Chimamanda Ngozi Adichie : « Il est temps que les Africains racontent eux-mêmes leurs histoires » 

Entretien 

Ses romans rencontrent un écho mondial, comme ses interventions sur le féminisme, la création ou les clichés sur l’Afrique… À 44 ans, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie inspire des millions de lecteurs et d’internautes. Et fait bouger les lignes.

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  • Recueilli par Marianne Meunier, 
Chimamanda Ngozi Adichie : « Il est temps que les Africains racontent eux-mêmes leurs histoires »
 
L’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie.ÉDOUARD JACQUINET

La Croix L’Hebdo : Au Maryland, près de Washington, où vous vous trouvez en ce moment, et à Lagos, au Nigeria, vous vivez entre deux maisons. Ne vous sentez-vous pas écartelée entre deux mondes ?

Chimamanda Ngozi Adichie : Non, car j’ai besoin des deux, du Nigeria et des États-Unis. Le Nigeria, c’est le pays où j’ai grandi, celui qui m’a façonnée et qui imprègne toute ma sensibilité. J’aime bien dire que c’est là qu’est mon cœur. Quant aux États-Unis, ils m’ont ouvert des portes et je leur en suis très reconnaissante. Ils représentent aussi pour moi le temps de l’écriture. Quand je ne voyage pas pour mon travail, je mène ici une vie sociale plutôt calme. C’est une tranquillité que seul le village de mes ancêtres, Aba, sait m’offrir. J’y allais parfois quand mes parents étaient encore de ce monde… C’était si agréable.

Dans la culture ouest-africaine, les appartenances familiales impliquent souvent de multiples obligations. Ne rendent-elles pas l’isolement nécessaire à l’écriture plus difficile au Nigeria ?

C. N. A. : En effet, l’isolement est plus facile aux États-Unis. Comme je n’y ai pas grandi, mes proches ne sont pas concentrés en un seul endroit. J’ai des amis à New York, en Californie, à Atlanta… C’est le gage d’un calme que je ne trouve pas à Lagos, probablement en raison de la façon dont j’y ai conçu ma maison. Un peu comme une maison de famille où parents et amis vont et viennent. J’adore ça ! Au fond, j’aime le Nigeria et je me suis mise à aimer les États-Unis, mais je ne pourrais vivre en permanence ni dans un pays ni dans l’autre. J’ai besoin de les quitter régulièrement.

Pour mieux les aimer ?

C. N. A. : Oui. (Elle rit.) J’aurai deux maisons jusqu’à la fin de mes jours. J’ai presque honte d’avoir cette chance. C’est une bénédiction.

Vous dites que vous avez pris conscience que vous étiez noire en arrivant aux États-Unis, à l’âge de 19 ans. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

C. N. A. : J’ai grandi au Nigeria, où, la population étant presque exclusivement noire, nous ne nous envisageons pas comme tels. Certes, cela change un peu. Les États-Unis disposent d’une telle force qu’ils exportent leurs guerres culturelles dans le monde entier. Certaines Nigérianes de la nouvelle génération, connectées aux réseaux sociaux, se définissent donc comme « jeunes femmes noires », mais cela ne correspond à aucune catégorie identitaire réelle. Au Nigeria, trois critères comptent vraiment : l’ethnie, la religion et la classe. Autrement dit, votre région d’origine, si vous êtes chrétien ou musulman – une division fondamentale – et votre milieu social.

Ces trois lignes ont défini ma vie au Nigeria : j’étais une Igbo catholique d’une classe moyenne d’universitaires privilégiés. Mais quand, à 19 ans, je débarque aux États-Unis pour étudier à l’université, les autres se réfèrent soudain à moi comme à une personne noire. Ils m’assignent cette nouvelle identité sans que j’aie mon mot à dire car elle ne tient qu’à ma couleur de peau. Dans un premier temps, j’ai résisté, percevant les nombreux stéréotypes négatifs qui lui sont associés : les personnes noires ne sont pas censées être intelligentes, ni réussir… Puis j’ai fini par embrasser cette identité et, maintenant, je me définis comme noire quand je suis aux États-Unis.

Vous avez donc fini par « devenir noire ». Que s’est-il passé ?

C. N. A. : Je me suis mise à lire pour comprendre ce que le mot « race » signifiait vraiment, pour découvrir quel était son véritable contenu. En fait, je n’avais pas saisi… L’histoire des Noirs américains m’a littéralement ouvert les yeux.

