...Côte d’Ivoire : les Yacé, ou la politique dans le sang

C’est l’une des familles les plus puissantes de Côte d’Ivoire. Depuis Philippe Yacé, qui fut le premier président de l’Assemblée nationale et un compagnon d’Houphouët, les Yacé n’ont jamais cessé d’être sur le devant de la scène. Politique, business, concours de beauté… Ils sont partout.

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Mis à jour le 6 mai 2022 à 11:26
 
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De g. à dr. : Mathieu Ekra, Philippe Yacé et Victor Ekra lors du cinquantenaire du PDCI-RDA en avril 1996, à Yamoussoukro. © Franck Hermann Ekra

 

 En inaugurant le pont de Jacqueville, le 21 mars 2015, Alassane Ouattara l’avait baptisé « Philippe Grégoire Yacé ». Tout un symbole. Fils de la région, Philippe Yacé est considéré comme le chef spirituel des Alladian, Ahizis et Akouri qu’il avait réussi à unir, et fut un temps le dauphin de Félix Houphouët-Boigny. Lui et sa lignée ont marqué l’histoire de la ville et du pays. Mais qui sont-ils au juste ?

Quatre frères

En Côte d’Ivoire, on distingue deux types de grandes familles. Celles qui ont été anoblies par le président Félix Houphouët-Boigny et celles qui se sont fait un nom durant l’époque coloniale. Les Yacé font partie de la seconde catégorie. Riche, instruit et influent, ce clan continue à jouer un rôle de premier plan en politique, dans le milieu des affaires et même dans celui des dames de beauté.

« Dans plusieurs de nos maisons de famille se trouve le portrait de quatre frères, considérés comme nos bisaïeux. L’aîné, Ahiva, a été le chef d’Akrou, village paternel des Yacé, situé près de Jacqueville. Il y a ensuite Nangban Joseph, puis François N’Drin, qu’on nommera André par abus de langage, et, enfin, Koffi Lazare. Toutes les branches de la famille se situent par rapport à eux », explique Léonce Yacé, sourire aux lèvres. Juriste de formation, passé par la finance, cet homme élancé est depuis septembre 2017 le directeur général de NSIA Banque, dont le siège se trouve au Plateau, à Abidjan. Il est l’arrière-petit-fils de Nangban Joseph.

ON SE DONNE TOUS DU « COUSIN », ON ESSAIE DE SE CONNAÎTRE ET DE SE FRÉQUENTER

« Au-delà de ma famille proche, j’ai commencé à découvrir “les Yacé” à l’âge adulte. Actuellement, j’effectue une démarche de retour dans la famille. On se donne tous du “cousin”, on essaie de se connaître et de se fréquenter », ajoute-t-il, installé sur un canapé en cuir, dans son bureau cossu. Pour lui, parler de la famille est un exercice à la fois complexe et agréable : « Déjà dans mon enfance, les instituteurs me demandaient si je m’appelais “Yacé, comme Philippe Yacé” et voulaient savoir si j’avais un lien de parenté avec lui. J’ai grandi sous son ombre tutélaire. »

 

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Philippe Yacé (costume blanc et lunettes), aux côtés d’Auguste Denise, premier secrétaire général du PDCI-RDA, en juin 1973, à Yamoussoukro. © DR

 

Majordome du gouverneur

Sans nul doute, la branche la plus célèbre est celle dans laquelle figure Philippe, président de l’Assemblée nationale durant vingt ans juste après l’indépendance (1960-1980), secrétaire général du parti au pouvoir et que l’on dit un temps destiné à succéder au président Houphouët-Boigny. Son père, François N’Drin, occupa lui aussi de hautes fonctions au temps de la colonisation. Après ses études, en 1908, ce dernier est nommé majordome du gouverneur de la Côte d’Ivoire de l’époque, Gabriel Louis Angoulvant. Il occupera ce poste jusqu’en 1916.

Au gouvernorat, François N’Drin rencontre Claire Nigé, qui travaille au service de l’épouse de Gabriel Louis Angoulvant, Marie. Ils se marient et ont dix enfants, dont les prénoms (Gabriel Joseph pour le fils aîné, et Marie-Georgette pour la fille aînée) témoignent des bonnes relations que le couple entretient avec ses patrons.

