En 1958, à 19 ans, je me trouvais diplômé en horticulture et muni d’une formation commerciale-comptable, tout à fait prêt à me construire un avenir radieux dans mon pays entouré de ma famille et de mes amis.

Le 1er juillet de la même année je franchissais le seuil de la maison de formation des Pères Blancs à Esch en Hollande. C’était pour moi un choix définitif, après mûre réflexion devant le Saint Sacrement et en dialogue continuel avec le vicaire de ma paroisse natale Saint Vitus.

Ce choix fut pour moi si définitif que je ne célèbre pas tant mon serment missionnaire que cette date du 1er juillet 1958. Ma paroisse reste mon point d’ancrage et de référence. J’y retourne régulièrement et mes liens avec elle restent forts. C’est l’Église locale, en quelque sorte, qui m’a envoyé en mission et qui continue à me soutenir par sa prière et son accueil durant mes congés.

Ce choix radical, et quelque part douloureux, a signifié pour moi le début d’une aventure bouleversante avec Jésus, qui encore aujourd’hui me coupe le souffle. Un peu comme Saul qui fut jeté de son cheval pour devenir Paul, l’ardent apôtre du Seigneur.
En juillet 1964, ma formation missionnaire terminée, j’avais hâte de partir en mission en Afrique, pas tellement pour y prêcher la conversion, mais pour participer au développement des pays devenus juste indépendants.

Quelle fut ma déception lorsque je reçus ma 1ère nomination : staff du petit séminaire des Pères Blancs à Santpoort en Hollande. J’y arrivais en trainant vraiment les pieds ! Tout en moi s’y opposait. Je me sentais comme un migrant qui revient chez lui avec honte, n’ayant pas pu réaliser son rêve !

En 1969 on ferma le petit séminaire. Une aubaine pour moi, je pouvais enfin partir en Afrique. On me demanda mes préférences. J’avais rencontré des Algériens pendant ma période de formation en France, dans un patronage, où musulmans et chrétiens s’amusaient ensemble sans le moindre problème, je demandais à partir en Algérie !

C’est donc avec joie que, le 23 septembre 1969, je débarquais au port d’Alger la Blanche. Avec ma 4 L, je pris aussitôt la route pour me rendre au célèbre village du non moins célèbre écrivain Mouloud Mammeri : Béni – Yenni. J’y fus nommé professeur d’anglais, puis directeur à la fin de l’année. Les confrères m’accueillirent d’abord avec un peu de méfiance car j’avais deux grands défauts : je n’étais pas français et je n’étais « qu’un frère ». On me conseilla même de ne pas me faire appeler « frère » mais « père » afin d’asseoir plus facilement mon autorité. Quant aux élèves ils me firent très vite savoir qu’ils parlaient mieux français que moi et qu’ils n’avaient nullement besoin d’un Hollandais pour apprendre cette langue ou même l’anglais.

Un début, donc, pas des plus faciles. Mais je restais calme et au bout de quelque temps, je me suis senti accepté et considéré au collège comme « faisant partie des meubles ». La région et ses habitants me plaisaient beaucoup, et je me donnais avec force et conviction à ma double fonction de professeur d’anglais et de directeur. Les rencontres sympathiques avec les autorités locales furent souvent des occasions intéressantes d’échanges au niveau du développement local et quelques fois même au niveau spirituel. Un professeur algérien nous fut gratuitement affecté par l’Académie.


Fr. Jan avec des élèves handicapés auditifs à Maison-Carrée.

Tout allait pour le mieux… jusqu’à l’assassinat du pauvre père Roger en 1972. Cet évènement nous jeta tous dans le désarroi, comme aussi la population locale. De nombreux amis et responsables, dont le préfet de la région lui-même, me présentèrent leurs sincères condoléances. Des inspecteurs d’académie de Tizi- Ouzou me prirent même dans leurs bras pour me consoler.

En juin 1976, ce fut la nationalisation de toutes les écoles privées en Algérie, cette mesure ne visait pas à priori les écoles chrétiennes, mais surtout les instituts privés lucratifs qui commençaient à fleurir un peu partout.

On reçut une délégation, présidée par le maire du village, chargée de procéder à cette nationalisation. Tous les membres de la dite commission étaient des anciens élèves des pères, et ils étaient fort gênés d’exécuter un ordre pareil ! En bons diplomates ils ont su habiller « l’affaire » en organisant d’abord un bon repas jovial au collège avec un discours au dessert, remerciant chaudement les sœurs et les pères pour le travail accompli et demandant aux pères et sœurs de rester provisoirement à leurs postes ! C’est ainsi que nous avons pu continuer à fonctionner « illégalement » jusqu’à la fin du 1er trimestre de l’année scolaire suivante.

