Kemi Seba, du Mali au Burkina Faso : à la gloire des putschistes

Le militant panafricaniste radical, récemment en tournée au Mali et au Burkina Faso dirigés par de jeunes colonels, a expulsé de son meeting

une journaliste de TV5 Monde.

Mis à jour le 18 mai 2022 à 12:02
 

 

Kemi Seba, le président de l’ONG Urgences panafricanistes.. © DR

 

« Si vous êtes de Jeune Afrique, dehors ! Si vous êtes de RFI, dehors ! Si vous êtes de France 24, dehors ! Si vous êtes de TV5 Monde, dehors ! Si vous êtes du torchon Le Monde, dehors ! Si vous êtes de Libération, dehors ! »

Au pays de Norbert Zongo, journaliste burkinabè assassiné en décembre 1998, le militant panafricaniste Kemi Seba affiche d’entrée la couleur, dans une vidéo postée sur sa page Facebook. Les journalistes, dehors ! Une posture beaucoup plus rigide que face, par exemple, aux médias russes SputnikNews et Russia Today, avec lesquels il n’éprouve, en revanche, pas de pudeur à parler.

Lorsqu’il officiait sur la chaîne sénégalaise 2STV, Kemi Seba se définissait comme « polémiste ». Mais désormais, l’homme évite tout entretien contradictoire. En guise de discussion, il vous renverra à l’ADN de votre média, et s’il y trouve une touche d’Hexagone, votre compte est bon. Une fatwa sur Facebook, adressée à son million et quelque deux cent mille « fans », et vous pourrez raser les murs le temps que les choses se calment.

Expulsion

Ce 13 mai, à la Maison du peuple de Ouagadougou, où il venait tenir un meeting, le président de l’ONG Urgences panafricanistes a fait expulser par le service d’ordre, dès l’entame de son propos, notre consœur Fanny Noaro-Kabré, journaliste à TV5.

Encadrée par des gros bras aux tee-shirts oranges, sa caméra à l’épaule et un sourire ironique aux lèvres, malgré les quolibets et gestes d’hostilité lancés par quelques militants chauffés à blanc, Fanny Noaro-Kabré a donc rebroussé chemin et quitté la salle sous la contrainte et les huées.

Officiellement, cette sortie musclée n’est pas liée à la couleur de sa peau. Franco-burkinabè, Fanny Noaro-Kabré a la peau blanche mais elle est surtout journaliste à TV5 Monde. Selon Kemi Seba, c’est uniquement ce CV, jugé problématique, qui expliquerait qu’il l’a jugée persona non grata, au point de la faire expulser manu militari de la réunion. Et pourtant, comme JA en a rendu compte depuis plusieurs années, Kemi Seba s’y connaît en expulsions arbitraires – du Sénégal au Faso, en passant par la RDC… Au point de les infliger à son tour à une journaliste venue exercer son métier dans une réunion publique ?

Fanny Noaro-Kabré n’est pourtant pas une reporter hostile venue de Paris pour dénigrer le conférencier. Elle n’est pas davantage entrée dans ce meeting par effraction. Correspondante au Burkina-Faso depuis plus de sept ans, elle a notamment couvert les activités de la Coalition des patriotes africanistes (Copa-BF), engagée dans l’événement. À la veille du meeting, elle s’est d’ailleurs accréditée en bonne et due forme sans que ses interlocuteurs ne lui indiquent qu’elle serait indésirable pour le simple fait de collaborer à TV5. Ce jour-là, c’est donc tout naturellement qu’elle a pris place dans la salle. Personne ne lui a signifié qu’elle n’y était pas la bienvenue.

Du moins jusqu’à l’entrée en scène de Kemi Seba ; et à ce happening qui allait conduire à son expulsion – sous protection et sans violence. Fanny Noaro-Kabré n’a pas souhaité réagir aux questions de JA afin de ne pas envenimer les choses.

« VOUS CROYEZ QUE NOUS SOMMES VENUS POUR JOUER ? NOUS NE SOMMES PAS VENUS POUR JOUER ! », LANCE-T-IL DANS SA VIDÉO

Contacté, Kemi Seba, lui non plus, n’a pas désiré revenir sur l’événement, préférant nous renvoyer à une vidéo récente sur sa page Facebook. Entre le président d’Urgences panafricanistes et Jeune Afrique – qui le sollicite, sans succès, à chaque article le mentionnant -, la relation est devenue compliquée. À la fin de 2013, nous l’avions pourtant rencontré longuement à Dakar, alors qu’il intervenait chaque semaine dans une émission de la 2STV. Depuis, nous avons rendu compte régulièrement de ses activités militantes, et en particulier des expulsions à répétition dont il a fait l’objet dans différents pays du continent.

Mais chez Kemi Seba, le respect est sélectif : s’il vomit un média, il s’agit d’un combat panafricain ; si un média l’égratigne un jour, ou contredit ses convictions, il le jette aussitôt en pâture à ses nombreux partisans, comme s’il s’agissait d’un crime de lèse-majesté.

« Vous croyez que nous sommes venus pour jouer ? Nous ne sommes pas venus pour jouer ! », lance-t-il dans sa vidéo, en empruntant les accents de prédicateur qu’il affectionne.

