Niamey Niger

Une pédagogie d’éveil
par Josep Frigola M.Afr.

P. Josep Frigola à gauche

Burkina : genèse et création de l’homme 
C’était au début des années soixante-dix quand Marcel, âgé de plus de quarante ans, cultivateur du plateau mossi, m’a remis un jour un bout de papier écrit arraché du cahier de son fils écolier. Je vous le jure, cela a fait péter les plombs de mon émotion. Au bout de quelques séances d’alphabétisation en langue maternelle seulement, il a réussi à écrire correctement son désir le plus profond, ce qui à l’époque lui sortait des tripes : « Mam data tuumde » c’est-à-dire « Je veux / je cherche du travail ». Après s’être assuré que j’avais bien compris, il a éclaté de joie car il venait de s’épingler lui-même la grande médaille de la libération personnelle !

À partir de ce fait et avec de multiples expériences par la suite, j’ai mieux compris ce que sont l’épanouissement et la libération personnelle, ainsi que la valeur du sentiment d’appartenance à la société de ceux qui savent et peuvent y jouer un rôle. Se libérer et libérer, en interaction constante, me sont apparus comme la clé de voûte du processus éducatif pour les jeunes et les adultes.
En marchant, nous avons cheminé
P. Josep FrigolaAvec un confrère d’une mission voisine, nous venions juste d’entamer une expérience d’alphabétisation selon les principes pédagogiques de l’éducateur brésilien Paulo Freire. Nous avons essayé de réveiller toutes les forces libératrices et toutes les attentes que beaucoup de gens portaient en eux. Il fallait, coûte que coûte, qu’ils deviennent acteurs principaux de leur propre formation et qu’ils se mettent debout. Programme aussi exigeant pour eux que pour nous ! Le système éducatif traditionnel et le carcan des habitudes institutionnelles ne favorisaient pas la tâche.
Il est vrai qu’au seuil des indépendances, tous les pays africains avaient levé les bras au ciel devant le taux d’analphabétisme. Il fallait une stratégie d’alphabétisation de masse rapide, capable de suractiver le développement du pays. Les services officiels ad hoc ont commencé à fonctionner dans cette partie de l’Afrique en 1961-1962. Au début, la plupart des États ont osé consacrer une bonne partie de leur budget national à l’éducation de base. La conférence mondiale tenue à Téhéran en 1965 sous les auspices de l’Unesco avait préconisé une alphabétisation fonctionnelle des adultes en langues nationales. C’était déjà un grand pas. Mais cela concernait surtout les masses rurales adultes et le contenu des programmes ne visait que des aspects considérés utiles au développement : l’éducation civique, l’hygiène et la santé, les activités économiques rentables… La fonctionnalité se mettait davantage au service des promoteurs d’éducation ou d’un projet concret que des personnes en chair et en os, vivant une situation de vie bien déterminée.
Nous avons préféré changer de cap. Nous avons choisi de partir des centres d’intérêt réels et des besoins des gens qui désiraient être alphabétisés. Nous avons réalisé sondages et enquêtes. À titre d’exemple, je me rappelle avoir commencé les premières séances avec un groupe de jeunes qui faisait la navette Haute Volta – Côte d’Ivoire chaque année. Ils avaient choisi un thème générateur, plein d’espoir pour eux : « Mam data kut-weefo » c’est-à-dire « ¤Je veux avoir un vélo ». C’était en effet le grand rêve de l’époque : partir, travailler à fond, gagner assez d’argent, s’acheter un vélo tout neuf au retour et parcourir ensuite tous les marchés du coin pour épater les copains et les filles. En voilà un, un thème de vie !
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Le centre d'éducation de Doutchi.(créé en 2002)
L’alphabétisation qui déçoit
Ce qui était apparu comme une panacée pour permettre à tous les ignorants et aux exclus d’intégrer rapidement la société moderne, démocratique et évoluée a terriblement déçu tout le monde. Les résultats n’ont pas été concluants ni d’un point de vie quantitatif ni, encore moins, d’un point de vue qualitatif. Les différentes campagnes d’alphabétisation fonctionnelle de masse, appelées parfois « alpha-intensive » ou « alpha-commando », n’ont pas abouti à de meilleurs résultats. Nous continuons toujours de nous en remettre au fameux « renforcement des capacités » pour combler les trous. Ce constat a été fait non seulement en Afrique mais un peu partout dans le monde. Il n’y a pas lieu, ici, d’analyser les causes ni de présenter les nouvelles pistes et les approches novatrices. Par contre, il me semble très important de faire un plaidoyer pour que nous soyions davantage attentifs à quelques questionnements.
Les langues héritées de la colonisation sont devenues langues officielles et, à travers elles, les puissances occidentales ne cessent d’exercer une domination géopolitique et culturelle. Cela se fait, la plupart du temps, au détriment des langues locales ou nationales, même quand elles sont devenues langues véhiculaires pour de vastes régions. Malgré cela, tous les experts sont unanimes à dire qu’il est à la fois plus logique et plus efficace d’apprendre d’abord à lire et à écrire dans sa propre langue. Il faudra bien qu’un jour elles soient valorisées à leur juste mesure et que des programmes bilingues couvrent tous les cycles de l’éducation de base.
Pendant une longue période on s’est entêté à concevoir des programmes éducatifs destinés uniquement aux adultes ; les jeunes et, à plus forte raison, les adolescents, en étaient presque exclus. Quel gaspillage de force vitale et de capacité cognitive ! Puisque les jeunes ne jouent pas encore une fonction dans la société et qu’ils n’ont pas un travail rémunéré, ils restent, la plupart du temps, exclus des programmes d’éducation non formelle. Il s’avère urgent de renverser cette tendance et de leur accorder la priorité.