Qu’avez-vous appris ?

C. N. A. : J’ai pris la mesure de la discrimination institutionnelle à l’encontre des Noirs américains. Quel choc ! C’est une réalité encore très récente. L’esclavage s’est poursuivi après son abolition, sous un autre nom. Quand les Noirs ont quitté le sud des États-Unis pour échapper à leurs conditions de vie insupportables, ils avaient l’espoir d’en trouver de meilleures au Nord. Mais une fois sur place, ils ont été confrontés à de multiples discriminations. Ils n’ont pu vivre que dans les quartiers les plus misérables, où ils ont formé malgré eux des ghettos pour des générations. Parce qu’ils étaient noirs, ils ne pouvaient ni voter, ni fréquenter les meilleures écoles, ni obtenir un prêt…

J’ai été ébahie d’apprendre que, pendant la Seconde Guerre mondiale, les soldats allemands, donc les ennemis, étaient mieux traités que les soldats afro-américains ! Ou encore que, dans les années 1970, des piscines publiques du Maryland étaient interdites aux Noirs ! À cette même époque, à Boston, il y a eu des émeutes contre leur intégration à l’école. Dans les années 1970 ! Pas dans le Sud, mais à Boston ! Tout cela m’a vraiment choquée, et permis de comprendre. Maintenant, je me reconnais totalement dans cette identité et me définis donc comme noire.

Par solidarité avec les souffrances et les luttes des Noirs américains ? Parce que les Africains partagent avec eux l’expérience de la discrimination en raison de la colonisation ?

C. N. A. : Oui. Mais je ne peux me dire noire américaine, car ce n’est pas mon histoire. Mes ancêtres n’ont pas connu cette barbarie qu’est l’esclavage.

L’étape suivante, dans votre évolution, a-t-elle été de considérer que seuls les auteurs noirs étaient légitimes pour écrire sur les sujets qui concernent des personnes noires ?

C. N. A. : Je suis fondamentalement opposée à l’idée de dicter à un écrivain ce qu’il doit écrire. C’est un principe. La littérature doit rester une matière libre et universelle. Mais à côté de cette conviction profonde, je crois aussi au contexte. Nous vivons dans un monde blanc. En Asie, en Amérique latine, en Afrique, être blanc est une aspiration. Les publicités montrent des personnes blanches, pas noires… C’est une question de pouvoir. Pour cette raison, un auteur blanc qui écrit sur des sujets concernant des personnes noires doit réaliser un travail de déconstruction très exigeant, nécessitant d’importants efforts. Parfois, ils sont bien faits, parfois non. Pour autant, en tant qu’Africaine, mon élan me pousse à dire qu’il est temps que les Africains racontent eux-mêmes leurs histoires. Avec la colonisation, des auteurs blancs les ont racontées pendant si longtemps…

Vous insistez sur la liberté, mais ne vous sentez-vous pas menacée par l’autocensure ? Après avoir été attaquée sur les réseaux sociaux pour avoir dit, dans une interview, qu’« une femme trans est une femme trans » (et donc pas une « vraie femme » selon certains), vous avez déploré « l’orthodoxie idéologique » (1) ambiante.

C. N. A. : Non, l’autocensure ne me guette pas car, quand j’écris de la fiction, je ne pense pas au lectorat. Et puis, il faut résister ! Sinon, ce serait catastrophique pour la littérature et l’art en général. Ils risquent de perdre leur vérité.

Comment avez-vous su que vous vouliez devenir écrivaine ?

C. N. A. : Je l’ai toujours su. J’ai toujours aimé lire, écrire, raconter des histoires. C’est ce que j’ai toujours voulu faire. Je crois que j’ai écrit ma première histoire à l’âge de 6 ans, en première année d’école élémentaire… Ma mère l’a gardée.

Quelle était, à l’époque, la couleur de peau de vos personnages ?

