Samba Bathily, le Malien dans l’ombre d’Alpha Condé  

« Itinéraire d’un self made-man » (1/2). Arrivé en Guinée à la fin des années 1990, l’homme d’affaires va nouer une relation quasi filiale avec l’ancien président guinéen. À la clé, de nombreux contrats qui vont en faire l’un des entrepreneurs les plus en vue en Afrique de l’Ouest. JA retrace son ascension de Bamako à Conakry.

Par  - envoyé spécial à Conakry
Mis à jour le 7 juin 2022 à 18:29
 

 

À 50 ans, le Malien Samba Bathily est un entrepreneur influent en Afrique de l’Ouest. © MONTAGE JA

 

Avec les colonels Mamadi Doumbouya et Assimi Goïta, les rapports de Samba Bathily sont encore frais. À Conakry, l’homme d’affaires malien a bien essayé, ces derniers mois, de nouer des liens avec le pouvoir militaire – il a même remis en main propre un mémo sur ses activités dans le pays au président de la transition –, mais l’époque où il était au palais de Sékhoutoureya comme chez lui est révolue. Sa situation n’est pas meilleure à Bamako, où il a aussi perdu son meilleur allié avec le départ forcé, en mai 2021, du président Bah N’Daw.

Qu’importe. À 50 ans, l’entrepreneur sait rebondir. « J’ai vingt-cinq ans d’expérience et j’ai vu quantité de présidents défiler. Quand on ne veut pas de moi, je passe à autre chose », nous confiait-il en octobre 2021, lors de notre première rencontre dans le hall du Marriott des Champs-Élysées.

C’EST UNE SORTE DE BERNARD TAPIE AFRICAIN. AUDACIEUX, CONTROVERSÉ, IL SAIT AUSSI ATTIRER LA SYMPATHIE

Pour l’heure, il concentre ses efforts sur le Sénégal, où il a rassemblé ses équipes, et poursuit avec une filiale du groupe indien Tata un projet de gestion du réseau de fibre optique du gouvernement, mais aussi sur la République démocratique du Congo (RDC), pour laquelle il fourmille d’idées : un métro avec Alstom ou des unités de production d’eau potable avec la société belge Sotrad. Avec la bénédiction du président Félix Tshisekedi. Les deux hommes se sont connus en Belgique trois ans et demi avant l’accession du fils d’Étienne au pouvoir. Une proximité confirmée par le conseiller du chef de l’État congolais, Jean-Claude Kabongo.

Dieu pour seul juge

« Bathio, c’est une sorte de Bernard Tapie africain, confie un ancien associé. Audacieux, controversé, mais il sait aussi attirer la sympathie. Oui, c’est un opportuniste, mais ce n’est pas un escroc », ajoute-t-il comme pour le dédouaner. À l’image du patron français, ses rapports avec la presse restent binaires. Elle est la bienvenue lorsqu’elle loue ses projets et immédiatement pourfendue lorsqu’elle se fait plus critique. « Seul Dieu peut me juger », s’emporte Bathily.

Fils d’un commerçant djogoramé originaire de la région de Kayes, qui deviendra parlementaire et qu’on surnommera « député aliment bétail » parce qu’il possédait un cheptel de 3 000 têtes, le jeune homme renonce aux études de droit entamées à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et se lance d’abord dans le tourisme au pays des Dogons. Puis, le natif de Badalabougou, la banlieue chic de la capitale malienne, part en Guinée. Il a alors à peine 25 ans.

Selon le mythe du self-made-man qu’il s’est forgé, Samba Bathily aurait trouvé lui-même le contrat qui va le lancer, aiguillé par un ami rencontré en boîte de nuit. La réalité est, comme souvent, plus nuancée. Sa chance, il la doit à Amadou Madani Tall, qui n’est pas encore le conseiller du président Amadou Toumani Touré (ATT) mais un jeune loup de Wall Street alors à la une de la presse internationale.