Après le départ du gouverneur, affecté en Afrique équatoriale française, le sort de la famille bascule. Alors que l’Europe est ravagée par la Première Guerre mondiale, la métropole rappelle ses cadres et permet aux Ivoiriens d’accéder à des fonctions dont ils étaient jusque-là exclus. François N’Drin saisit cette chance et devient agent des douanes à Grand-Bassam, l’ancienne capitale. L’administration coloniale loue son dévouement et son « zèle », comme le souligne un journal de l’époque, invitant ses collègues à prendre modèle sur lui. La famille devient prospère et habite une grande maison de la cité côtière. C’est là, dans cet environnement huppé, que grandit celui qui deviendra le plus illustre membre de la famille, Philippe Grégoire Yacé.

PHILIPPE YACÉ EST RÉVOLTÉ PAR LA DIFFÉRENCE DE TRAITEMENT ENTRE INSTITUTEURS BLANCS ET NOIRS

Né le 23 janvier 1920, Philippe obtient son certificat d’études primaires et élémentaires en juin 1933 à l’école régionale de Grand-Bassam. Quatre ans plus tard, il obtient son certificat d’études primaires supérieures à Bingerville, à l’époque capitale de la colonie, et passe ses  vacances à Grand-Bassam. Une vie douce, durant laquelle le garçon circule à bicyclette, un luxe.

Il réussit ensuite le concours d’entrée de l’École normale William-Ponty de Gorée (Sénégal). Il y côtoie Philippe Zinda Kaboré, qui sera élu en 1946, aux côtés de Félix Houphouët-Boigny et de Daniel Ouezzin Coulibaly, député de la Côte d’Ivoire au Parlement français.

L’élève est brillant : « En juillet 1940, Philippe Yacé termine ses études à la section Enseignement de William-Ponty et est classé cinquième de sa promotion », précise un connaisseur des figures politiques ivoiriennes.

 

Combattant pour la France

De retour au pays, il enseigne deux ans consécutives au collège régional d’Abidjan, situé au Plateau. Pour rejoindre ce quartier depuis Commikro, le camp des commis à Treichville, il enfourche tous les jours sa mobylette (allemande) Hercule, pour franchir le pont-levis qui enjambe la lagune. En 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé et doit partir combattre en France.

« Cet événement l’a beaucoup marqué. À son retour au pays et pendant quelques années, il a présidé l’Association des anciens combattants de Côte d’Ivoire. Il avait des revendications sur la différence de traitement entre eux et les Français », raconte Jean-Louis Ekra, gendre de Philippe Yacé, ex-président de la Banque africaine d’import-export (Afreximbank) et aujourd’hui membre du conseil d’administration de plusieurs entreprises.

Après la guerre, Philippe Yacé redevient instituteur. Il est affecté à Aboisso, puis à Yamoussoukro, et participe à la création du syndicat des enseignants. Il confiera plus tard avoir été révolté par les discriminations dont faisaient l’objet les instituteurs noirs. « Dès ses premières années d’enseignement, le complexe de supériorité des Blancs l’avait offusqué et rendu furieux. Il voulait dénoncer le système colonial et était touché par cette injustice. Est-ce à cette période que son chemin croise celui d’Houphouët ? Certaines sources pensent que les deux hommes se seraient rapprochés quand Yacé enseignait à Yamoussoukro [la ville d’origine d’Houphouët] », confie un fin connaisseur de l’histoire politique ivoirienne.

Quand alliance rime avec puissance…

Philippe élève certains de ses frères et sœurs, Jean-Marcel et Michelle-Simone, et joue un rôle central dans la famille. Cette dernière s’agrandit. Et, grâce à ses mariages et alliances, gagne en influence. Marie-Georgette, l’une des sœurs de Philippe, épouse en premières noces Jean-Baptiste Mockey, compagnon de lutte d’Houphouët, avec qui elle aura quatre filles, puis s’unit à François Ouégnin, le père de Georges Ouégnin, qui deviendra le directeur du protocole du président Houphouët.

Odette-Eugénie, une autre sœur de Philippe, épouse Mathieu Ekra, qui sera plusieurs fois ministre. Françoise-Florentine, la troisième sœur de Philippe, convole avec Lambert Amon Tanoh, l’un des cadres du PDCI-RDA. Ils ont pour fils Marcel Amon Tanoh, ministre des Affaires étrangères d’Alassane Ouattara (2016-2020) et, depuis janvier dernier, secrétaire exécutif du Conseil de l’entente.

