné les gouvernements précédents, il les exhorte à se montrer « extrêmement sévères » envers ceux qui chercheraient à s’enrichir au détriment du peuple.

Dans le monde catholique, le ton âpre de ce texte étonne. Certains doutent un temps de son authenticité. Depuis qu’il a rejoint Rome, le cardinal au discours ultraconservateur s’exprimait jusque-là plus volontiers sur le déclin de l’Église et de l’Occident que sur la situation de son pays. Et ce n’est que le début.

L’HOMÉLIE QU’IL PRONONCE LE 29 DÉCEMBRE MARQUE LES ESPRITS

Décembre 2021, la fin de l’année approche. Mamadi Doumbouya est à la tête du pays depuis plus de trois mois et, dans les rangs des opposants à Alpha Condé, le soulagement a cédé la place à l’appréhension. Ils s’inquiètent de l’absence de calendrier électoral, du manque de transparence dans la conduite du pouvoir et des menaces de sanctions de la Cedeao. En outre, le président de la transition a pris deux décisions controversées, qui viennent réveiller les vieux démons d’un pays fracturé. Robert Sarah s’en offusque. L’homélie qu’il prononce le 29 décembre marque les esprits.

Mamadi Doumbouya a en effet décidé de rebaptiser l’aéroport international et de lui donner le nom de Sékou Touré. L’affaire provoque l’ire du Premier ministre, Mohamed Béavogui, qui critique publiquement ce choix. En vain. Le prélat, lui, dénonce une manœuvre « maladroite ». C’est surtout l’annonce de la restitution à la veuve de Sékou Touré des cases de Bellevue, revendiquées par l’Église, qui suscite sa colère. Robert Sarah y voit une erreur « grave et injuste ».

Lorsqu’il était archevêque de Conakry, il s’était opposé frontalement au régime de Sékou Touré. S’en prenant à la (petite) communauté chrétienne du pays, le premier président de la république guinéenne avait fait saisir les biens des catholiques. Il avait aussi chassé les prêtres étrangers et envoyé au camp Boiro pendant près de dix ans Raymond-Marie Tchidimbo, le prédécesseur de Robert Sarah à l’archevêché de Conakry. Si ce dernier est devenu, à 34 ans seulement, le plus jeune évêque du monde, c’est parce que nombre de figures du clergé guinéen ont été victimes de cette purge.

« Gouvernement parallèle »

Ce 29 décembre, Sarah ne limite pas ses critiques à l’épineuse question de l’héritage de Sékou Touré. Il interpelle la classe politique dans son ensemble. « Qu’avez-vous fait de votre pays et de ses richesses ? Ne l’avez-vous pas bradé, vendu au seul profit des pays étrangers, avec la complicité d’une poignée de Guinéens corrompus ? » tonne-t-il. Dans la foulée, il met en garde les membres du Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD) des risques que constituerait un « gouvernement parallèle », qui gérerait le pays à la nuit tombée et dans le plus grand secret. « Cette façon de procéder est certainement inspirée par le Mauvais », ajoute le prélat. Du pain bénit pour les hommes politiques guinéens, qui sautent sur l’occasion pour critiquer l’entourage de Mamadi Doumbouya et s’inquiéter de l’opacité qui entoure la prise de décision au sommet de l’État.

EN N’HABITANT PAS À CONAKRY, IL PEUT DIRE CE QU’IL PENSE. POUR NOUS QUI RESTONS ICI, C’EST PLUS COMPLIQUÉ

Mamadi Doumbouya a-t-il reçu le message ? Son entourage assure que les deux hommes se parlent et se sont vus avant que le cardinal ne rejoigne le Vatican, le 4 janvier 2022. La distance qui le sépare de la Guinée, où il ne fait jamais que passer, permet-elle aussi à Robert Sarah de s’exprimer plus librement ? À Conakry, où l’Église semble préférer les discrètes rencontres avec les autorités aux déclarations tonitruantes de l’ancien archevêque, l’évocation de son nom provoque une certaine gêne. « En n’habitant pas à Conakry, il peut dire ce qu’il pense, glisse un dignitaire catholique. Pour nous qui restons ici, c’est plus compliqué. Tout commentaire équivaudrait à une prise de position de l’Église. Nous préférons attendre de voir comment les choses évoluent. »

Doublement minoritaire

« Le cardinal est connu pour ne pas mâcher ses mots. Il a toujours été réfractaire aux sirènes du pouvoir, observe le politologue Kabinet Fofana. Bien sûr, en tant que conseiller du pape, il s’est éloigné depuis longtemps du champ politique. Mais cela en fait aussi une figure consensuelle. Dans un pays majoritairement musulman, les chrétiens sont perçus comme plus francs, comme étant moins dans la connivence [avec les autorités]. Et qui mieux que lui incarne le christianisme en Guinée ? » « L’Église était minoritaire, mais elle constituait la seule institution vraiment libre », dira le cardinal à propos de l’ère Sékou Touré.