À la recherche de bonnes affaires, ce dernier démarche des sociétés américaines cotées à la petite Bourse du Nasdaq et prêtes à se lancer sur les marchés africains. C’est pour le compte de l’une d’entre elles qu’Amadou Madani Tall envoie le tout jeune « Bathio » développer la vente de médicaments génériques en Guinée. Sa maîtrise du français et de l’anglais, appris à Anvers dans le quartier des diamantaires, et son discernement sont ses meilleurs atouts. Sa boiterie, qui l’empêchait gamin de jouer au football avec les autres enfants du quartier, une source inextinguible de motivation.

LE VÉRITABLE POUVOIR, CE SONT LES RELATIONS. »

Les affaires sont bonnes. Une partie du tout-Conakry défile dans la villa de la cité de l’OUA qui sert de bureau et de lieu de réception. Déjà, Samba Bathily côtoie les élites politiques et leur progéniture, à commencer par le fils du président de Guinée, Moussa Conté, avec lequel il travaille.

Un diamant de 800 000 dollars

L’entrepreneur affirme avoir, à cette période, amassé son premier million de dollars. C’est sans doute exagéré, comme quand il raconte que son père a fait fortune au Zaïre dans les années 1960 en mettant la main sur un diamant de 800 000 dollars. Celui-ci a surtout profité de ses liens avec les putschistes qui ont renversé Modibo Keïta pour obtenir des marchés d’importation de produits alimentaires et décrocher, au début des années 1980, une licence pour vendre du carburant. Hamala Bathily ne cessera de le dire à son fils : « Le véritable pouvoir, ce sont les relations. »

Au début des années 2000, on retrouve Samba Bathily au Mali. Il a perdu de vue Amadou Madani Tall, qui a connu un revers de fortune. Mais son mentor l’a initié à l’achat de minutes de communication en gros aux États-Unis. Riche de cette expérience, il se lance dans les télécoms et accompagne le fournisseur d’accès internet Arc Sénégal dans son projet d’expansion à Bamako, puis il obtient lui-même une licence, revendue selon lui quelques années plus tard à Orange.

À CONAKRY, IL EST DÉJÀ BIEN INSTALLÉ. AVEC SES COUSINS, IL FORME UN CLAN UNI DONT IL EST LE PATRON

Le web malien est alors balbutiant. Grâce à son entregent, l’entrepreneur décroche ensuite, à la veille de la CAN 2002, la construction des infrastructures nécessaires à son développement. Il confirme alors son talent pour nouer des partenariats avec des acteurs internationaux de premier plan en se mariant avec le distributeur de produits de mise en réseau britannique Azlan et avec la firme américaine Cisco. Au départ, l’association ne convainc pas les décideurs maliens, et c’est finalement le président Alpha Oumar Konaré, que le père de Bathio connaît, qui valide le contrat.

Ses projets prospèrent gentiment – au Mali, en Angola – mais sans coup d’éclat, jusqu’à l’accession d’Alpha Condé à la présidence de la Guinée, en 2010. Celui-ci, extrêmement méfiant vis-à-vis des businessmen guinéens, s’attache à ce jeune plein d’allant. Les deux hommes se sont rencontrés dans un palace parisien quelques années auparavant, quand le futur chef de l’État n’était qu’un opposant en exil. À Conakry, Samba Bathily est déjà bien installé. Avec Ousmane et Ibrahim Yara, ses cousins, il forme un clan uni dont il est le patron.

Converti aux énergies renouvelables

Bathio va tout de suite se montrer un allié sans égal pour le président, capable de lui proposer des projets clé en main et, dans certains cas, de trouver des financements dans un pays où l’argent est rationné.