Enfin, plusieurs mariages unissent directement la famille Yacé à une branche de la famille Houphouët-Boigny, celle des Thiam. L’ex-ministre Daouda Thiam a épousé une fille d’Odette-Eugénie ; son frère cadet, Boubacar, a épousé une fille de Philippe Yacé. Le président assiste en personne à certaines de ces unions, dont les photos emplissent les albums de famille.

 

 

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Mariage d’Odette Yacé et de Mathieu Ekra. De gauche à droite au premier rang : Françoise Yacé (mère de Marcel Amon Tanoh), Mathieu Ekra, Odette Yacé, Ahoulou Ekra (père de Mathieu), Ampo Soumaley O’cromi Ekra (mère de Mathieu), Ahite Amonouwa. Au second rang, de la gauche vers la droite, on aperçoit Georgette Yacé, épouse de Jean-Baptiste Mockey qui épousera en secondes noces François Ouégnin, dans les années 1950. © DR0

 

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Félix Houphouët-Boigny et Henri Konan-Bédié au mariage de Louis René Ekra et de Yamousso Thiam. © DR

 

 

Des liens familiaux que la politique a parfois mis à rude épreuve. Dans les années 1960, Félix Houphouët-Boigny se retourne contre certains de ses proches compagnons. Inquiet et tendu, le président devient paranoïaque. Alors qu’au Togo un coup d’État renverse Sylvanus Olympio, il cherche à étouffer toute velléité de contestation en Côte d’Ivoire, et se met à lancer des rumeurs de complots.

Armes et mercenaires

En 1964, des vagues d’arrestations de cadres du régime ont lieu. Philippe Yacé, alors président de l’Assemblée nationale, est à la manœuvre. « Il m’a rapporté, lors d’un entretien, qu’en 1963, alors qu’Houphouët assistait, à Addis-Abeba, à la fondation de l’OUA, ce dernier lui a affirmé que des complots étaient en préparation », se souvient Franck Hermann Ekra, le petit-fils de Mathieu Ekra, membre du bureau politique du PDCI-RDA et conseiller du comité de gestion et de suivi des élections. « “Parmi les responsables se trouvent deux de tes beaux-frères. Ils sont têtus. Rentre en Côte d’Ivoire et prépare-moi un retour triomphal”, a exigé le président. Philippe Yacé m’a confié avoir fait venir des armes et des mercenaires, qu’il a disposés tout au long du trajet du chef de l’État, entre le port et le palais présidentiel. »

ON M’A REPROCHÉ D’AVOIR ÉTÉ TROP DUR, MAIS SI JE NE L’AVAIS PAS ÉTÉ, SERIONS-NOUS ENCORE AU POUVOIR ?

Philippe Yacé est chargé, en tant que commissaire, d’instruire les procès de Jean-Baptiste Mockey et d’une centaine d’autres personnalités, dont le président de la Cour suprême, Ernest Boka (qui mourut en détention) et les ministres Charles Bauza Donwahi, Amadou Thiam, Jean Konan Banny…

Mathieu Ekra, lui, est disculpé par Houphouët, qui l’estime « orgueilleux, mais pas comploteur », écrit Samba Diarra dans Les faux complots d’Houphouët-Boigny. À l’issue de cette purge, Philippe Yacé devient le secrétaire général du parti. Des années plus tard, le président éprouvera du remords et avouera avoir été induit en erreur. Yacé, lui, se confiant à son petit-fils, se justifiera en disant qu’il avait toujours été fidèle à Houphouët : « On m’a reproché d’avoir été trop dur, mais si je ne l’avais pas été, serions-nous encore au pouvoir ? »

Politiquement, l’affaire est close – Mockey sera réhabilité une dizaine d’années plus tard et nommé ministre de la Santé. Les cicatrices intimes, elles, perdurent. Francis N’Drin, le père de Philippe Yacé, en a longtemps voulu à son fils d’avoir préféré la loi du pouvoir aux liens du sang.

Marie-Ange Aka Adjo, la petite-fille de Jean-Baptiste Mockey, se souvient : « Mon grand-père était en prison lorsque ma mère est rentrée à Abidjan après avoir fini ses études. Francis N’Drin est alors allé la chercher à l’aéroport pour la conduire chez Philippe Yacé, son oncle. Il a dit à ce dernier : “Tu as mis son père en prison, maintenant tu t’en occupe !” ».