C. N. A. : Blanche, évidemment ! Cela a duré longtemps. Peut-être jusqu’à mes 12, 13 ans. (Elle rit.) Quand on y pense aujourd’hui, c’est étonnant. Mais à l’époque, c’était parfaitement normal, car dans toutes mes lectures les personnages étaient blancs ! Bien des enfants ont fait cette expérience dans d’autres régions du monde anciennement colonisées. Il n’y a pas longtemps, une Indienne est venue me voir et m’a dit : « Moi aussi, petite fille, quand j’écrivais, tous mes personnages étaient blancs. Et je ne lisais que des livres écrits par des Britanniques. J’étais toujours du côté des Blancs car les Indiens étaient des personnages négatifs. Vous ne trouvez pas ça étrange ? » On a plaisanté.

Depuis plus de dix ans, vous vous employez à déconstruire ces clichés. Notez-vous des progrès, sur l’Afrique notamment ?

C. N. A. : Oui, je crois qu’il y en a quelques-uns. Les journalistes, quand ils écrivent sur l’Afrique, évitent désormais les stéréotypes paresseux… Ils ne peuvent plus commencer leurs articles avec des phrases prétendument exotiques du genre : « Je descendais de l’avion au Nigeria quand un serpent s’est faufilé entre mes bagages. » (Elle rit.) Les réseaux sociaux y sont pour quelque chose. Les Africains y sont très connectés et très actifs. S’ils lisent un tel cliché, ils s’empressent de le faire remarquer. Les journalistes le savent.

Vous dites avoir besoin du Nigeria, mais, dans Notes sur le chagrin (2), vous confiez votre « désenchantement » à son sujet et lui reprochez, comme à une personne, de rendre « tout plus difficile que nécessaire ». N’est-ce pas contradictoire ?

C. N. A. : Non. Au Nigeria, nous avons un immense potentiel mais, pour de nombreuses raisons, nous ne le réalisons pas. J’en éprouve une profonde déception. Ce pays peut considérablement frustrer ceux qui l’aiment, dont moi ! Et oui, je pense vraiment qu’en général tout y est plus compliqué. Le Covid est un bon exemple. Certes, c’était un défi collectif, pour chaque être humain comme pour chaque État. Mais tout de même… La réaction du Nigeria a été tellement hasardeuse ! Le gouvernement était incapable de nous donner des informations cohérentes. Un jour, un officiel pouvait tweeter une information et, le lendemain, se contredire. Or, à l’époque, ma famille et moi traversions les pires moments de notre histoire. J’aurais donc aimé que, pour une fois, le gouvernement se montre moins négligent. (Elle marque un silence.) Mais il ne faut pas oublier qu’à l’origine de cette confusion il y a une énergie qui peut aussi se révéler très créative, une énergie d’entreprendre. Les Nigérians sont de véritables combattants. C’est ce que j’aime par-dessus tout chez eux.

Avant de rejoindre l’université aux États-Unis, vous avez étudié la médecine au Nigeria pendant un an tout en sachant déjà que vous vouliez écrire. Pourquoi avoir fait ce détour ?

C. N. A. : J’étais première de classe, et les premiers de classe doivent devenir médecins, ou ingénieurs pour les garçons. Ayant le sens des responsabilités, j’y suis allée.

Vos parents vous ont-ils forcée ?

C. N. A. : Non, pas du tout. Mais j’appartenais à cette catégorie d’enfants qui, quand ils sont les premiers à l’école, portent sur leurs épaules les attentes des adultes. Je disais que je voulais devenir médecin car je savais que c’était ce que l’on attendait de moi. Je savais aussi que je devais gagner ma vie… Mais au bout d’un an, j’ai su que je ne pouvais pas continuer.

L’une de vos sœurs est médecin. Cela ne vous a-t-il pas libérée de l’obligation de le devenir ?

C. N. A. : Si. J’avais d’ailleurs l’habitude de taquiner mes parents. Je leur disais qu’ils m’avaient laissée partir parce qu’ils avaient déjà une fille médecin. Ils pouvaient donc dire « mon enfant est médecin »(Elle rit.)

Vous traitez de ces sujets dans votre manuel d’éducation féministe (3), où vous donnez des conseils à une amie et jeune mère, Ijeawele. Depuis, vous êtes devenue mère d’une petite fille. Parvenez-vous à mettre ces conseils en pratique ?

C. N. A. : Certains… Mais il est plus facile de les énoncer en théorie que de les appliquer ! Notamment ceux qui concernent la culpabilité. En plus d’être mère, j’entends rester une personne à part entière. Je le suis, mais quand je voyage pour mon travail, je me sens parfois coupable. Je me demande si ce n’est pas une habitude occidentale. Ma mère – qui avait six enfants, un poste avec d’importantes responsabilités et des domestiques – ne se posait pas toutes ces questions. Cela ne l’a pas empêchée d’être une mère formidable.