Installation de lampadaires solaires. Lieu indéterminé. © ADS Global Corp

 

Installation de lampadaires solaires. Lieu indéterminé. © ADS Global Corp

 

En 2012, l’entrepreneur converti aux énergies renouvelables intervient une première fois pour fournir 7 000 lampadaires solaires. Comme le Premier ministre Lansana Kouyaté avant lui, Alpha Condé veut éclairer à moindres frais la capitale alors que les élections législatives approchent. Deux ans plus tard, Samba Bathily s’entend avec le président guinéen pour installer cette fois 30 000 lampadaires solaires fournis par China Jiangsu International afin d’éclairer le pays. Alpha Condé veut en faire un projet phare. Le taux d’accès à l’électricité de la population est alors inférieur à 35 %, et cette réalisation sera l’un des axes de communication de sa future campagne en vue d’une -réélection pour un second mandat.

Dès le départ, de hauts fonctionnaires alertent pourtant le Palais sur ce programme mal ficelé, mais rien n’y fait. Il est exécuté en un temps record avant même d’avoir été intégré au budget de l’État. Sans doute l’un des pires investissements que la Guinée ait faits ces dix dernières années. Selon nos informations, le coût du projet, d’abord estimé à 80 millions de dollars, aurait atteint les 100 millions. Les paiements sont aujourd’hui difficiles à tracer car la majorité d’entre eux ont été faits sur instruction du Palais par la Banque centrale sous la forme d’opérations de trésorerie, dans l’attente d’une régularisation. « C’est de la prévarication », juge l’une de nos sources au sein de l’administration guinéenne, dénonçant « une surfacturation ».

À PÉKIN, IL ÉTAIT DAVANTAGE DANS LE LOBBY DE L’HÔTEL À TENIR DES CONCILIABULES QUE DANS LES RÉUNIONS OFFICIELLES

Quelques mois plus tard, la déconvenue est totale. Les batteries au plomb sont toutes à plat, et ne restent plus, dans les 33 préfectures et les 304 villages concernés, que des poteaux inertes. En toute connaissance de cause, Bathio a non seulement vendu un concept où aucune maintenance n’avait été prévue, mais il est aussi allé jusqu’à refuser le contrat que l’État lui proposait pour assurer le service après-vente, ne le trouvant pas assez rentable. Tout juste a-t-il consenti à changer une seule fois 3 800 batteries, gracieusement, quand chaque lampadaire en utilise deux pour fonctionner.

Interrogé par JA, il s’explique sobrement : « J’ai présenté un dispositif de gestion communautaire pour prendre en charge l’entretien, mais les autorités n’ont pas donné suite. » On est très loin de l’image de l’entrepreneur socialement responsable et au service de l’Afrique que Samba Bathily revendique.

Entre Guinéens et Chinois

Mais il conserve la confiance d’Alpha Condé. À Conakry, le businessman fait partie des fidèles du président, de ceux qui peuvent le déranger à tout moment. Un second fils pour le chef de l’État, qui entretient des relations compliquées avec le sien. Et quand Mohamed Alpha Condé est présenté par la presse comme un possible successeur alors qu’il accompagne son père en voyage officiel à Paris, Bathio va directement faire la morale au journaliste indélicat.

Devenu partenaire de Huawei, il est, à la même époque, à l’origine de la construction d’un réseau de 4 000 km de fibre optique financé par un prêt chinois. Un modèle qu’il a déjà éprouvé en Côte d’Ivoire, où il est alors proche de Hamed Bakayoko, l’ancien Premier ministre décédé en mars 2021.

Bathio est également impliqué dans les projets de barrage de Kaleta et de Souapiti, dont le coût total frôle les 2 milliards de dollars et que les Guinéens attendent depuis des décennies. S’il se présente comme la tête pensante de la structuration financière de ces ouvrages, trois sources interrogées n’ont aucun souvenir qu’il ait joué un rôle dans ce domaine. « À Pékin, il était davantage dans le lobby de l’hôtel à tenir des conciliabules que dans les réunions officielles », confie l’une d’elles.