Le Forum international sur l’éducation non formelle qui a eu lieu à Niamey en janvier 2007 a mis le doigt sur la plaie qu’est le manque de volonté politique à ce niveau. Les pays de l’Afrique de l’Ouest ne consacrent même pas 1 % de leur maigre budget éducatif national à l’éducation de base non formelle. Cela semble une copie assez conforme de la proportion des nantis et des défavorisés dans le monde : 80 % de la population ne dispose que de 20 % des ressources et, dans ce cas, à l’intérieur d’un pays, 60 ou 80 % d’analphabètes ne reçoivent qu’une subvention de misère pour leur éducation.
Niger : la langue haoussa
Après un long séjour en Haute Volta, j’ai été nommé au Niger. J’étais prêt à poursuivre l’aventure dans la mesure où je connaîtrais convenablement la nouvelle langue. Au préalable, j’avais eu la chance de faire une année d’études de linguistique haoussa aux Langues O de la Sorbonne. Selon le dicton bien connu « Le borgne est roi au pays des aveugles ». Dès le début on m’a donc demandé d’organiser des cours et un stage de formation intensive pour l’apprentissage de cette langue. Les confrères et d’autres missionnaires y ont participé. Malheureusement, l’extrême mobilité du personnel, la difficulté de l’apprentissage d’une telle langue et, je crois aussi, la diminution du zèle d’insertion culturelle dans un milieu déterminé ont rendu ce travail presque aussi pénible que de prêcher dans le désert. Au mois de mars de cette année nous avons clôturé le 14e stage effectué depuis notre arrivée au Niger. Nous étions deux professeurs (le titulaire et le moniteur) pour deux jeunes confrères élèves !
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Rencontre d’animateurs à Maradi. Apprendre « à lire et à écrire sa vie ».
L’éducation de base non formelle
L’éducation de base non formelle ou, si vous voulez, ce qui concerne plus particulièrement l’alphabétisation de jeunes et adultes, la promotion féminine et la récupération des déscolarisés a pris une ampleur inimaginable. D’essai en essai et d’expérience en expérience l’approche conscientisante et intégrale s’est enrichie et consolidée. Nous avons osé la baptiser en lui donnant le nom de Waye Kai, ce qui veut dire éveil et réveil à la fois. Le programme d’alphabétisation et de bibliothèques de la CADEV, l’ONG de solidarité et de développement de l’Église catholique au Niger (la Caritas) , est reconnue officiellement. C’est à travers ce programme que nos activités de réveil se sont répandues à travers tout le pays.
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Animatrices ou ‘apprenantes’, les femmes sont présentes dans les centres.
Le cycle complet comporte six niveaux ou six campagnes d’éducation qui durent chacune de 5 à 7 mois. Les trois premières se font en langue maternelle ou langue du milieu et les trois autres sont destinées à l’apprentissage du français, comme langue seconde. Les plus courageux peuvent aller jusqu’à l’obtention du certificat d’études primaires. Au-delà de l’étude de la langue qui véhicule l’acquisition de nouvelles connaissances, le programme comporte l’étude des maths et celui des sciences naturelles et sociales dans la mesure où ces matières sont d’intérêt et utiles dans la vie des apprenants. Actuellement, nous travaillons en cinq langues nationales et en français. Au cours de la campagne 2005-2006, nous avons enregistré et suivi environ 250 groupes qui totalisaient près de 3 000 apprenants.
Il va sans dire que tout ne marche pas comme sur des roulettes. Par manque de soutien économique et d’une politique cohérente, nous devrons sacrifier la quantité en faveur de la qualité et réduire aussi l’étendue du rayon d’action pour nous concentrer sur les régions moins favorisées par le gouvernement ou par d’autres institutions. Deux centres socio-éducatifs sous la mouvance Waye Kai exercent un rôle de pilotage et se consacrent à la formation de formateurs. Il s’agit de Birnin Konni, créé en 1995 et de Dogondoutchi, créé en 2002. Le premier « fait des merveilles » écrit l’hebdomadaire Le Républicain du 7 février 2007. Des adultes de 25 à 45 ans parviennent à obtenir le certificat d’études primaires au bout de leur cycle d’éducation de base non formelle. En effet, cela a été une première au Niger et leur a valu un Témoignage de satisfaction de la part du Gouverneur.
Et… la Mission en tout cela ?
Je m’en voudrais de finir de raconter toute cette expérience sans évoquer les convictions intérieures qui me poussent à la poursuivre. Il me semble important de répéter à temps et à contretemps qu’éduquer est une tâche primordiale à tous les niveaux. Si nous croyons à une transformation positive de la société, il est toujours nécessaire d’écouter Nelson Mandela quand il dit : «L’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde ». Mais, voici que certains d’entre nous ne se sentent pas tout à fait à l’aise et continuent de se poser des questions : « Est-ce vraiment une activité missionnaire ? » Autrement dit : « Est-ce une tâche d’évangélisation ? » À mon avis, ce serait bien dommage d’avoir été avides de réaliser des tâches initiales pendant un bon moment et de passer à côté de l’un des droits le plus fondamentaux de toute personne. Actuellement, nous parlons plutôt d’atteindre les zones de fracture sociale ; allons-nous passer à côté de cet abîme immense qu’est l’analphabétisme, le royaume des laissés pour compte parce qu’ils sont considérés comme ignorants ?
Dans l’unique Mission où nous sommes tous plongés, il restera toujours vrai que « la gloire de Dieu, c’est l’homme debout ». Le dédoublement du seul commandement d’amour exige de nous de veiller sans cesse au développement intégral de toute personne. Paulo Freire, un chrétien convaincu, a dit en 1971 : « Vous devez avoir, au départ, foi en l’homme, en sa capacité de création et de changement. Il vous faut aimer. »