À l’époque, des espions écoutaient ses homélies et en rendaient compte aux cadres du parti révolutionnaire. Aujourd’hui encore, Robert Sarah est persuadé que Sékou Touré avait prévu de le faire arrêter, et même exécuter. Son avertissement à l’encontre d’un « pouvoir qui use les hommes », dans l’un de ses prêches, est resté dans les mémoires. Il ne sera d’ailleurs pas plus tendre avec Lansana Conté : à l’époque où Alpha Condé était un opposant en exil à Paris, il ne manquait pas de lui rendre visite.

Minoritaire de par sa religion dans un pays à 88% musulman, Robert Sarah l’est aussi de par ses origines coniagui, une ethnie attachée aux rites ancestraux, et constituée principalement de cultivateurs et d’éleveurs. Andrée Touré, la veuve de l’ancien président, ne cache d’ailleurs pas le mépris qu’il lui inspire : « Si Robert Sarah a oublié cela, il faut que je le lui rappelle : c’est grâce au président Sékou Touré que son ethnie, les Coniagui, a commencé à porter des habits. » Une sortie à laquelle l’intéressé n’a pas réagi.

S’IL A TENU TÊTE À SÉKOU TOURÉ, CE N’EST PAS DOUMBOUYA QUI VA L’IMPRESSIONNER !

« Il est issu d’une petite communauté, qui n’a jamais été mêlée aux tensions ethniques. Cela le place au-dessus de la mêlée », glisse un observateur de la vie politique guinéenne. Et puis, s’il a tenu tête à Sékou Touré, ce n’est pas Doumbouya qui va l’impressionner ! »

« En Guinée, il a conservé l’image d’un homme capable de dire la vérité à tout le monde, et en particulier aux hommes d’État », abonde le père Clément Lonah, président de l’Université catholique d’Afrique de l’Ouest, à Bamako, lui aussi originaire du village d’Ourous.

Mais si personne ne met en doute la respectabilité du personnage, celui-ci a-t-il pour autant conservé toute son influence ? « Sous Sékou Touré, Robert Sarah a véritablement joué un rôle d’opposant. Il a risqué sa vie et les gens l’ont respecté pour cela. Mais il est difficile d’être légitime quand on n’est plus sur le terrain », analyse un observateur.

Conservatisme

Qu’importe les critiques ! Le cardinal assure n’avoir jamais voulu faire de politique. Seuls comptent à ses yeux « les droits de Dieu et de l’homme », se défend-il. « Il n’est pas à la recherche d’une fonction officielle. Il veut donner sa contribution. Sa foi chrétienne l’engage à servir l’homme. S’il éprouve le besoin de s’exprimer sur la situation politique du pays, c’est parce qu’il a à cœur le bonheur de la Guinée et qu’il sait que tous les Guinéens, et pas uniquement les chrétiens, se pressent pour l’écouter », avance l’un de ses proches à Conakry.

Membre de la branche la plus conservatrice de la Curie, Robert Sarah jouit aussi d’une grande popularité au sein des milieux traditionalistes occidentaux. Depuis qu’il a démissionné de sa fonction de préfet de la Congrégation du culte divin et la discipline des sacrements, le cardinal – qui demeure un conseiller du pape au Vatican – multiplie les séminaires, les conférences et les voyages dans le monde entier. Il y vend également ses livres. Après la parution du controversé De la profondeur de nos cœurs, consacré au célibat des prêtres et coécrit avec Benoît XVI, le dernier en date, Catéchisme de la vie spirituelle, a été publié chez Fayard le 11 mai.

Islam « envahissant »

Face aux fidèles, le Guinéen tient un discours bien différent de celui du pape François. Il appelle à un contrôle des frontières européennes, s’inquiète de la « disparition » du Vieux continent et de l’essor d’un islam « envahissant ». Seule l’Afrique, estime-t-il, peut encore sauver une chrétienté en plein déclin. S’il ne se dit « ni traditionaliste ni progressiste », c’est bien dans les milieux les plus conservateurs que son discours trouve le plus de résonance. « Il y a, en Afrique, un sentiment de déconnexion avec l’Église. Ses préoccupations ne sont pas forcément celles des évêques africains, note un connaisseur des affaires vaticanes. Et beaucoup de jeunes se sentent aujourd’hui plus proches de nouvelles figures, comme celle de Mamadi Doumbouya. »