En 1976, je partis pour Rome, étudier la langue arabe et la religion musulmane à l’Institut Pontifical d’Études Arabes. Pas facile, après douze années de vie très active, de reprendre le chemin de l’école. Il me fallut quelques mois pour m’y habituer, d’autant plus que ces années ne s’étaient pas déroulées en milieu « arabisant ». Mais, au bout de quelques mois, avec des efforts, encore possibles à cet âge, j’arrivais à suivre et à prendre goût à ma vie romaine.

Étudiants, nous logions au 3ème étage de la maison généralice des Pères Blancs, via Aurelia. Les « permanents » de la Société logeaient au 2ème. Un jour le Supérieur général reçut une lettre d’un confrère du 2ème dénonçant un père du 3ème qui ne disait jamais la messe et qu’il fallait absolument le réprimander ! Le rire du Supérieur général qui, après enquête, découvrait qu’il s’agissait du frère que j’étais ! Évidemment il était rare de trouver « un frère-Père Blanc » parmi les étudiants.

À la fin du séjour à Rome il fallut penser à ma réinsertion en Algérie. Il me faudrait une nouvelle qualification. Ayant pris conseil auprès de plusieurs amis, j’optais pour une formation de « Maître Spécialisé pour Handicapés Auditifs » dans un Institut d’État Algérien. Grâce au soutien d’anciens élèves de Beni-Yenni, j’ai passé le concours d’entrée et fait deux ans de formation. Avec mon diplôme d’État, je fus affecté à l’École de Jeunes Sourds à Maison-Carrée. C’était l’ancienne Maison Mère de la Société. C’est ainsi que j’ai été le dernier Père Blanc à y travailler jusqu’en 2006.

Pendant plus de 30 ans, j’ai donc exercé la fonction de professeur de sourds et muets en classes de primaire et de secondaire. Les élèves y passaient l’examen d’entrée en 6ème, en 5ème, puis le BEPC et finalement le Bac : des efforts énormes de la part des élèves, mais aussi de ma part. Il m’arrivait d’assurer plus de 35 heures de cours par semaine. La réussite aux examens rendait les parents, les élèves et leur professeur très heureux, d’autant plus que ces diplômes facilitaient aux élèves l’entrée dans le monde du travail.

À partir des années 1990, le terrorisme commença à faire des ravages dans le pays. À l’école des sourds je bénéficiais d’un garde du corps spécialement affecté par l’État pour veiller à ma sécurité. L’assassinat de milliers d’Algériens et d’une vingtaine de religieux et religieuses ont marqué la vie de tous, mais de nombreuses amitiés se sont approfondies et affermies. À chaque acte grave de terrorisme, nous prenions ensemble en tant qu’Église la décision de rester ou pas. Il fallait faire preuve de courage et de fidélité, ancrés dans une foi solide. Cela fait honneur à l’Église ainsi qu’à tous les musulmans qui ont, eux aussi, su faire face aux dangers qui les guettaient.

Bien que très pris à l’école, je me suis engagé dans une association interconfessionnelle (catholiques, protestants et musulmans) qui s’occupe d’Algériens en difficulté et de migrants et réfugiés subsahariens, dont j’ai accepté la direction.

Retraité de l’enseignement depuis 2006, il me reste dorénavant plus de temps à donner à l’association, mais aussi à certaines fonctions exercées au sein de l’archidiocèse d’Alger et de la province “P.B.”du Maghreb.

En conclusion je pourrais dire que dans toutes mes fonctions je ne me suis jamais senti « frère » mais plutôt « Père Blanc » et surtout « Missionnaire d’Afrique .» Dans ma vie j’ai rencontré des hommes et des femmes qui m’ont spirituellement enrichi, qui m’ont aidé aussi à faire vivre d’autres et qui m’ont fait confiance.

Dans les écoles avec des collègues musulmans, et surtout avec les handicapés sourds, j’ai tâché de répondre à leurs multiples aspirations pour devenir des hommes et des femmes « complets », debout. Avec les réfugiés, les demandeurs d’asile, les migrants, dans une équipe mixte, chrétienne –musulmane, je tâche de me tenir à leurs côtés et de les encourager à relever le défi d’être des êtres humains

J’ai exercé certaines fonctions dans les structures de l’Église et de la Société : je remercie les évêques, les prêtres, les sœurs et les laïcs qui m’ont fait confiance, qui m’ont accueilli et guidé. Ma vocation de « Missionnaire d’Afrique » m’a permis tout cela. Pas besoin pour moi d’affirmer mon « état de frère » mais plutôt celui d’avoir été appelé par Dieu, et qui a du mal à Lui rester fidèle. Cela a été et reste un défi. Comme le scandait la foule à l’enterrement de nos quatre confrères assassinés à Tizi-Ouzou : « C’était des hommes de Dieu. » C’est cela notre vocation.

Alger, le 10 janvier 2016