Diabolisation

Ses relations avec la Russie ou avec l’Iran, son tropisme récent, totalement assumé, en faveur des putschistes ouest-africains du Mali et du Burkina peuvent-ils faire l’objet de questions, voire d’observations critiques ? Sa réponse est invariable : Kemi Seba s’érige en héritier de Thomas Sankara et fustige quiconque ne souscrirait pas à son storytelling. Et gare à vous en cas d’entorse à la légende qu’il propage auprès de ses nombreux fidèles.

La lecture des commentaires qui font suite à chacun de ses posts sur Facebook pourrait sembler lui donner raison. Kemi Seba, en effet, ne manque pas d’adeptes inconditionnels. Le 17 mai 2022, pas moins d’1,2 million de fans étaient recensés sur sa page.

Kemi Seba ne mâche pas ses mots et ses discours convoquent nombre de grandes figures de l’Afrique post-indépendance, tout en mettant au goût du jour la lutte anti-Françafrique, que lui-même a rejointe sur le tard. « Extraordinaire Mali ! », lance-t-il en évoquant, des trémolos dans la voix, les militaires putschistes qui ont poussé vers la sortie IBK, président élu démocratiquement, avant de louer le régime tchadien…

Adepte de la diabolisation des médias internationaux francophones couvrant l’actualité du continent, l’intéressé estime que ces derniers « sont en train de se comporter comme des vassaux du néocolonialisme, et nous on boit notre gingembre avec délice ».

DES PAYS AFRICAINS EN TRAIN DE JAPPER, COMME DES ANIMAUX DE COMPAGNIE QUI ATTENDENT LEUR OS À RONGER

Pour Kemi Seba, le Mali d’Assimi Goïta serait ainsi « devenu la patrie des hommes et des femmes intègres au XXIe siècle ». Après s’être félicité de la censure subie dans ce pays par RFI et France 24, il poursuit : « Assimi Goïta : force à toi, mon cher frère ! Le Mali est en train de donner une orientation », il incarne « la résistance », contrairement aux pays africains qui seraient, selon lui, « en train de japper, comme des animaux de compagnie qui attendent leur os à ronger ». Le Mali de 2022 serait donc devenu le Cuba africain des temps modernes, l’Eden des « damnés de la terre ». « Être panafricain, aujourd’hui, c’est être malien », assure-t-il dans cette vidéo récente. « Nous sommes une génération qui ne se couchera pas », ajoute-t-il.

Fâché de longue date avec les journalistes, Kemi Seba stigmatise en outre « les médias du système néocolonial ». Et de dénigrer en bloc certains de nos confrères du Burkina Faso, « qui vous soumettez comme des caniches au néocolonialisme français » ou « le torchon néocolonial Jeune Afrique » – l’une de ses cibles privilégiées.

« Jamais, sur leur plateau, ils ne nous laissent nous exprimer », ajoute, sans rire, celui qui refuse obstinément, depuis des années, d’être cité dans nos colonnes lorsque nous lui tendons le micro, afin de ne pas contrarier sa base militante.

Adepte des formules choc, Kemi Seba enchaîne, dans sa vidéo, les tournures dont son auditoire raffole : « Ils sont dans des circonvolutions de l’anus, ils claquent des fesses » ; « Je ne juge pas les gens sur leur couleur de peau, je juge les gens sur leur honneur » ; « Ce sont des gens de la prostitution médiatique. Des ‘presse-titués’. Et je ne les respecte pas, qu’ils soient noirs, violets, blancs ou autre »…

« Nouvelle race d’Africains »

Dieu merci, sa négritude n’est pas qu’agressive puisque, il l’assure, les Africains – qu’il prétendrait presque représenter à lui tout seul – seraient « le peuple le plus empathique de l’histoire de l’humanité ». À l’écouter, on aurait pu en douter.

Kemi Seba se revendique « de la nouvelle race d’Africains ». « Certains ont persécuté nos ancêtres : nous sommes la facture de nos ancêtres. » Une facture que Fanny Noaro-Kabré a payée au prix fort. Mais, assure l’intéressé, « cette jeune femme [a été] expulsée avec délicatesse ».

Quant à ceux qui oseraient le critiquer, ou émettre quelque bémol sur sa rhétorique contestable, ils sont renvoyés aussitôt dans les cordes du ring qui fait office d’espace de débat pour l’intéressé : « Vous êtes des frustrés, des ratés, vous avez raté vos vies… Vos réactions sont le symbole de nos victoires, constantes. »

D’ailleurs, « depuis trois jours, les seuls qui parlent, ce sont des journalistes corrompus du Faso. Ou des militants corrompus payés par le système français qui se sont excités ». CQFD.

« Nous ne sommes pas des Africains complexés, comme bon nombre d’entre vous au sein des médias », clame Kemi Seba, apparemment aveuglé par le nombre de ses abonnés sur Facebook. Et oubliant un peu vite que l’Afrique compte 1,4 milliard d’habitants, parmi lesquels une immense majorité qui n’ont jamais entendu parler de lui et une autre, non négligeable, qui regarde sa posture avec un dédain non dissimulé.