« Les plus jeunes générations tentent de faire fi des luttes passées », souligne Marie-Ange Aka Adjo. « On essaie de dépasser cela », ajoute celle qui a été candidate aux législatives à Jacqueville après le décès de Laurette Yacé, l’une des filles de Philippe, en 2021. Membre du bureau politique du PDCI, vice-présidente de la commission santé du parti, Marie-Ange Aka Adjo est une fine politicienne.

 

Réunions de famille

Elle a fait partie de l’équipe de campagne de son oncle, Jean-Marc-Yacé. Maire de Cocody depuis 2018, le fils de l’un des frères cadets de Philippe pourrait concourir en 2023 face à Yasmina Ouegnin, la fille de Georges… et donc sa nièce. Marie-Ange Aka Adjo se lancera-t-elle à son tour, à l’occasion des municipales de 2023 ? On l’a dite un temps intéressée par la conquête de Jacqueville. « J’y renonce car mon oncle, Patrick Yacé, et un cousin sont déjà intéressés. Je crois beaucoup en la famille », dit-elle désormais.

Un duel entre Yacé pourrait néanmoins avoir lieu dans le fief familial. Selon nos informations, Jil-Alexandre N’Dia, petit fils de Philippe Yacé, directeur général du groupe de média Weblogy, pourrait se présenter sous les couleurs du RHDP, le parti présidentiel, face à Patrick Yacé.

 

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Marie-Ange Aka Adjo lors d’un meeting

pendant les législatives de mars 2020. © Page Facebook / Marie Ange-Aka Adjo

 

 

La famille est tellement grande que ses membres ne se connaissent pas tous. « J’ai rencontré Laureen Kouassi-Olsson, la sœur de Marie-Ange, dans un cadre professionnel lorsqu’elle était encore chez Proparco [une antenne de l’Agence française de développement]. Elle était venue en mission à la NSIA. À la fin, elle est passée dans mon bureau et s’est présentée en disant que nous étions de la même famille », raconte Léonce Yacé, le directeur général de la banque.

TOUS ONT DES AGENDAS CHARGÉS. LEURS RETROUVAILLES N’EN SONT QUE PLUS PRÉCIEUSES

Tous sont néanmoins unanimes : « Notre famille sait faire preuve de solidarité dans les moments difficiles. » Les enterrements, par exemple, sont autant d’occasions de retrouvailles.

C’est en effet autour du caveau familial que Marie-Ange Aka Adjo entreprend un travail de mémoire. Elle tente de remonter l’arbre généalogique et envisage d’écrire un livre pour raconter l’histoire des Yacé. Elle conserve de nombreux souvenirs de Philippe Yacé, « celui qui a, malgré tout, réuni la famille ».

« On passait les week-ends, Pâques ou Noël chez lui. J’ai de beaux souvenirs avec mes cousins, à Jacqueville. On s’y retrouvait tous et on était tellement nombreux que, parfois, on étalait des matelas dans une grande pièce pour dormir. Philippe veillait à ce qu’on aille à la messe les dimanches. C’était très important pour lui », raconte-t-elle.

Tribu éparpillée

Depuis la mort du plus célèbres des Yacé, nul n’a réellement repris le flambeau et la tribu est éparpillée. La maison familiale, à Biétry, est occupée par Gabriel Yacé, le fils de Philippe. Après avoir été président du conseil régional des Grands Ponts et PDG de la Société africaine pour la promotion heveïcole et l’industrialisation du caoutchouc, il est sénateur.

À Biétry, les réunions de famille sont peu fréquentes. Les retrouvailles n’en sont que plus précieuses. Les agendas de tous les membres du clan étant très chargés, la date a été difficile à trouver. Finalement, elles auront lieu ce 6 mai 2022 : tous les Yacé doivent se retrouver dans un hôtel d’Abidjan, à l’occasion d’une fête de famille. Il y aura là tout ce que le pays compte de personnalités influentes : des responsables politiques, des grands patrons et même Miss Côte d’Ivoire, Olivia Yacé, la fille de Jean-Marc, qui a en outre été élue troisième plus belle femme du monde en mars dernier.