Vous évoquez souvent votre enfance heureuse. Comment s’est-elle conjuguée avec la longue période de coups d’État et de dictatures dans laquelle le Nigeria est entré quand vous aviez 6 ans ?

C. N. A. : Wouah… Notre vie a changé dans de petits détails. Quand le contrôle des prix a été institué, sous Muhammadu Buhari, les employés de l’université ont commencé à recevoir des « produits de première nécessité ». Ma mère rentrait donc du travail avec des cartons de bouteilles de lait. C’était étrange pour moi car le lait ne s’achetait qu’au supermarché ! Avant, elle nous achetait parfois du très bon chocolat. Cela a été terminé. Tout comme le beurre importé. Nous nous sommes donc mis au beurre nigérian. D’ailleurs, nous le trouvions meilleur ! (Elle rit.) Mais nous n’avons jamais eu faim.

Et vous n’aviez pas peur ?

C. N. A. : Non, je ne me souviens pas d’avoir eu peur. C’était loin de moi… Mais les adultes faisaient très attention à ce qu’ils disaient devant nous. Ce qui ne pouvait nous empêcher, lorsque nous nous rendions au village de nos ancêtres, de voir des gens se faire fouetter par des militaires sur la route. Vous ne pouvez qu’être affectée quand vous grandissez dans ce contexte. Je ne craignais pas que des militaires débarquent à la maison pour nous faire du mal, mais je savais que cela se produisait chez d’autres.

Plus tard, sous Sani Abacha, j’étais devenue assez grande pour comprendre. C’était terrible. Encore une fois, je n’avais pas peur pour moi mais je ne pouvais supporter que mon pays soit dirigé par un gouvernement militaire assassin. L’exécution de Ken Saro-Wiwa m’a profondément secouée. Je m’en souviens très bien. J’étais dans un salon de coiffure, une femme est entrée et a crié : « Ils ont tué Ken, ils l’ont tué, ils l’ont tué ! » Beaucoup d’entre nous pensaient qu’Abacha ne le ferait pas exécuter car il était internationalement célèbre… Mais il l’a fait.

Ces expériences vous aident-elles aujourd’hui à mesurer le prix de la liberté et du confort matériel ?

C. N. A. : Je ne me suis jamais sentie privée de confort matériel. En revanche, grandir dans une dictature militaire m’a rendue viscéralement attachée à la démocratie. Je ne supporte pas, mais vraiment pas, les gouvernements oppressifs, les dictatures militaires, les États qui terrorisent les journalistes. Cela nourrit en moi une haine profonde. Viscérale.

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Ses dates

1977Naissance à Enugu, dans l’ancien Biafra. Son père, premier professeur de statistiques du pays, enseigne à l’université, dont sa mère est la première femme secrétaire générale.

1996. Part étudier aux États-Unis, à l’université du Connecticut.

2003.Parution de son premier roman, L’Hibiscus pourpre (Gallimard).

2013. Parution d’Americanah, parmi les dix meilleurs livres de l’année selon le New York Times.

2017. Devient membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, qui salue son art d’« illuminer les complexités de l’expérience humaine ».

2020. Son père meurt soudainement alors qu’elle se trouve aux États-Unis. Elle raconte ce deuil à distance dans Notes sur le chagrin.

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Un péché mignon

Le chocolat

« Du noir, de l’extra-noir (elle montre ses tablettes), j’en ai toujours avec moi. J’en grignote quand j’écris. »

Une musique

« Je ne joue pas vraiment de musique. Mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est le silence. »

Un lieu

Lagos

« Au Nigeria, on a l’habitude de dire qu’on ne peut y faire qu’une chose par jour alors qu’on peut en faire trois à Abuja (la capitale administrative, NDLR). Il y a des embouteillages incroyables ! Lagos me frustre, mais je ne pourrais vivre nulle part ailleurs au Nigeria. »

(1) Dans un texte intitulé « It’s Obscene » (non traduit), publié sur chimamanda.com

(2) Gallimard, septembre 2021, 112 p., 9,90 €

(3) Chère Ijeawele, un manifeste pour une éducation féministe, Gallimard, 2017, 88 p., 8,50 €