 

Le barage de Souapiti (550 MW), sur le fleuve Konkouré, à 135 km au nord de Conakry. © Sadak Souici / Le Pictorium/MAXPPP

 

Le barrage de Souapiti (550 MW), sur le fleuve Konkouré, à 135 km au nord de Conakry. © Sadak Souici / Le Pictorium/MAXPPP

 

Plus vraisemblablement, Samba Bathily était l’homme chargé par le président de rapprocher le gouvernement guinéen et la filiale du promoteur China Three Gorges Corporation, l’un des géants mondiaux des barrages. Aujourd’hui, les deux centrales hydroélectriques sont achevées. Mais celle de Souapiti (1,4 milliard de dollars) ne peut être exploitée qu’à 50 % parce que la ligne de transport de l’électricité qui la relie au réseau est sous–dimensionnée.

Les Chinois ont par ailleurs obtenu pour ce projet une concession de 40 ans – contre 25 à 30 ans habituellement – et un prix de vente de l’électricité supérieur aux meilleurs standards qui grève les finances guinéennes. Selon nos informations, China Exim Bank, estimant que le montage du projet n’est pas satisfaisant, refuse depuis des mois de débloquer une tranche de 600 millions de dollars destinée au groupe chinois qui a avancé les fonds.

La presse payée pour l’attaquer

À partir de 2016, l’omniprésence de Bathio est telle à Conakry qu’elle déclenche l’hostilité de certains hommes d’affaires locaux. Ces derniers paient même la presse nationale pour qu’elle multiplie les attaques à son encontre dans l’espoir de réduire son influence. Les résultats de son association avec la société marocaine Itqane pour la rénovation du Palais Mohammed-V (2013-2016), facturée plus de 40 millions d’euros, sont notamment vertement critiqués. Ces procédés le poussent à espacer un temps ses visites à Conakry, mais les opportunités que lui concède Alpha Condé sont trop belles et trop nombreuses.

Alpha Condé, ex-président de la République de Guinée, lors d'une interview accordée à Jeune Afrique dans le palais présidentiel, le 2 mai 2015. © Vincent Fournier/JA

 

Alpha Condé, ex-président de la République de Guinée, lors d'une interview accordée à Jeune Afrique dans le palais présidentiel, le 2 mai 2015. © Vincent Fournier/JA

 

En 2019, Samba Bathily décroche, avec la société ivoirienne Mayelia Participations, un contrat pour la construction et l’exploitation de gares maritimes pour désengorger la capitale. Estimé au départ à 15 millions d’euros, le projet a été amendé et en coûte finalement 38 millions. Le directeur de la société navale le juge mauvais et largement surfacturé, mais l’État valide quand même le partenariat. « Heureusement, aucun décret n’a été signé et il est resté lettre morte », constate une source.

L’année suivante, Bathio obtient, sur décision présidentielle, l’extension de la corniche sud de Conakry, évaluée à plus de 200 millions de dollars. Il prend la suite de la filiale gabonaise du groupe marocain Satram, alors associé à un entrepreneur guinéen qui avait réalisé les études préalables et tardait à lancer les travaux. « Alpha a appelé le promoteur local pour lui dire : “Écoute, tu es trop jeune et le projet est trop gros pour toi” », nous confie un témoin direct.

Interrogé sur la volonté d’Alpha Condé de se maintenir au pouvoir, il nous a assuré lui avoir déconseillé de briguer un troisième mandat, mais c’est peu probable. Allergique à la moindre critique, l’ex-président aurait immédiatement coupé les ponts. Or force est de constater que Samba Bathily et lui sont restés proches. L’homme d’affaires nous confiait même en octobre qu’il prenait encore des nouvelles du président déchu via un intermédiaire. « Alpha est comme un père pour lui et il n’oublie pas d’où il vient », nous soufflait un de nos interlocuteurs au début de notre enquête.